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Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir)
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XII

LE VIN D’ANJOU

Après des nouvelles presque désespérées du roi, le bruit de sa convalescence commençait à se répandre dans le camp; et comme il avait grande hâte d’arriver en personne au siège, on disait qu’aussitôt qu’il pourrait remonter à cheval, il se remettrait en route.

Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d’un jour à l’autre, il allait être remplacé dans son commandement, soit par le duc d’Angoulême, soit par Bassompierre ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement, faisait peu de chose, perdait ses journées en tâtonnements, et n’osait risquer quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l’île de Ré, où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint-Martin et le fort de la Prée, tandis que, de leur côté, les Français assiégeaient La Rochelle.

D’Artagnan, comme nous l’avons dit, était redevenu plus tranquille; il ne lui restait qu’une inquiétude, c’était de n’apprendre aucune nouvelle de ses amis.

Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut expliqué par cette lettre, datée de Villeroi:

«Monsieur d’Artagnan,

»MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonne partie chez moi, et s’être égayés beaucoup, ont mené si grand bruit, que le prévôt du château, homme très rigide, les a consignés pour quelques jours; mais j’accomplis les ordres qu’ils m’ont donnés, de vous envoyer douze bouteilles de mon vin d’Anjou, dont ils ont fait grand cas: ils veulent que vous buviez à leur santé avec leur vin favori.

»Je l’ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect,

»Votre serviteur très humble et très obéissant

»GODEAU,

»Hôtelier de messieurs les mousquetaires.»

–A la bonne heure! s’écria d’Artagnan, ils pensent à moi dans leurs plaisirs comme je pensais à eux dans mon ennui: bien certainement que je boirai à leur santé et de grand cœur; mais je ne boirai pas seul.

Et d’Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait plus amitié qu’avec les autres, afin de les inviter à boire avec lui le charmant petit vin d’Anjou qui venait d’arriver de Villeroi.

L’un des deux gardes était invité pour le soir même, et l’autre invité pour le lendemain; la réunion fut donc fixée au surlendemain.

D’Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin à la buvette des gardes, en recommandant qu’on les lui gardât avec soin; puis, le jour de la solennité, comme le dîner était fixé pour l’heure de midi, d’Artagnan envoya, dès neuf heures, Planchet pour tout préparer.

Planchet, tout fier d’être élevé à la dignité de maître d’hôtel, songea à tout apprêter en homme intelligent; à cet effet, il s’adjoignit le valet d’un des convives de son maître, nommé Fourreau, et ce faux soldat qui avait voulu tuer d’Artagnan, et qui, n’appartenant à aucun corps, était entré au service de d’Artagnan, ou plutôt à celui de Planchet, depuis que d’Artagnan lui avait sauvé la vie.

L’heure du festin venue, les deux convives arrivèrent, prirent place, et les mets s’alignèrent sur la table. Planchet servait la serviette au bras; Fourreau débouchait les bouteilles, et Brisemont, c’était le nom du convalescent, transvasait dans des carafons de verre le vin, qui paraissait avoir déposé par les secousses de la route. De ce vin, la première bouteille était un peu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre et d’Artagnan lui permit de la boire: car le pauvre diable n’avait pas encore beaucoup de forces.

Les convives, après avoir mangé le potage, allaient porter le premier verre à leurs lèvres, lorsque tout à coup le canon retentit au fort Louis et au fort Neuf; aussitôt les gardes, croyant qu’il s’agissait de quelque attaque imprévue, soit des assiégés, soit des Anglais, sautèrent sur leurs épées; d’Artagnan, non moins leste qu’eux, fit comme eux, et tous trois sortirent en courant, afin de se rendre à leurs postes.

Mais à peine furent-ils hors de la buvette, qu’ils se trouvèrent fixés sur la cause de ce grand bruit; les cris de «Vive le roi! Vive monsieur le cardinal!» retentissaient de tous côtés, et les tambours battaient dans toutes les directions.

En effet, le roi, impatient comme on l’avait dit, venait de doubler deux étapes, et arrivait à l’instant même avec toute sa maison et un renfort de dix mille hommes de troupes; ses mousquetaires le précédaient et le suivaient. D’Artagnan, placé en haie avec sa compagnie, salua d’un geste expressif ses amis, qu’il suivait des yeux, et M. de Tréville, qui le reconnut tout d’abord.

La cérémonie de réception achevée, les quatre amis furent bientôt dans les bras l’un de l’autre.

–Pardieu! s’écria d’Artagnan, il n’est pas possible de mieux arriver, et les viandes n’auront pas encore eu le temps de refroidir! n’est-ce pas, messieurs? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu’il présenta à ses amis.

–Ah! ah! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.

–J’espère, dit Aramis, qu’il n’y a pas de femmes à votre dîner!

–Est-ce qu’il y a du vin potable dans votre bicoque? demanda Athos.

–Mais, pardieu! il y a le vôtre, cher ami, répondit d’Artagnan.

–Notre vin? fit Athos étonné.

–Oui, celui que vous m’avez envoyé.

–Nous vous avons envoyé du vin?

–Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d’Anjou?

–Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.

–Le vin que vous préférez.

–Sans doute, quand je n’ai ni champagne ni chambertin.

–Eh bien! à défaut de champagne et de chambertin, vous vous contenterez de celui-là.

–Nous avons donc fait venir du vin d’Anjou, gourmet que nous sommes? dit Porthos.

–Mais non, c’est le vin qu’on m’a envoyé de votre part.

–De notre part? firent les trois mousquetaires.

–Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin?

–Non, et vous, Porthos?

–Non, et vous, Athos?

–Non.

–Si ce n’est pas vous, dit d’Artagnan, c’est votre hôtelier.

–Notre hôtelier?

–Eh oui! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des mousquetaires.

–Ma foi, qu’il vienne d’où il voudra, n’importe, dit Porthos, goûtons-le, et, s’il est bon, buvons-le.

–Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.

–Vous avez raison, Athos, dit d’Artagnan. Personne de vous n’a chargé l’hôtelier Godeau de m’envoyer du vin?

–Non! et cependant il vous en a envoyé de notre part?

–Voici la lettre! dit d’Artagnan.

Et il présenta le billet à ses camarades.

–Ce n’est pas son écriture! dit Athos, je la connais; c’est moi qui, avant de partir, ai réglé les comptes de la communauté.

–Fausse lettre, dit Porthos; nous n’avons pas été consignés.

–D’Artagnan, dit Aramis d’un ton de reproche, comment avez-vous pu croire que nous avions fait du bruit?...

D’Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres.

–Tu m’effrayes, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes occasions, qu’est-il donc arrivé?

–Courons, courons, mes amis! s’écria d’Artagnan, un horrible soupçon me traverse l’esprit! serait-ce encore une vengeance de cette femme?

Ce fut Athos qui pâlit à son tour.

D’Artagnan s’élança vers la buvette, les trois mousquetaires et les deux gardes le suivirent.

Le premier objet qui frappa la vue de d’Artagnan, en entrant dans la salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et se roulant dans d’atroces convulsions.

Planchet et Fourreau, pâles comme des morts, essayaient de lui porter secours; mais il était évident que tout secours était inutile: tous les traits du moribond étaient crispés par l’agonie.

–Ah! s’écria-t-il en apercevant d’Artagnan, ah! c’est affreux, vous avez l’air de me faire grâce et vous m’empoisonnez!

–Moi! s’écria d’Artagnan, moi, malheureux! mais que dis-tu donc là?

–Je dis que c’est vous qui m’avez donné ce vin, je dis que c’est vous qui m’avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous venger de moi, je dis que c’est affreux!

–N’en croyez rien, Brisemont, dit d’Artagnan, n’en croyez rien; je vous jure, je vous atteste...

–Oh! mais, Dieu est là! Dieu vous punira! mon Dieu! qu’il souffre un jour ce que je souffre!

–Sur l’Évangile, s’écria d’Artagnan en se précipitant vers le moribond, je vous jure que j’ignorais que ce vin fût empoisonné et que j’allais en boire comme vous.

–Je ne vous crois pas, dit le soldat.

Et il expira dans un redoublement de tortures.

–Affreux! affreux! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les bouteilles et qu’Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu’on allât chercher un confesseur.

–O mes amis! dit d’Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver la vie, non seulement à moi, mais à ces messieurs. Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux gardes, je vous demanderai le silence sur toute cette aventure; de grands personnages pourraient avoir trempé dans ce que vous avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.

–Ah, monsieur! balbutiait Planchet plus mort que vif; ah, monsieur! que je l’ai échappé belle!

–Comment, drôle, s’écria d’Artagnan, tu allais donc boire mon vin?

–A la santé du roi, monsieur; j’allais en boire un pauvre verre, si Fourreau ne m’avait pas dit qu’on m’appelait.

–Hélas! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, je voulais l’éloigner pour boire tout seul!

–Messieurs, dit d’Artagnan en s’adressant aux gardes, vous comprenez qu’un pareil festin ne pourrait être que fort triste après ce qui vient de se passer; ainsi recevez toutes mes excuses et remettez la partie à un autre jour, je vous prie.

Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses de d’Artagnan, et, comprenant que les quatre amis désiraient demeurer seuls, ils se retirèrent.

Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans témoins, ils se regardèrent d’un air qui voulait dire que chacun comprenait la gravité de la situation.

–D’abord, dit Athos, sortons de cette chambre; c’est mauvaise compagnie qu’un mort, mort de mort violente.

–Planchet, dit d’Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre diable. Qu’il soit enterré en terre sainte. Il avait commis un crime, c’est vrai, mais il s’en est repenti.

Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant à Planchet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires à Brisemont.

L’hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur servit des œufs à la coque et de l’eau, qu’Athos alla puiser lui-même à la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.

–Eh bien! dit d’Artagnan à Athos, vous le voyez, cher ami, c’est une guerre à mort.

Athos secoua la tête.

–Le fait est qu’on ne peut rester ainsi avec une épée éternellement suspendue au-dessus de sa tête, dit-il, et qu’il faut sortir de cette situation.

–Mais comment?

–Écoutez, tâchez de la rejoindre et d’avoir une explication avec elle; dites-lui: La paix ou la guerre! ma parole de gentilhomme de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre vous; de votre côté, serment solennel de rester neutre à mon égard: sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j’ameute la cour contre vous, je vous dénonce comme flétrie, je vous fais mettre en jugement, et si l’on vous absout, eh bien! je vous tue, foi de gentilhomme! au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragé.

–J’aime assez ce moyen, dit d’Artagnan, mais où la joindre?

–Le temps, cher ami, le temps amène l’occasion, l’occasion c’est la martingale de l’homme: plus on a engagé, plus on gagne quand on sait attendre.

–Oui, mais attendre entouré d’assassins et d’empoisonneurs...

–Bah! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu’à présent, Dieu nous gardera encore.

–Oui, nous; nous d’ailleurs, nous sommes des hommes, et, à tout prendre, c’est notre état de risquer notre vie: mais elle! ajouta-t-il à demi-voix.

–Qui, elle? demanda Athos.

–Constance.

–Madame Bonacieux! ah! c’est juste, fit Athos; pauvre ami! j’oubliais!

–Eh bien! mais, dit Aramis, n’avez-vous pas vu par la lettre même que vous avez trouvée sur le misérable mort qu’elle était dans un couvent? On est très bien dans un couvent, et aussitôt le siège de La Rochelle terminé, je vous promets que pour mon compte...

–Il paraît qu’il y a longtemps qu’il n’a reçu des nouvelles de sa maîtresse, dit tout bas Athos; mais ne faites pas attention, nous connaissons cela.

–Eh bien! dit Porthos, il me semble qu’il y aurait un moyen simple.

–Lequel? demanda d’Artagnan.

–Elle est dans un couvent, dites-vous? reprit Porthos.

–Oui.

–Eh bien! aussitôt le siège fini, nous l’enlevons de ce couvent.

–Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.

–C’est juste, dit Porthos.

–Mais j’y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher d’Artagnan, que c’est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle?

–Oui, je le crois, du moins.

–Eh bien! mais Porthos nous aidera là dedans.

–Et comment cela, s’il vous plaît?

–Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse, elle doit avoir le bras long.

–Chut! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.

–Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d’en avoir des nouvelles.

–Vous, Aramis, s’écrièrent les trois amis, vous, et comment cela?

–Par l’aumônier de la reine, avec lequel je suis fort lié...

Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir le soir même: d’Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient à faire préparer leur logis.






XIII

L’AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE

Cependant, à peine arrivé, le roi, qui avait si grande hâte de se trouver en face de l’ennemi, et qui, à meilleur droit que le cardinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions, d’abord pour chasser les Anglais de l’île de Ré, ensuite pour presser le siège de La Rochelle; mais, malgré lui, il fut retardé par les dissensions qui éclatèrent entre MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc d’Angoulême.

MM. de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux de France, et réclamaient leur droit de commander l’armée sous les ordres du roi; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre, huguenot au fond du cœur, ne pressât faiblement les Anglais et les Rochelais, ses frères en religion, poussait au contraire le duc d’Angoulême, que le roi, à son instigation, avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l’armée, on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier: Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis La Leu jusqu’à Dompierre; le duc d’Angoulême à l’est, depuis Dompierre jusqu’à Périgny; et M. de Schomberg au midi, depuis Périgny jusqu’à Angoutin.

Le logis de Monsieur était à Dompierre.

Le logis du roi était tantôt à Étré, tantôt à La Jarrie.

Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.

De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre; le roi, le duc d’Angoulême; et le cardinal, M. de Schomberg.

Aussitôt cette organisation établie, on s’était occupé de chasser les Anglais de l’île.

La conjoncture était favorable: les Anglais, qui ont, avant toute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats, ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp; de plus, la mer, fort mauvaise à cette époque de l’année sur toutes les côtes de l’Océan, mettait tous les jours quelque bâtiment à mal, et la plage, depuis la pointe de l’Aiguillon jusqu’à la tranchée, était littéralement, à chaque marée, couverte de débris de pinasses, de roberges et de felouques; il en résultait que, même les gens du roi se tinssent-ils dans leur camp, il était évident qu’un jour ou l’autre Buckingham, qui ne demeurait dans l’île de Ré que par entêtement, serait obligé de lever le siège. Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans le camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu’il fallait en finir et donna les ordres nécessaires pour une affaire décisive.

Notre intention n’étant pas de faire un journal du siège, mais au contraire de n’en rapporter que les événements qui ont trait à l’histoire que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que l’entreprise réussit au grand étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, repoussés pied à pied, battus dans toutes les rencontres, écrasés au passage de l’île de Loix, furent obligés de se rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille hommes, parmi lesquels cinq colonels, trois lieutenants-colonels, deux cent cinquante capitaines et vingt gentilshommes de qualité, quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui furent apportés à Paris par Claude de Saint-Simon, et suspendus en grande pompe aux voûtes de Notre-Dame.

Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répercutèrent par toute la France. Le cardinal resta donc maître de poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément, rien à craindre de la part des Anglais.

Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait été pris, et l’on avait acquis la preuve qu’une ligue existait entre l’Empire, l’Espagne, l’Angleterre et la Lorraine. Cette ligue était dirigée contre la France. De plus, dans le logis de Buckingham, qu’il avait été forcé d’abandonner plus précipitamment qu’il ne l’avait cru, on avait trouvé des papiers qui confirmaient le fait de cette ligue, et qui, à ce qu’assure M. le cardinal dans ses Mémoires, compromettaient fort madame de Chevreuse, et par conséquent la reine.

C’était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, car on n’est pas ministre absolu sans être responsable; aussi toutes les ressources de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s’élevait dans un des grands royaumes de l’Europe.

Le cardinal connaissait l’activité et surtout la haine de Buckingham; si la ligue qui menaçait la France triomphait, toute son influence disparaissait: la politique espagnole et la politique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabinet du Louvre, où elles n’avaient encore que des partisans; lui, Richelieu, le ministre français, le ministre national par excellence, était donc perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant comme un enfant, le haïssait comme un enfant hait son maître, l’abandonnait aux vengeances particulières de Monsieur et de la reine; mais sa perte était peut-être celle de la France. Il fallait parer à tout cela.

Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison du pont de La Pierre, où le cardinal avait établi sa résidence. C’étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu’il était facile de reconnaître qu’ils appartenaient surtout à l’Église militante; des femmes un peu gênées dans leurs costumes de pages, et dont les larges trousses ne pouvaient entièrement dissimuler les formes arrondies; enfin des paysans aux mains noircies, mais à la jambe fine, et qui sentaient l’homme de qualité à une lieue à la ronde. Puis encore d’autres visites moins agréables, car deux ou trois fois le bruit se répandit que le cardinal avait failli être assassiné.

Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient que c’était elle-même qui mettait en campagne des assassins maladroits, afin d’avoir, le cas échéant, le droit d’user de représailles; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres ni à ce que disent leurs ennemis. Ce qui n’empêchait pas, au reste, le cardinal, à qui ses plus acharnés détracteurs n’ont jamais contesté la bravoure personnelle, de faire force courses nocturnes, tantôt pour communiquer au duc d’Angoulême des ordres importants, tantôt pour aller se concerter avec le roi, tantôt pour conférer avec quelque messager qu’il ne voulait pas qu’on laissât entrer chez lui.

De leur côté les mousquetaires, qui n’avaient pas grand’chose à faire au siège, n’étaient pas tenus sévèrement et menaient joyeuse vie. Cela leur était d’autant plus facile, à nos trois compagnons surtout, qu’étant des amis de M. de Tréville, ils obtenaient facilement de lui de s’attarder et de rester après la fermeture du camp avec des permissions particulières.

Or, un soir que d’Artagnan, qui était de tranchée, n’avait pu les accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur leurs chevaux de bataille, enveloppés de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous trois d’une buvette qu’Athos avait découverte deux jours auparavant sur la route de La Jarrie, et qu’on appelait le Colombier-Rouge. Ils suivaient le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs gardes, comme nous l’avons dit, de peur d’embuscade, lorsque à un quart de lieue à peu près du village de Boinar ils crurent entendre le pas d’une cavalcade qui venait à eux; aussitôt tous trois s’arrêtèrent, serrés l’un contre l’autre, et attendirent, tenant le milieu de la route. Au bout d’un instant, et comme la lune sortait justement d’un nuage, ils virent apparaître au détour d’un chemin deux cavaliers qui, en les apercevant, s’arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer s’ils devaient continuer leur route ou retourner en arrière. Cette hésitation donna quelques soupçons aux trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme:

–Qui vive?

–Qui vive vous-même? répondit un de ces deux cavaliers.

–Ce n’est pas répondre, cela! dit Athos. Qui vive? Répondez, ou nous chargeons.

–Prenez garde à ce que vous allez faire, messieurs! dit alors une voix vibrante qui paraissait avoir l’habitude du commandement.

–C’est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit, dit Athos; que voulez-vous faire, messieurs?

–Qui êtes-vous? dit la même voix du même ton de commandement; répondez à votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre désobéissance.

–Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui qui les interrogeait en avait le droit.

–Quelle compagnie?

–Compagnie de Tréville.

–Avancez à l’ordre, et venez me rendre compte de ce que vous faites ici, à cette heure.

Les trois compagnons s’avancèrent, l’oreille un peu basse, car tous trois maintenant étaient convaincus qu’ils avaient affaire à plus fort qu’eux, laissant, au reste, à Athos le soin de porter la parole.

Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu, était à dix pas en avant de son compagnon; Athos fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière, et s’avança seul.

–Pardon, mon officier! dit Athos; mais nous ignorions à qui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.

–Votre nom? dit l’officier, qui se couvrait une partie du visage avec son manteau.

–Mais vous-même, monsieur, dit Athos, qui commençait à se révolter contre cette inquisition; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez le droit de m’interroger.

–Votre nom? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber son manteau de manière à avoir le visage découvert.

–Monsieur le cardinal! s’écria le mousquetaire stupéfait.

–Votre nom? reprit pour la troisième fois Son Éminence.

–Athos, dit le mousquetaire.

Le cardinal fit un signe à l’écuyer, qui se rapprocha.

–Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix basse, je ne veux pas qu’on sache que je suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous serons sûrs qu’ils ne le diront à personne.

–Nous sommes gentilshommes, monseigneur, dit Athos; demandez-nous donc notre parole et ne vous inquiétez de rien. Dieu merci! nous savons garder un secret.


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