Текст книги "Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir)"
Автор книги: Alexandre Dumas
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Зарубежная классика
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Et milady tendit ses bras à madame Bonacieux, qui, toute convaincue par ce qu’elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu’un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amie sincère et dévouée.
–Oh! pardonnez-moi! s’écria-t-elle en se laissant aller sur son épaule, je l’aime tant!
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si les forces de milady eussent été à la hauteur de sa haine, madame Bonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l’étouffer, elle lui sourit.
–O chère belle! chère bonne petite! dit milady, que je suis heureuse de vous voir! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots, elle la dévorait effectivement du regard. Oui. c’est bien vous. Ah! d’après ce qu’il m’a dit, je vous reconnais à cette heure, je vous reconnais parfaitement.
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait d’affreusement cruel derrière le rempart de ce front pur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l’intérêt et de la compassion.
–Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit madame Bonacieux, puisqu’il vous a dit ce qu’il souffrait: mais souffrir pour lui, c’est du bonheur.
Milady reprit machinalement:
–Oui, c’est du bonheur.
Elle pensait à autre chose.
–Et puis, continua madame Bonacieux, mon supplice touche à son terme: demain, ce soir peut-être, je le reverrai, et alors le passé n’existera plus.
–Ce soir? demain? s’écria milady tirée de sa rêverie par ces paroles, que voulez-vous dire? attendez-vous quelque nouvelle de lui?
–Je l’attends lui-même.
–Lui-même; d’Artagnan, ici!
–Lui-même.
–Mais, c’est impossible! il est au siège de La Rochelle avec le cardinal; il ne reviendra qu’après la prise de la ville.
–Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu’il y a quelque chose d’impossible à mon d’Artagnan, le noble et loyal gentilhomme?
–Oh! je ne puis vous croire!
–Eh bien! lisez donc! dit, dans l’excès de son orgueil et de sa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une lettre à milady.
–L’écriture de madame de Chevreuse! se dit en elle-même milady. Ah! j’étais bien sûre qu’ils avaient des intelligences de ce côté-là!
Et elle lut avidement ces quelques lignes:
«Ma chère enfant, tenez-vous prête; notre ami vous verra bientôt, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison où votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée: préparez-vous donc au départ et ne désespérez jamais de nous.
»Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidèle comme toujours, dites-lui qu’on lui est bien reconnaissant quelque part de l’avis qu’il a donné.»
–Oui, oui, dit milady, oui, la lettre est précise. Savez-vous quel est cet avis?
–Non. Je me doute seulement qu’il aura prévenu la reine de quelque nouvelle machination du cardinal.
–Oui, c’est cela sans doute! dit milady en rendant la lettre à madame Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive sur sa poitrine.
En ce moment on entendit le galop d’un cheval.
–Oh! s’écria madame Bonacieux en s’élançant à la fenêtre, serait-ce déjà lui?
Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la surprise; tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup, que pour la première fois la tête lui manquait.
–Lui! lui! murmura-t-elle, serait-ce lui?
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
–Hélas, non! dit madame Bonacieux, c’est un homme que je ne connais pas, et qui cependant a l’air de venir ici; oui, il ralentit sa course, il s’arrête à la porte, il sonne.
Milady sauta hors de son lit.
–Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui? dit-elle.
–Oh! oui, bien sûre!
–Vous avez peut-être mal vu.
–Oh! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que je le reconnaîtrais, lui!
Milady s’habillait toujours.
–N’importe! cet homme vient ici, dites-vous?
–Oui, il est entré.
–C’est ou pour vous ou pour moi.
–Oh! mon Dieu! comme vous semblez agitée!
–Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance, je crains tout du cardinal.
–Chut! dit madame Bonacieux, on vient!
Effectivement, la porte s’ouvrit, et la supérieure entra.
–Est-ce vous qui arrivez de Boulogne? demanda-t-elle à milady.
–Oui, c’est moi, répondit celle-ci; et, tâchant de ressaisir son sang-froid, qui me demande?
–Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du cardinal.
–Et qui veut me parler? demanda milady.
–Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.
–Alors faites entrer, madame, je vous prie.
–Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit madame Bonacieux, serait-ce quelque mauvaise nouvelle?
–J’en ai peur.
–Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ, si vous le permettez, je reviens.
–Comment donc! je vous en prie.
La supérieure et madame Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte; un instant après on entendit le bruit d’éperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les pas se rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit, et un homme parut.
Milady jeta un cri de joie: cet homme c’était le comte de Rochefort, l’âme damnée de Son Éminence.
XXXII
DEUX VARIÉTÉS DE DÉMONS
–Ah! s’écrièrent ensemble Rochefort et milady, c’est vous!
–Oui, c’est moi.
–Et vous arrivez?... demanda milady.
–De La Rochelle, et vous?
–D’Angleterre.
–Buckingham?
–Mort ou blessé dangereusement; comme je partais sans avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l’assassiner.
–Ah! fit Rochefort avec un sourire, voilà un hasard bien heureux! et qui satisfera fort Son Éminence! L’avez-vous prévenue?
–Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment êtes-vous ici?
–Son Éminence, inquiète, m’a envoyé à votre recherche.
–Je suis arrivée d’hier seulement.
–Et qu’avez-vous fait depuis hier?
–Je n’ai pas perdu mon temps.
–Oh! je m’en doute bien.
–Savez-vous qui j’ai rencontré ici?
–Non.
–Devinez.
–Comment voulez-vous?...
–Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.
–La maîtresse de ce petit d’Artagnan?
–Oui, madame Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
–Eh bien! dit Rochefort, voilà encore un hasard qui peut aller de pair avec l’autre; M. le cardinal est en vérité un homme privilégié!
–Comprenez-vous mon étonnement, continua milady, quand je me suis trouvée face à face avec cette femme?
–Vous connaît-elle?
–Nullement.
–Alors elle vous regarde tout à fait comme une étrangère?
Milady sourit.
–Je suis sa meilleure amie!
–Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a que vous, ma chère comtesse, pour faire de ces miracles-là.
–Et bien m’en a pris, chevalier, dit milady, car savez-vous ce qui se passe?
–Non.
–On va la venir chercher demain ou après-demain avec un ordre de la reine.
–Vraiment! et qui cela?
–D’Artagnan et ses amis.
–En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de les envoyer à la Bastille.
–Pourquoi n’est-ce point déjà fait?
–Que voulez-vous! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une faiblesse que je ne comprends pas.
–Vraiment?
–Oui.
–Eh bien! dites-lui ceci, Rochefort: dites-lui que notre conversation à l’auberge du Colombier-Rouge a été entendue par ces quatre hommes; dites-lui qu’après son départ l’un d’eux est monté et m’a arraché par violence le sauf-conduit qu’il m’avait donné, dites-lui qu’ils avaient fait prévenir lord Winter de mon passage en Angleterre; que, cette fois encore, ils ont failli faire échouer ma mission, comme ils ont fait échouer celle des ferrets; dites-lui que, parmi ces quatre hommes, deux seulement sont à craindre, d’Artagnan et Athos; dites-lui que le troisième, Aramis, est l’amant de madame de Chevreuse: il faut laisser vivre celui-là, on sait son secret, il peut être utile; quant au quatrième, Porthos, c’est un sot, un fat et un niais, qu’il ne s’en occupe même pas.
–Mais ces quatre hommes doivent être à cette heure au siège de La Rochelle.
–Je le croyais comme vous, mais une lettre que madame Bonacieux a reçue de la connétable, et qu’elle a eu l’imprudence de me communiquer, me porte à croire que ces quatre hommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever.
–Diable! comment faire?
–Que vous a dit le cardinal à mon égard?
–De prendre vos dépêches écrites ou verbales, de revenir en poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera sur ce que vous devez faire.
–Je dois donc rester ici?
–Ici ou dans les environs.
–Vous ne pouvez m’emmener avec vous?
–Non, l’ordre est formel: aux environs du camp vous pourriez être reconnue; et votre présence, vous le comprenez, compromettrait Son Éminence.
–Allons, je dois attendre ici ou dans les environs.
–Seulement, dites-moi d’avance où vous attendrez des nouvelles du cardinal: que je sache toujours où vous retrouver.
–Écoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
–Pourquoi?
–Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d’un moment à l’autre.
–C’est vrai; mais alors cette petite femme va échapper à Son Éminence?
–Bah! dit milady avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie.
–Ah! c’est vrai! je puis donc dire au cardinal, à l’endroit de cette femme...
–Qu’il soit tranquille.
–Voilà tout?
–Il saura ce que cela veut dire.
–Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire?
–Repartir à l’instant même; il me semble que les nouvelles que vous reportez valent bien la peine que l’on fasse diligence.
–Ma chaise s’est cassée en entrant à Lilliers.
–A merveille!
–Comment, à merveille?
–Oui: j’ai besoin de votre chaise, moi.
–Et comment partirai-je alors?
–A franc étrier.
–Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts lieues.
–Qu’est-ce que cela?
–On les fera. Après?
–Après: en passant à Lilliers, vous me renvoyez la chaise avec ordre à votre domestique de se mettre à ma disposition.
–Bien.
–Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal.
–J’ai mon plein pouvoir.
–Vous le montrez à l’abbesse, et vous dites qu’on viendra me chercher, soit aujourd’hui, soit demain, et que j’aurai à suivre la personne qui se présentera en votre nom.
–Très bien!
–N’oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi à l’abbesse.
–A quoi bon?
–Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j’inspire de la confiance à cette pauvre petite madame Bonacieux.
–C’est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce qui est arrivé?
–Mais je vous ai raconté les événements, vous avez bonne mémoire, répétez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd.
–Vous avez raison; seulement que je sache où vous retrouver, que je n’aille pas courir inutilement dans les environs.
–C’est juste, attendez.
–Voulez-vous une carte?
–Oh! je connais ce pays-ci à merveille.
–Vous? quand donc y êtes-vous venue?
–J’y ai été élevée.
–Vraiment?
–C’est bon à quelque chose, vous le voyez, d’avoir été élevée quelque part.
–Vous m’attendrez donc?...
–Laissez-moi réfléchir un instant; oh! tenez, à Armentières.
–Qu’est-ce que cela, Armentières?
–Une petite ville sur la Lys; je n’aurai qu’à traverser la rivière, et je suis en pays étranger.
–A merveille! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la rivière qu’en cas de danger.
–C’est bien entendu.
–Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes?
–Vous n’avez pas besoin de votre laquais?
–Non.
–C’est un homme sûr?
–A l’épreuve.
–Donnez-le-moi; personne ne le connaît, je le laisse à l’endroit que je quitte, et il vous conduit où je suis.
–Et vous dites que vous m’attendez à Armentières?
–A Armentières.
–Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier, de peur que je ne l’oublie; ce n’est pas compromettant, un nom de ville, n’est-ce pas?
–Eh, qui sait? n’importe, dit milady en écrivant le nom sur une demi-feuille de papier, je me compromets.
–Bien! dit Rochefort en prenant des mains de milady le papier qu’il plia et qu’il enfonça dans la coiffe de son feutre; d’ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants et, dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le nom tout le long de la route. Maintenant, est-ce tout?
–Je le crois.
–Cherchons bien: Buckingham mort ou grièvement blessé; votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires; lord Winter prévenu de votre arrivée à Portsmouth; d’Artagnan et Athos à la Bastille; Aramis l’amant de madame de Chevreuse; Porthos un fat; madame Bonacieux retrouvée; vous envoyer la chaise le plus tôt possible; mettre mon laquais à votre disposition; faire de vous une victime du cardinal, pour que l’abbesse ne prenne aucun soupçon; Armentières sur les bords de la Lys. Est-ce cela?
–En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un miracle de mémoire. A propos, ajoutez une chose...
–Laquelle?
–J’ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent, dites qu’il m’est permis de me promener dans ces bois; qui sait? j’aurai peut-être besoin de sortir par une porte de derrière.
–Vous pensez à tout.
–Et vous oubliez une chose...
–Laquelle?
–C’est de me demander si j’ai besoin d’argent.
–C’est juste, combien voulez-vous?
–Tout ce que vous aurez d’or.
–J’ai cinq cents pistoles à peu près.
–J’en ai autant: avec mille pistoles on fait face à tout; videz vos poches.
–Voilà.
–Bien! et vous partez?
–Dans une heure; le temps de manger un morceau, pendant que j’enverrai chercher un cheval de poste.
–A merveille! Adieu, comte!
–Adieu, comtesse!
–Recommandez-moi chaudement à Son Éminence.
–Recommandez-moi, vous-même, à Satan.
Milady et Rochefort échangèrent un sourire et ils se séparèrent.
Une heure après, Rochefort partit au grand galop de son cheval; peu de temps après il passait à Arras. Nos lecteurs savent déjà comment il avait été reconnu par d’Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre mousquetaires, avait donné une nouvelle activité à leur voyage.
XXXIII
LA GOUTTE D’EAU
A peine Rochefort fut-il sorti, que madame Bonacieux rentra. Elle trouva milady le visage riant.
–Eh bien! dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivé; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre.
–Qui vous a dit cela, mon enfant? demanda milady.
–Je l’ai entendu de la bouche même du messager.
–Venez vous asseoir ici près de moi, dit milady.
–Me voici.
–Attendez que je m’assure si personne ne nous écoute.
–Pourquoi toutes ces précautions?
–Vous allez le savoir.
Milady se leva et alla à la porte, l’ouvrit, regarda dans le corridor, et revint s’asseoir près de madame Bonacieux.
–Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.
–Qui cela?
–Celui qui s’est présenté à l’abbesse comme l’envoyé du cardinal.
–C’était donc un rôle qu’il jouait?
–Oui, mon enfant.
–Cet homme n’est donc pas...
–Cet homme, dit milady en baissant la voix, c’est mon frère.
–Votre frère? s’écria madame Bonacieux.
–Eh bien! il n’y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant; si vous le confiez à qui que ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi peut-être.
–Oh! mon Dieu!
–Écoutez, voici ce qui se passe: mon frère, qui venait à mon secours pour m’enlever ici de force, s’il le fallait, a rencontré l’émissaire du cardinal qui venait me chercher; il l’a suivi. Arrivé à un endroit du chemin solitaire et écarté; il a mis l’épée à la main en sommant le messager de lui remettre les papiers dont il était porteur; le messager a voulu se défendre: mon frère l’a tué.
–Oh! fit madame Bonacieux en frissonnant.
–C’était le seul moyen, songez-y. Alors mon frère a résolu de substituer la ruse à la force: il a pris les papiers, il s’est présenté ici comme l’émissaire du cardinal lui-même, et dans une heure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part de Son Éminence.
–Je comprends; cette voiture, c’est votre frère qui vous l’envoie.
–Justement; mais ce n’est pas tout: cette lettre que vous avez reçue, et que vous croyez de madame de Chevreuse...
–Eh bien?
–Elle est fausse.
–Comment cela?
–Oui, fausse: c’est un piège pour que vous ne fassiez pas de résistance quand on viendra vous chercher.
–Mais c’est d’Artagnan qui viendra.
–Détrompez-vous, d’Artagnan et ses amis sont retenus au siège de La Rochelle.
–Comment savez-vous cela?
–Mon frère a rencontré des émissaires du cardinal en habits de mousquetaires. On vous aurait appelée à la porte, vous auriez cru avoir affaire à des amis, on vous enlevait et on vous ramenait à Paris.
–Oh! mon Dieu! ma tête se perd au milieu de ce chaos d’iniquités. Je sens que si cela durait, continua madame Bonacieux en portant ses mains à son front, je deviendrais folle!
–Attendez...
–Quoi?
–J’entends le pas d’un cheval, c’est celui de mon frère qui repart: je veux lui dire un dernier adieu, venez.
Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à madame Bonacieux de l’y venir rejoindre. La jeune femme y alla.
Rochefort passait au galop.
–Adieu, frère, s’écria milady.
Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes, et, tout courant, fit à milady un signe amical de la main.
–Ce bon Georges! dit-elle en refermant la fenêtre avec une expression de visage pleine d’affection et de mélancolie.
Et elle revint s’asseoir à sa place, comme si elle eût été plongée dans des réflexions toutes personnelles.
–Chère dame! dit madame Bonacieux, pardon de vous interrompre! mais que me conseillez-vous de faire? mon Dieu! Vous avez plus d’expérience que moi, parlez, je vous écoute.
–D’abord, dit milady, il se peut que je me trompe et que d’Artagnan et ses trois amis viennent véritablement à votre secours.
–Oh! ce serait trop beau! s’écria madame Bonacieux, et tant de bonheur n’est pas fait pour moi!
–Alors, vous comprenez; ce serait tout simplement une question de temps, une espèce de course à qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis qui l’emportent en rapidité, vous êtes sauvée; si ce sont les satellites du cardinal, vous êtes perdue.
–Oh! oui, oui, perdue sans miséricorde! Que faire donc? Que faire?
–Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
–Lequel, dites?
–Ce serait d’attendre, cachée dans les environs, et de s’assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
–Mais où attendre?
–Oh! ceci n’est point une question; moi-même je m’arrête et je me cache à quelques lieues d’ici en attendant que mon frère vienne me rejoindre; eh bien! je vous emmène avec moi, nous nous cachons et nous attendons ensemble.
–Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonnière.
–Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous croira pas très pressée de me suivre.
–Eh bien?
–Eh bien! la voiture est à la porte, vous me dites adieu, vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une dernière fois: le domestique de mon frère qui vient me prendre est prévenu, il fait un signe au postillon, et nous partons au galop.
–Mais d’Artagnan, d’Artagnan, s’il vient?
–Ne le saurons-nous pas?
–Comment?
–Rien de plus facile. Nous renvoyons à Béthune ce domestique de mon frère, à qui, je vous l’ai dit, nous pouvons nous fier; il prend un déguisement et se loge en face du couvent: si ce sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas; si c’est M. d’Artagnan et ses amis, il les amène où nous sommes.
–Il les connaît donc?
–Sans doute, n’a-t-il pas vu M. d’Artagnan chez moi!
–Oh! oui, oui, vous avez raison; ainsi, tout va bien; tout est pour le mieux; mais ne nous éloignons pas trop d’ici.
–A sept ou huit lieues, tout au plus; nous nous tenons sur la frontière, par exemple, et à la première alerte nous sortons de France.
–Et d’ici là, que faire?
–Attendre.
–Mais s’ils arrivent?
–La voiture de mon frère arrivera avant eux.
–Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre; à dîner ou à souper, par exemple?
–Faites une chose.
–Laquelle?
–Dites à votre bonne supérieure que, pour nous quitter le moins possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.
–Le permettra-t-elle?
–Quel inconvénient y a-t-il à cela?
–Oh! très bien, de cette façon nous ne nous quitterons pas un instant!
–Eh bien! descendez chez elle pour lui faire votre demande! je me sens la tête lourde, je vais faire un tour au jardin.
–Allez, et où vous retrouverai-je?
–Ici, dans une heure.
–Ici, dans une heure; oh! vous êtes bonne, et je vous remercie.
–Comment ne m’intéresserais-je pas à vous? quand vous ne seriez pas belle et charmante, n’êtes-vous pas l’amie d’un de mes meilleurs amis!
–Cher d’Artagnan, oh! comme il vous remerciera!
–Je l’espère bien. Allons! tout est convenu, descendons.
–Vous allez au jardin?
–Oui.
–Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
–A merveille! merci.
Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un charmant sourire.
Milady avait dit la vérité, elle avait la tête lourde; car ses projets mal classés s’y heurtaient encore comme un chaos. Elle avait besoin d’être seule pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Elle voyait vaguement dans l’avenir; mais il lui fallait un peu de silence et de quiétude pour donner à toutes ses idées, encore confuses, une forme distincte, un plan arrêté.
Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était d’enlever madame Bonacieux, de la mettre en lieu de sûreté, et là, le cas échéant, de s’en faire un otage. Milady commençait à redouter l’issue de ce duel terrible, où ses ennemis mettaient autant de persévérance qu’elle mettait, elle, d’acharnement. D’ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue était proche et ne pouvait manquer d’être terrible.
Le principal pour elle, comme nous l’avons dit, était donc de tenir madame Bonacieux entre ses mains. Madame Bonacieux, c’était la vie de d’Artagnan; c’était plus que sa vie, c’était celle de la femme qu’il aimait; c’était, en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d’obtenir sûrement de bonnes conditions.
Or, ce point était arrêté: madame Bonacieux, sans défiance, la suivait; une fois cachée avec elle à Armentières, il était facile de lui faire croire que d’Artagnan n’était pas venu à Béthune. Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour; pendant ces quinze jours, d’ailleurs, elle aviserait à ce qu’elle avait à faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s’ennuierait pas. Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les événements pussent accorder à une femme de son caractère: une bonne vengeance à perfectionner.
Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d’elle et dressait dans sa tête la topographie du jardin. Milady était comme un bon général, qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite, et qui est tout prêt, selon les chances de la bataille, à marcher en avant ou à battre en retraite.
Au bout d’une heure, elle entendit une douce voix qui l’appelait; c’était celle de madame Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement consenti à tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte.
Milady écouta.
–Entendez-vous? dit-elle.
–Oui, le roulement d’une voiture.
–C’est celle que mon frère nous envoie.
–Oh! mon Dieu!
–Voyons, du courage!
On sonna à la porte du couvent, milady ne s’était pas trompée.
–Montez dans votre chambre, dit-elle à madame Bonacieux, vous avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.
–J’ai ses lettres, dit-elle.
–Eh bien! allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous souperons à la hâte; peut-être voyagerons-nous une partie de la nuit, il faut prendre des forces.
–Grand Dieu! dit madame Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine, mon cœur m’étouffe, je ne puis marcher.
–Du courage, allons, du courage! pensez que dans un quart d’heure vous êtes sauvée, et songez que ce que vous allez faire, c’est pour lui que vous le faites.
–Oh! oui, tout pour lui. Vous m’avez rendu mon courage par un seul mot; allez, je vous rejoins.
Milady monta vivement chez elle; elle y trouva le laquais de Rochefort, et lui donna ses instructions.
Il devait attendre à la porte; si par hasard les mousquetaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et allait attendre milady à un petit village qui était situé de l’autre côté du bois. Dans ce cas, milady traversait le jardin et gagnait le village à pied; nous l’avons dit déjà, milady connaissait à merveille cette partie de la France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il était convenu: madame Bonacieux montait dans la voiture sous prétexte de lui dire adieu, et elle enlevait madame Bonacieux.
Madame Bonacieux entra, et pour lui ôter tout soupçon, si elle en avait, milady répéta devant elle au laquais toute la dernière partie de ses instructions, Milady fit quelques questions sur la voiture: c’était une chaise attelée de trois chevaux, conduite par un postillon; le laquais de Rochefort devait le précéder en courrier. C’était à tort que milady craignait que madame Bonacieux n’eût des soupçons: la pauvre jeune femme était trop pure pour soupçonner dans une femme une telle perfidie; d’ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu’elle avait entendu prononcer par l’abbesse, lui était parfaitement inconnu, et elle ignorait même qu’elle eût eu une part si grande et si fatale aux malheurs de sa vie.
–Vous le voyez, dit milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est prêt. L’abbesse ne se doute de rien et croit qu’on me vient chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
–Oui, dit machinalement madame Bonacieux, oui, partons.
Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle, lui versa un petit verre de vin d’Espagne et lui servit un blanc de poulet.
–Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas: voici la nuit qui vient; au point du jour nous serons arrivées dans notre retraite, et nul ne pourra se douter où nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose.
Madame Bonacieux mangea machinalement quelques bouchées et trempa ses lèvres dans son verre.
–Allons donc, allons donc, dit milady portant le sien à ses lèvres, faites comme moi.
Mais au moment où elle l’approchait de sa bouche, sa main resta suspendue: elle venait d’entendre sur la route comme le roulement lointain d’un galop qui va s’approchant; puis, presque en même temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie, comme un bruit d’orage réveille au milieu d’un beau rêve; elle pâlit et courut à la fenêtre, tandis que madame Bonacieux, se levant toute tremblante, s’appuyait sur sa chaise pour ne point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait toujours se rapprochant.
–Oh! mon Dieu, dit madame Bonacieux, qu’est-ce que ce bruit?
–Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit milady avec son sang-froid terrible; restez où vous êtes, je vais vous le dire.
Madame Bonacieux demeura debout, muette, pâle et immobile.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas être à plus de cent cinquante pas; si on ne les apercevait point encore, c’est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct qu’on eût pu compter les chevaux par le bruit saccadé de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son attention; il faisait juste assez clair pour qu’elle pût reconnaître ceux qui venaient.
Tout à coup, au détour du chemin, elle vit reluire des chapeaux galonnés et flotter des plumes; elle compta deux, puis cinq, puis huit cavaliers; l’un d’eux précédait tous les autres de deux longueurs de cheval.
Milady poussa un gémissement étouffé. Dans celui qui tenait la tête elle reconnut d’Artagnan.
–Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria madame Bonacieux. qu’y a-t-il donc?
–Ce sont les gardes de M. le cardinal; pas un instant à perdre! s’écria milady. Fuyons, fuyons!
–Oui, oui, fuyons! répéta madame Bonacieux, mais sans pouvoir faire un pas, clouée qu’elle était à sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.
–Venez donc! mais venez donc! s’écriait milady en essayant de traîner la jeune femme par le bras. Grâce au jardin, nous pouvons fuir encore, j’ai la clé; mais hâtons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard.
Madame Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux. Milady voulut la soulever et l’emporter, mais elle ne put en venir à bout.
En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui à la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu retentirent.
–Une dernière fois, voulez-vous venir? s’écria milady.
–Oh! mon Dieu! mon Dieu! vous voyez bien que les forces me manquent; vous voyez bien que je ne puis marcher: fuyez seule.
–Fuir seule! vous laisser ici! non, non, jamais, s’écria milady.
Tout à coup elle resta debout, un éclair livide jaillit de ses yeux; elle courut à la table, versa dans le verre de madame Bonacieux le contenu d’un chaton de bague qu’elle ouvrit avec une promptitude singulière.
C’était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt.
Puis, prenant le verre d’une main ferme:
–Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme, qui but machinalement.
–Ah! ce n’est pas ainsi que je voulais me venger, dit milady, en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table; mais, ma foi! on fait ce qu’on peut.
Et elle s’élança hors de l’appartement.