Текст книги "Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir)"
Автор книги: Alexandre Dumas
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Зарубежная классика
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IX
VISION
A quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez Athos. Leurs préoccupations sur l’équipement avaient tout à fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l’expression que de ses propres et secrètes inquiétudes; car derrière tout bonheur présent est cachée une crainte à venir.
Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l’adresse de d’Artagnan.
L’une était un petit billet gentiment plié en long avec un joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe rapportant un rameau vert.
L’autre était une grande épître carrée et resplendissante des armes terribles de Son Éminence le cardinal-duc.
A la vue de la petite lettre, le cœur de d’Artagnan bondit, car il avait cru reconnaître l’écriture; et quoiqu’il n’eût vu cette écriture qu’une fois, la mémoire en était restée au plus profond de son cœur.
Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.
«Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six à sept heures du soir, sur la route de Chaillot, regardez avec soin dans les carrosses qui passeront; mais si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez reconnu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un instant.»
Pas de signature.
–C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas, d’Artagnan.
–Cependant, dit d’Artagnan, il me semble bien reconnaître l’écriture.
–Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos; à six ou sept heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait déserte; autant que vous alliez vous promener dans la forêt de Bondy.
–Mais si nous y allions tous! dit d’Artagnan; que diable! on ne nous dévorera point tous les quatre: plus, quatre laquais; plus, les chevaux; plus, les armes.
–Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit Porthos.
–Mais si c’est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cette femme désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez, d’Artagnan: ce qui est mal de la part d’un gentilhomme.
–Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s’avancera.
–Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d’un carrosse qui marche au galop.
–Bah! dit d’Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouveront dedans. Ce sera toujours autant d’ennemis de moins.
–Il a raison, dit Porthos: bataille; il faut bien essayer nos armes, d’ailleurs.
–Bah! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et nonchalant.
–Comme vous voudrez, dit Athos.
–Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre heures et demie, et nous avons le temps à peine d’être à six heures sur la route de Chaillot.
–Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter, messieurs.
–Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l’oubliez; il me semble que le cachet indique cependant qu’elle mérite bien d’être ouverte: quant à moi, je vous déclare, mon cher d’Artagnan, que je m’en soucie bien plus que du petit brimborion de papier que vous venez tout doucement de glisser sur votre cœur.
D’Artagnan rougit.
–Eh bien! dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que me veut Son Éminence.
Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut:
«M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.
LA HOUDINIÈRE,
Capitaine des gardes.»
–Diable! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiétant que l’autre.
–J’irai au second en sortant du premier, dit d’Artagnan: l’un est pour sept heures, l’autre pour huit; il y aura temps pour tout.
–Hum! je n’irais pas, dit Aramis: un galant chevalier ne peut manquer à un rendez-vous donné par une dame; mais un gentilhomme prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chez Son Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison de croire que ce n’est pas pour lui faire des compliments.
–Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.
–Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà reçu par M. de Cavois pareille invitation de Son Éminence, je l’ai négligée, et le lendemain il m’est arrivé un grand malheur! Constance a disparu; quelque chose qui puisse advenir j’irai.
–Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.
–Mais la Bastille? dit Aramis.
–Bah! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.
–Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb admirable et comme si c’était la chose la plus simple, sans doute nous vous en tirerons; mais, en attendant, comme nous devons partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette Bastille.
–Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée, attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires derrière nous; si nous voyons sortir quelque voiture à portière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus: il y a longtemps que nous n’avons eu maille à partir avec les gardes de monsieur le cardinal, et M. de Tréville doit nous croire morts.
–Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être général d’armée; que dites-vous du plan, messieurs?
–Admirable! répétèrent en chœur les jeunes gens.
–Eh bien! dit Porthos, je cours à l’hôtel, je préviens mes camarades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous sera sur la place du Palais-Cardinal; vous, pendant ce temps, faites seller les chevaux par les laquais.
–Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit d’Artagnan; mais je vais en faire prendre un chez M. de Tréville.
–C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
–Combien en avez-vous donc? demanda d’Artagnan.
–Trois, répondit en souriant Aramis.
–Mon cher! dit Athos, vous êtes très certainement le poète le mieux monté de France et de Navarre.
–Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n’est-ce pas? je ne comprends même pas que vous ayez acheté trois chevaux.
–Non, le troisième m’a été amené ce matin même par un domestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui il appartenait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son maître...
–Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.
–La chose n’y fait absolument rien, dit Aramis... et qui m’a affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre exprès de sa maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait.
–Eh bien! en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan; lequel des deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez acheté, ou celui qu’on vous a donné?
–Celui que l’on m’a donné sans contredit; vous comprenez bien, mon cher d’Artagnan, que je ne saurais faire une pareille injure...
–Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.
–Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.
–Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile?
–A peu près.
–Et vous l’avez choisi vous-même?
–Et avec le plus grand soin; la sûreté du cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son cheval!
–Eh bien! cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté!
–J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle.
–Et combien vous coûte-t-il?
–Huit cents livres.
–Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Artagnan en tirant la somme de sa poche; je sais que c’est la monnaie avec laquelle on vous paye vos poèmes.
–Vous êtes donc riche en fonds? dit Aramis.
–Riche, richissime, mon cher!
Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche avec ostentation le reste de ses pistoles.
–Envoyez votre selle à l’hôtel des Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.
–Très bien; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous.
Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la rue Férou sur un genêt fort beau; Mousqueton le suivait sur un cheval d’Auvergne, petit, mais très beau: Porthos resplendissait de joie et d’orgueil.
En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue, monté sur un superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois: c’était la monture de d’Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte: Athos et d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.
–Diable! dit Aramis, vous avez là un magnifique cheval, mon cher Porthos.
–Oui, répondit Porthos; c’est celui qu’on devait m’envoyer tout d’abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitué l’autre; mais le mari a été puni depuis, et j’ai obtenu toute satisfaction.
Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en main les montures de leurs maîtres; d’Artagnan et Athos descendirent, se joignirent à leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche: Athos sur le cheval qu’il devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Porthos sur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit.
Les valets suivirent.
Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet; et si madame Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genêt d’Espagne, elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite au coffre-fort de son mari.
Près du Louvre, les quatre amis rencontrèrent par hasard M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain; il les arrêta pour leur faire compliment sur leur superbe équipage, ce qui, en un instant, amena autour d’eux quelques centaines de badauds.
D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales.
M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et l’assura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait.
En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures, les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville.
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot: le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient; d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevait aucune figure de connaissance.
Enfin, après un quart d’heure d’attente et comme le crépuscule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres; un pressentiment dit d’avance à d’Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous: le jeune homme fut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si violemment. Presque aussitôt, une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur sa bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser; d’Artagnan poussa un léger cri de joie: cette femme ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d’une vision, était madame Bonacieux.
Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation qui lui avait été faite, d’Artagnan lança au galop son cheval et en quelques bonds rejoignit la voiture; mais la glace de la portière était hermétiquement fermée: la vision avait disparu.
D’Artagnan alors se rappela cette recommandation du billet anonyme: «Si vous tenez à votre vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez connu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un seul instant.»
Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui évidemment s’était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez-vous.
La voiture continua sa route toujours marchant à fond de train, s’enfonça dans Paris et disparut.
D’Artagnan était resté interdit à la même place et ne sachant que penser. Si c’était madame Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu? Si, d’un autre côté, ce n’était pas elle, ce qui était encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d’un coup de main monté contre lui avec l’appât de cette femme pour laquelle on connaissait son amour?
Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière, mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait madame Bonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle; mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d’homme au fond de la voiture.
–S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre créature, et comment la joindrai-je jamais?
–Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls êtres qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez bien quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas? Or, si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez certainement un jour ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec cet accent misanthropique qui lui était propre, peut-être plus tôt que vous ne voudrez.
Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard d’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis de d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.
Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait ce que voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire changer de résolution.
On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua ce dont il était question.
D’Artagnan était fort connu dans l’honorable corps des mousquetaires du roi, où l’on savait qu’il prendrait un jour sa place; on le regardait donc d’avance comme un camarade. Il résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand cœur la mission pour laquelle il était convié; d’ailleurs il s’agissait, selon toute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal et à ses gens, et pour de pareilles expéditions ces dignes gentilshommes étaient toujours prêts.
Athos les partagea en trois groupes, prit le commandement de l’un, donna le second à Aramis et le troisième à Porthos, puis chaque groupe alla s’embusquer séparément en face d’une sortie.
D’Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale.
Quoiqu’il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme n’était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand escalier du palais. Sa conduite avec milady ressemblait tant soit peu à une trahison, et il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette femme et le cardinal; de plus, de Wardes, qu’il avait si mal accommodé dans leur rencontre aux portes de Calais, était des fidèles de Son Éminence, et d’Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses ennemis, elle était fort attachée à ses amis.
–Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal, ce qui n’est pas douteux, et s’il m’a reconnu, ce qui est probable, je dois me regarder à peu près comme un homme condamné, disait d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi a-t-il attendu jusqu’aujourd’hui? C’est tout simple: milady aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder le vase. Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne me laisseront pas emmener sans me défendre. Cependant la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville ne peut pas faire à elle seule la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France, et devant lequel hélas! la reine est sans pouvoir et le roi sans volonté. D’Artagnan, mon ami, tu es brave, tu es prudent, tu as d’excellentes qualités, mais les femmes te perdront!
Il en était à cette triste conclusion lorsqu’il entra dans l’antichambre. Il remit sa lettre à l’huissier de service, qui le fit passer dans la salle d’attente et il s’enfonça dans l’intérieur du palais.
Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six gardes de M. le cardinal, qui, reconnaissant d’Artagnan et sachant que c’était lui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant d’un singulier sourire.
Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais augure; seulement, comme notre Gascon n’était pas facile à intimider, ou que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à de la crainte, il se campa fièrement devant MM. les gardes, et attendit, la main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de majesté.
L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le suivre. Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s’éloigner, chuchotaient entre eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une bibliothèque, et se trouva en face d’un homme assis devant un bureau et qui écrivait.
L’huissier l’introduisit et se retira sans dire une parole. D’Artagnan resta debout et examina cet homme.
D’Artagnan crut d’abord qu’il avait affaire à quelque juge examinant son dossier, mais il s’aperçut que l’homme de bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d’inégale longueur, en scandant des mots sur ses doigts; il vit qu’il était en face d’un poète. Au bout d’un instant, le poète ferma son manuscrit, sur la couverture duquel était écrit: Mirame, tragédie en cinq actes, et leva la tête.
D’Artagnan reconnut le cardinal.
X
UNE VISION TERRIBLE
Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n’avait l’œil plus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu, et d’Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une fièvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la main, et attendant le bon plaisir de Son Éminence, sans trop d’orgueil, mais aussi sans trop d’humilité.
–Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d’Artagnan du Béarn?
–Oui, monseigneur, répondit le jeune homme.
–Il y a, si je suis bien informé, plusieurs branches de d’Artagnan à Tarbes et dans les environs, dit le cardinal; à laquelle appartenez-vous?
–Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion avec le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.
–C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y a deux ans et quatre mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher fortune dans la capitale.
–Oui, monseigneur.
–Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
–Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui m’est arrivé...
–Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui indiquait qu’il connaissait l’histoire aussi bien que celui qui voulait la lui raconter: vous étiez recommandé à M. de Tréville, n’est-ce pas?
–Oui, monseigneur; mais justement, dans cette malheureuse affaire de Meung...
–La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence; oui, je sais cela; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui connaît les hommes à première vue, et il vous a placé dans la compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous laissant espérer qu’un jour ou l’autre vous entreriez dans les mousquetaires.
–Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d’Artagnan.
–Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien des choses: vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu’il eût mieux valu que vous fussiez ailleurs; puis, vous avez fait avec vos amis un voyage aux eaux de Forges; eux se sont arrêtés en route; mais vous, vous avez continué votre chemin. C’est tout simple, vous aviez des affaires en Angleterre.
–Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit, j’allais...
–A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir. A votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne, et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu’elle vous a donné.
D’Artagnan porta la main au diamant qu’il tenait de la reine.
–Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de Cavois, reprit le cardinal: il allait vous prier de passer au palais; cette visite, vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
–Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la disgrâce de Votre Éminence.
–Eh! pourquoi cela, monsieur? pour avoir suivi les ordres de vos supérieurs avec plus d’intelligence et de courage que ne l’eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez des éloges! Ce sont les gens qui n’obéissent pas que je punis, et non pas ceux qui, comme vous, obéissent... trop bien... Et, la preuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui est arrivé le soir même.
C’était le soir même qu’avait eu lieu l’enlèvement de madame Bonacieux. D’Artagnan frissonna; et il se rappela qu’une demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de lui, sans doute encore emportée par la même puissance qui l’avait fait disparaître.
–Enfin, continua le cardinal, comme je n’entendais pas parler de vous depuis quelque temps, j’ai voulu savoir ce que vous faisiez. D’ailleurs, vous me devez bien quelque remercîment: vous avez remarqué vous-même combien vous avez été ménagé dans toutes les circonstances.
D’Artagnan s’inclina avec respect.
–Cela, continua le cardinal, partait non seulement d’un sentiment d’équité naturelle, mais encore d’un plan que je m’étais tracé à votre égard.
D’Artagnan était de plus en plus étonné.
–Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes ma première invitation; mais vous n’êtes pas venu. Heureusement, rien n’est perdu pour ce retard, et aujourd’hui vous allez l’entendre. Asseyez-vous là, devant moi, monsieur d’Artagnan; vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter debout.
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il attendit un second signe de son interlocuteur.
–Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan, continua l’Éminence; vous êtes prudent: ce qui vaut mieux. J’aime les hommes de tête et de cœur, moi; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant: par les hommes de cœur, j’entends les hommes de courage; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant dans le monde, vous avez des ennemis puissants: si vous n’y prenez garde, ils vous perdront!
–Hélas! monseigneur, répondit le jeune homme, bien facilement, sans doute; car ils sont forts et bien appuyés; tandis que moi je suis seul!
–Oui, c’est vrai; mais, tout seul que vous êtes, vous avez déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n’en doute pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d’être guidé dans l’aventureuse carrière que vous avez choisie; car, si je ne me trompe, vous êtes venu à Paris avec l’ambitieuse idée de faire fortune.
–Je suis dans l’âge des folles espérances, monseigneur, dit d’Artagnan.
–Il n’y a de folles espérances que pour les sots, monsieur, et vous êtes homme d’esprit. Voyons, que diriez-vous d’une enseigne dans mes gardes, et d’une compagnie après la campagne?
–Ah! monseigneur!
–Vous acceptez, n’est-ce pas?
–Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air embarrassé.
–Comment, vous refusez? s’écria le cardinal avec étonnement.
–Je suis dans les gardes de Sa Majesté, monseigneur, et je n’ai point de raisons d’être mécontent.
–Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes gardes, à moi, sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu’on serve dans un corps français, on sert le roi.
–Monseigneur, Votre Éminence a mal compris mes paroles.
–Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas? Je comprends. Eh bien! ce prétexte, vous l’avez. L’avancement, la campagne qui s’ouvre, l’occasion que je vous offre, voilà pour le monde; pour vous, le besoin de protections sûres; car il est bon que vous sachiez, monsieur d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes graves contre vous: vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits au service du roi.
D’Artagnan rougit.
–Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse de papiers, j’ai là tout un dossier qui vous concerne; mais, avant de le lire, j’ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme de résolution, et vos services, bien dirigés, au lieu de vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, réfléchissez, et décidez-vous.
–Votre bonté me confond, monseigneur, répondit d’Artagnan, et je reconnais dans Votre Éminence une grandeur d’âme qui me fait petit comme un ver de terre; mais enfin, puisque monseigneur me permet de lui parler franchement...
D’Artagnan s’arrêta.
–Oui, parlez.
–Eh bien! je dirai à Votre Éminence que tous mes amis sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une fatalité inconcevable, sont à Votre Éminence; je serais donc mal venu ici et mal regardé là-bas, si j’acceptais ce que m’offre monseigneur.
–Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous offre pas ce que vous valez, monsieur? dit le cardinal avec un sourire de dédain.
–Monseigneur, Votre Éminence est cent fois trop bonne pour moi, et au contraire je pense n’avoir point encore fait assez pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle va s’ouvrir, monseigneur; je servirai sous les yeux de Votre Éminence, et si j’ai eu le bonheur de me conduire à ce siège de telle façon que je mérite d’attirer ses regards, eh bien! après, j’aurai au moins derrière moi quelque action d’éclat pour justifier la protection dont elle voudra bien m’honorer. Toute chose doit se faire à son temps, monseigneur; peut-être plus tard aurai-je le droit de me donner, à cette heure j’aurais l’air de me vendre.
–C’est-à-dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant une sorte d’estime; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos sympathies.
–Monseigneur...
–Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas; mais, vous comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je vous donnerai un conseil: tenez-vous bien, monsieur d’Artagnan, car, du moment que j’aurai retiré ma main d’au-dessus de vous, je n’achèterais pas votre vie une obole.
–Je tâcherai, monseigneur, répondit le Gascon avec une noble assurance.
–Songez plus tard, et à un certain moment, s’il vous arrive malheur, dit Richelieu avec intention, que c’est moi qui ai été vous chercher, et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce malheur vous fût épargné.
–J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan, en mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant, une éternelle reconnaissance à Votre Éminence de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.
–Eh bien donc! comme vous l’avez dit, monsieur d’Artagnan, nous nous reverrons après la campagne; je vous suivrai des yeux, car je serai là-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il devait endosser, et à notre retour, eh bien, nous compterons!
–Ah! monseigneur, s’écria d’Artagnan, épargnez-moi le poids de votre disgrâce; restez neutre, monseigneur, si vous trouvez que j’agis en galant homme.
–Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une fois ce que je vous ai dit aujourd’hui, je vous promets de vous le dire.
Cette dernière parole de Richelieu exprimait un doute terrible; elle consterna d’Artagnan plus que n’eût fait une menace, car c’était un avertissement. Le cardinal cherchait donc à le préserver de quelque malheur qui le menaçait. Il ouvrit la bouche pour répondre; d’un geste le cardinal le congédia.
D’Artagnan sortit; mais à la porte le cœur fut prêt à lui manquer, et peu s’en fallut qu’il ne rentrât. Cependant la figure grave et sévère d’Athos lui apparut: s’il faisait avec le cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus la main, Athos le renierait. Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l’influence d’un caractère vraiment grand sur tout ce qui l’entoure.
D’Artagnan descendit l’escalier par lequel il était entré, et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui attendaient son retour et qui commençaient à s’inquiéter. D’un mot d’Artagnan les rassura, et Planchet courut prévenir les autres postes qu’il était inutile de monter une plus longue garde, attendu que son maître était sorti sain et sauf du Palais-Cardinal.
Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos s’informèrent des causes de cet étrange rendez-vous; mais d’Artagnan se contenta de leur dire que M. de Richelieu l’avait fait venir pour lui proposer d’entrer dans ses gardes avec le grade d’enseigne, et qu’il avait refusé.
–Et vous avez eu raison, s’écrièrent d’une seule voix Porthos et Aramis.
Athos tomba dans une profonde rêverie et ne répondit rien. Mais lorsqu’ils furent seuls:
–Vous avez fait ce que vous deviez faire, d’Artagnan, dit Athos, mais peut-être avez-vous eu tort.
D’Artagnan poussa un soupir; car cette voix répondait à une voix secrète de son âme, qui lui disait que de grands malheurs l’attendaient.
La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ; d’Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville. A cette heure on croyait encore que la séparation des gardes et des mousquetaires serait momentanée, le roi tenant son parlement le jour même et devant partir le lendemain. M. de Tréville se contenta donc de demander à d’Artagnan s’il avait besoin de lui, mais d’Artagnan répondit fièrement qu’il avait tout ce qu’il lui fallait.
La nuit réunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville, qui avaient fait amitié ensemble. On se quittait pour se revoir quand il plairait à Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l’extrême préoccupation que par l’extrême gaieté.
Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittèrent; les mousquetaires coururent à l’hôtel de M. de Tréville, les gardes à celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitôt sa compagnie au Louvre, où le roi passait sa revue. Le roi était triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peu de sa haute mine. En effet, la veille, la fièvre l’avait pris au milieu du parlement et tandis qu’il tenait son lit de justice. Il n’en était pas moins décidé à partir le soir même; et malgré les observations qu’on lui avait faites, il avait voulu passer sa revue, espérant, par ce premier coup de vigueur, vaincre la maladie qui commençait à s’emparer de lui.