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Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir)
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Table des gravures





LES TROIS


MOUSQUETAIRES

ALEXANDRE DUMAS

LES TROIS

MOUSQUETAIRES

AVEC UNE LETTRE D’ALEXANDRE DUMAS FILS

COMPOSITIONS

DE

MAURICE LELOIR

GRAVURES SUR BOIS DE J. HUYOT

TOME SECOND

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1894






I

ANGLAIS ET FRANÇAIS

L’heure venue, on se rendit, avec les quatre laquais, derrière le Luxembourg, dans un enclos abandonné aux chèvres. Athos donna une pièce de monnaie au chevrier pour qu’il s’écartât. Les laquais furent chargés de faire sentinelle.

Bientôt une troupe silencieuse s’approcha du même enclos, y pénétra et joignit les mousquetaires; puis, selon les habitudes d’outre-mer, les présentations eurent lieu.

Les Anglais étaient tous gens de la plus haute qualité, les noms bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non seulement de surprise, mais encore d’inquiétude.

–Mais avec tout cela, dit lord Winter quand les trois amis eurent été nommés, nous ne savons pas qui vous êtes, et nous ne nous battrons pas avec des noms pareils; ce sont des noms de bergers, cela.

–Aussi, comme vous le supposez bien, milord, ce sont de faux noms, dit Athos.

–Ce qui ne nous donne qu’un plus grand désir de connaître les noms véritables, répondit l’Anglais.

–Vous avez bien joué contre nous sans savoir nos noms, dit Athos, à telles enseignes que vous nous avez gagné nos deux chevaux?

–C’est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles; cette fois nous risquons notre sang: on joue avec tout le monde, on ne se bat qu’avec des égaux.

–C’est juste, dit Athos.

Et il prit celui des quatre Anglais avec lequel il devait se battre et lui dit son nom tout bas.

Porthos et Aramis en firent autant.

–Cela vous suffit-il, dit Athos à son adversaire, et me trouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la grâce de croiser l’épée avec moi?

–Oui, monsieur, dit l’Anglais en s’inclinant.

–Eh bien! maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose? reprit froidement Athos.

–Laquelle? demanda l’Anglais.

–C’est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je me fisse connaître.

–Pourquoi cela?

–Parce qu’on me croit mort, que j’ai des raisons particulières pour désirer qu’on ne sache pas que je vis, et que je vais être obligé de vous tuer, pour que mon secret ne coure pas les champs.

L’Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait; mais Athos ne plaisantait pas le moins du monde.

–Messieurs, dit Athos en s’adressant à la fois à ses compagnons et à leurs adversaires, y sommes-nous?

–Oui, répondirent tout d’une voix Anglais et Français.

–Alors, en garde! dit Athos.

Et aussitôt huit épées brillèrent aux rayons du soleil couchant, et le combat commença avec un acharnement bien naturel entre gens deux fois ennemis.

Athos s’escrimait avec autant de calme et de méthode que s’il eût été dans une salle d’armes.

Porthos, corrigé sans doute de sa trop grande confiance par son aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de prudence.

Aramis, qui avait le troisième chant de son poème à finir, se dépêchait en homme très pressé.

Athos, le premier, tua son adversaire: il ne lui avait porté qu’un coup; mais, comme il l’en avait prévenu, le coup avait été mortel, l’épée lui traversa le cœur.

Porthos, le second, étendit le sien sur l’herbe: il lui avait percé la cuisse. Alors, comme l’Anglais, sans faire plus longue résistance, lui avait rendu son épée, Porthos le prit dans ses bras et le porta dans son carrosse.

Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu’après avoir rompu une cinquantaine de pas il finit par prendre la fuite à toutes jambes et disparut aux huées des laquais.

Quant à d’Artagnan, il avait joué purement et simplement un jeu défensif; puis, lorsqu’il avait vu son adversaire bien fatigué, il lui avait, d’une vigoureuse flanconade, fait sauter son épée. Le baron, se voyant désarmé, fit deux ou trois pas en arrière; mais, dans ce moment, son pied glissa, et il tomba à la renverse.

D’Artagnan fut sur lui d’un seul bond, et lui portant l’épée à la gorge:

–Je pourrais vous tuer, monsieur, dit-il à l’Anglais, et vous êtes bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l’amour de votre sœur.

D’Artagnan était au comble de la joie; il venait de réaliser le plan qu’il avait arrêté d’avance, et dont le développement avait fait éclore sur son visage les sourires dont nous avons parlé.

L’Anglais, enchanté d’avoir affaire à un gentilhomme d’aussi bonne composition, serra d’Artagnan entre ses bras, fit mille caresses aux trois mousquetaires, et, comme l’adversaire de Porthos était déjà installé dans la voiture et que celui d’Aramis avait pris la poudre d’escampette, on ne songea plus qu’au défunt.

Comme Porthos et Aramis le déshabillaient dans l’espérance que sa blessure n’était pas mortelle, une grosse bourse s’échappa de sa ceinture. D’Artagnan la ramassa et la tendit à lord Winter:

–Et que diable voulez-vous que je fasse de cela? dit l’Anglais.

–Vous la rendrez à sa famille, dit d’Artagnan,

–Sa famille se soucie bien de cette misère: elle hérite de quinze mille louis de rente; gardez cette bourse pour vos laquais.

D’Artagnan mit la bourse dans sa poche,

–Et maintenant, mon jeune ami, car vous me permettrez, je l’espère, de vous donner ce nom, dit lord Winter, dès ce soir, si vous le voulez bien, je vous présenterai à ma sœur, lady Clarick; car je veux qu’elle vous prenne à son tour dans ses bonnes grâces, et, comme elle n’est point tout à fait mal en cour, peut-être dans l’avenir un mot dit par elle ne vous serait-il point inutile.

D’Artagnan rougit de plaisir, et s’inclina en signe d’assentiment.

Pendant ce temps, Athos s’était approché de d’Artagnan.

–Que comptez-vous faire de cette bourse? lui dit-il tout bas à l’oreille.

–Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.

–A moi? et pourquoi cela?

–Dame, vous l’avez tué: ce sont les dépouilles opimes.

–Moi, hériter d’un ennemi! dit Athos, pour qui donc me prenez-vous?

–C’est l’habitude à la guerre, dit d’Artagnan; pourquoi ne serait-ce pas l’habitude dans un duel?

–Même sur le champ de bataille, dit Athos, je n’ai jamais fait cela.

Porthos leva les épaules. Aramis, d’un mouvement de lèvres approuva Athos.

–Alors, dit d’Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme lord Winter nous a dit de le faire.

–Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non à nos laquais, mais aux laquais anglais.

Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher:

–Pour vous et vos camarades.

Cette grandeur de manières dans un homme entièrement dénué frappa Porthos lui-même, et cette générosité française, redite par lord Winter et son ami, eut partout un grand succès, excepté auprès de MM. Grimaud, Mousqueton, Planchet et Bazin.

Lord Winter, en quittant d’Artagnan, lui donna l’adresse de sa sœur; elle demeurait Place Royale, qui était alors le quartier à la mode, au numéro 6. D’ailleurs, il s’engageait à le venir prendre pour le présenter. D’Artagnan lui donna rendez-vous à huit heures chez Athos.

Cette présentation à milady occupait fort la tête de notre Gascon. Il se rappelait de quelle façon étrange cette femme avait été mêlée jusque-là dans sa destinée. Selon sa conviction, c’était quelque créature du cardinal, et cependant il se sentait invinciblement entraîné vers elle par un de ces sentiments dont on ne se rend pas compte. Sa seule crainte était que milady ne reconnût en lui l’homme de Meung et de Douvres. Alors, elle saurait qu’il était des amis de M. de Tréville, et par conséquent qu’il appartenait corps et âme au roi, ce qui, dès lors, lui ferait perdre une partie de ses avantages, puisque, connu de milady comme il la connaissait, il jouerait avec elle à jeu égal. Quant à ce commencement d’intrigue entre elle et le comte de Wardes, notre présomptueux ne s’en préoccupait que médiocrement, bien que le marquis fût jeune, beau, riche et fort avant dans la faveur du cardinal. Ce n’est pas pour rien que l’on a vingt ans, et surtout que l’on est né à Tarbes.

D’Artagnan commença par aller faire chez lui une toilette flamboyante; puis il s’en revint chez Athos, et, selon son habitude, lui raconta tout. Athos écouta ses projets; puis il secoua la tête, et lui recommanda la prudence avec une sorte d’amertume.

–Quoi! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez bonne, charmante, parfaite, et voilà que vous courez déjà après une autre!

D’Artagnan sentit la vérité du reproche.

–J’aimais madame Bonacieux avec le cœur, tandis que j’aime milady avec la tête, dit-il; en me faisant conduire chez elle, je cherche surtout à m’éclairer sur le rôle qu’elle joue à la cour.

–Le rôle qu’elle joue, pardieu! il n’est pas difficile à deviner d’après tout ce que vous m’avez dit. C’est quelque émissaire du cardinal: une femme qui vous attirera dans un piège, où vous laisserez votre tête tout bonnement.

–Diable! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce me semble.

–Mon cher, je me défie des femmes; que voulez-vous! je suis payé pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde, m’avez-vous dit?

–Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.

–Ah! mon pauvre d’Artagnan! fit Athos.

–Écoutez, je veux m’éclairer; puis, quand je saurai ce que je désire savoir, je m’éloignerai.

–Éclairez-vous, dit flegmatiquement Athos.

Lord Winter arriva à l’heure dite, mais Athos, prévenu à temps, passa dans la seconde pièce. L’Anglais trouva donc d’Artagnan seul, et, comme il était près de huit heures, il emmena le jeune homme.

Un élégant carrosse attendait en bas, attelé de deux excellents chevaux; en un instant on fut Place Royale.

Milady Clarick reçut gravement d’Artagnan. Son hôtel était d’une somptuosité remarquable; et, bien que la plupart des Anglais, chassés par la guerre, quittassent la France, ou fussent sur le point de la quitter, milady venait de faire faire chez elle de nouvelles dépenses: ce qui prouvait que la mesure générale qui renvoyait les Anglais ne la regardait pas.

–Vous voyez, dit lord Winter en présentant d’Artagnan à sa sœur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et n’a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions doublement ennemis, puisque c’est moi qui l’ai insulté, et que je suis Anglais. Remerciez-le donc, madame, si vous avez quelque amitié pour moi.

Milady fronça légèrement le sourcil; un nuage à peine visible passa sur son front, et un sourire tellement étrange apparut sur ses lèvres, que le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en eut comme un frisson.

Le frère ne vit rien; il s’était retourné pour jouer avec le singe favori de milady, qui l’avait tiré par son pourpoint.

–Soyez le bienvenu, monsieur, dit milady d’une voix dont la douceur singulière contrastait avec les symptômes de mauvaise humeur que venait de remarquer d’Artagnan, vous avez acquis aujourd’hui des droits éternels à ma reconnaissance.

L’Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un détail. Milady l’écouta avec la plus grande attention; cependant on voyait facilement, quelque effort qu’elle fît pour cacher ses impressions, que ce récit ne lui était point agréable. Le sang lui montait à la tête, et son pied s’agitait impatiemment sous sa robe.

Lord Winter ne s’aperçut de rien. Puis, lorsqu’il eut fini, il s’approcha d’une table où étaient servis sur un plateau une bouteille de vin d’Espagne et des verres. Il emplit deux verres et d’un signe invita d’Artagnan à boire.

D’Artagnan savait que c’était fort désobliger un Anglais que de refuser de toaster avec lui. Il s’approcha donc de la table, et prit le second verre. Cependant il n’avait point perdu de vue milady, et dans la glace il s’aperçut du changement qui venait de s’opérer sur son visage. Maintenant qu’elle croyait n’être plus regardée, un sentiment qui ressemblait à de la férocité animait sa physionomie. Elle mordait son mouchoir à belles dents.

Cette jolie petite soubrette que d’Artagnan avait déjà remarquée entra alors; elle dit en anglais quelques mots à lord Winter, qui demanda aussitôt à d’Artagnan la permission de se retirer, s’excusant sur l’urgence de l’affaire qui l’appelait, et chargeant sa sœur d’obtenir son pardon.

D’Artagnan échangea une poignée de main avec lord Winter et revint près de milady. Son visage, avec une mobilité surprenante, avait repris une expression gracieuse.

La conversation prit une tournure enjouée. Elle raconta que lord Winter n’était que son beau-frère et non son frère: elle avait épousé un cadet de famille qui l’avait laissée veuve avec un enfant. Cet enfant était le seul héritier de lord Winter, si lord Winter ne se remariait point. Tout cela laissait voir à d’Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose, mais il ne voyait pas encore sous ce voile.

Au reste, au bout d’une demi-heure de conversation, d’Artagnan était convaincu que milady était sa compatriote: elle parlait le français avec une pureté et une élégance qui ne laissaient aucun doute à cet égard. Il se répandit en propos galants et en protestations de dévouement. A toutes les fadaises qui échappèrent à notre Gascon, milady sourit avec bienveillance. L’heure de se retirer arriva. D’Artagnan prit congé de milady et sortit du salon le plus heureux des hommes.

Sur l’escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frôla doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu’aux yeux, lui demanda pardon de l’avoir touché, d’une voix si douce, que le pardon lui fut accordé à l’instant même.

D’Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux que la veille. Lord Winter n’y était point, et ce fut milady qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirée. Elle parut prendre un grand intérêt à lui, lui demanda d’où il était, quels étaient ses amis, et s’il n’avait pas pensé quelquefois à s’attacher au service de M. le cardinal.

D’Artagnan, qui, comme on le sait, était fort prudent pour un garçon de vingt ans, se souvint alors de ses soupçons sur milady; il lui fit un grand éloge de Son Éminence, lui dit qu’il n’eût point manqué d’entrer dans les gardes du cardinal au lieu d’entrer dans les gardes du roi, s’il eût connu par exemple M. de Cavois au lieu de connaître M. de Tréville.

Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda à d’Artagnan de la façon la plus négligée du monde s’il n’avait jamais été en Angleterre.

D’Artagnan répondit qu’il y avait été envoyé par M. de Tréville pour traiter d’une remonte de chevaux, et qu’il en avait même ramené quatre comme échantillon.

A la même heure que la veille d’Artagnan se retira. Dans le corridor il rencontra encore la jolie Ketty; c’était le nom de la soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de bienveillance à laquelle il n’y avait point à se tromper. Mais d’Artagnan était si préoccupé de la maîtresse, qu’il ne remarquait absolument que ce qui venait d’elle.

D’Artagnan revint chez milady le lendemain et le surlendemain, et chaque soir milady lui fit un accueil plus gracieux.

Chaque soir, soit dans l’antichambre, soit dans le corridor, soit sur l’escalier, il rencontrait la jolie soubrette.

Mais, comme nous l’avons dit, d’Artagnan ne faisait aucune attention à cette persistance de la pauvre Ketty.






II

UN DINER DE PROCUREUR

Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle brillant ne lui avait pas fait oublier le dîner de sa procureuse. Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s’achemina vers la rue aux Ours du pas d’un homme qui est en double bonne fortune.

Son cœur battait, mais ce n’était pas, comme celui de d’Artagnan, d’un jeune et impatient amour. Non, un intérêt plus matériel lui fouettait le sang; il allait enfin franchir ce seuil mystérieux, gravir cet escalier inconnu qu’avaient monté un à un les vieux écus de maître Coquenard.

Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt fois l’image avait hanté ses rêves; bahut de forme longue et profonde, cadenassé, verrouillé, scellé au sol; bahut dont il avait si souvent entendu parler, et que les mains un peu sèches, il est vrai, mais non pas sans élégance de la procureuse allaient ouvrir à ses regards admirateurs.

Et puis lui, l’homme errant sur la terre, l’homme sans fortune, l’homme sans famille, le soldat habitué aux auberges, aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcé pour la plupart du temps de s’en tenir aux lippées de rencontre, il allait tâter des repas de ménage, savourer un intérieur confortable, et se laisser donner ces petits soins, qui, plus on est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.

Venir en qualité de cousin s’asseoir tous les jours à une bonne table, dérider le front jaune et plissé du vieux procureur, plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en leur gagnant par manière d’honoraires, pour la leçon qu’il leur donnerait en une heure, leurs économies d’un mois, tout cela souriait énormément à Porthos.

Le mousquetaire se retraçait bien de ci, de là, les mauvais propos qui couraient dès ce temps-là sur les procureurs et qui leur ont survécu: la lésine, la rognure, les jours de jeûne; mais comme, après tout, sauf quelques accès d’économie que Porthos avait toujours trouvés fort intempestifs, il avait vu la procureuse assez libérale, pour une procureuse, bien entendu, il espéra rencontrer une maison montée sur un pied flatteur.

Cependant, à la porte, le mousquetaire eut quelques doutes; l’abord n’était point fait pour engager les gens: allée puante et noire, escalier mal éclairé par des barreaux au travers desquels filtrait le jour pris d’une cour voisine; au premier, une porte basse et ferrée d’énormes clous comme la porte principale du Grand-Châtelet.

Porthos heurta du doigt; un grand clerc, pâle et enfoui sous une forêt vierge de cheveux, vint ouvrir et salua de l’air d’un homme forcé de respecter à la fois dans un autre la haute taille qui indique la force, l’habit militaire qui indique l’état, et la mine vermeille qui indique l’habitude de bien vivre.

Autre clerc plus petit derrière le premier, autre clerc plus grand derrière le second, saute-ruisseau de douze ans derrière le troisième.

En tout, trois clercs et demi; ce qui, pour le temps, annonçait une étude des plus achalandées.

Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu’à une heure, depuis midi la procureuse avait l’œil au guet et comptait sur le cœur et peut-être aussi sur l’estomac de son amant pour lui faire devancer l’heure.

Madame Coquenard arriva donc par la porte de l’appartement, presque en même temps que son convive arrivait par la porte de l’escalier, et l’apparition de la digne dame le tira d’un grand embarras. Les clercs avaient l’œil curieux, et lui, ne sachant trop que dire à cette gamme ascendante et descendante, demeurait la langue muette.

–C’est mon cousin, s’écria la procureuse; entrez donc, entrez donc, monsieur Porthos.

Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent à rire; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrèrent dans leur gravité.

On arriva dans le cabinet du procureur après avoir traversé l’antichambre où étaient les clercs, et l’étude où ils auraient dû être: cette dernière chambre était une sorte de salle noire et meublée de paperasses. En sortant de l’étude on laissa la cuisine à droite, et l’on entra dans la salle de réception.

Toutes ces pièces qui se commandaient n’inspirèrent point à Porthos de bonnes idées. Les paroles devaient s’entendre de loin par toutes ces portes ouvertes; puis, en passant, il avait jeté un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s’avouait à lui-même, à la honte de la procureuse, et à son grand regret, à lui, qu’il n’y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement qui, au moment d’un bon repas, règnent ordinairement dans ce sanctuaire de la gourmandise.

Le procureur avait sans doute été prévenu de cette visite, car il ne témoigna aucune surprise à la vue de Porthos, qui s’avança jusqu’à lui d’un air assez dégagé et le salua courtoisement.

–Nous sommes cousins, à ce qu’il paraît, monsieur Porthos? dit le procureur en se soulevant à la force des bras dans son fauteuil de canne.

Le vieillard, enveloppé d’un grand pourpoint noir où se perdait son corps fluet, était vert et sec; ses petits yeux gris brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche grimaçante, la seule partie de son visage où la vie fût demeurée. Malheureusement les jambes commençaient à refuser le service à toute cette machine osseuse; depuis cinq ou six mois que cet affaiblissement s’était fait sentir, le digne procureur était à peu près devenu l’esclave de sa femme.

Le cousin fut accepté avec résignation, voilà tout. Maître Coquenard ingambe eût décliné toute parenté avec M. Porthos.

–Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit sans se démonter Porthos, qui, d’ailleurs, n’avait jamais compté être reçu par le mari avec enthousiasme.

–Par les femmes, je crois? dit malicieusement le procureur.

Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une naïveté dont il rit dans sa grosse moustache. Madame Coquenard, qui savait que le procureur naïf était une variété fort rare dans l’espèce, sourit un peu et rougit beaucoup.

Maître Coquenard avait, dès l’arrivée de Porthos, jeté les yeux avec inquiétude sur une grande armoire placée en face de son bureau de chêne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu’elle ne répondît point par la forme à celle qu’il avait vue dans ses songes, devait être le bienheureux bahut, et il s’applaudit de ce que la réalité avait six pieds de plus en hauteur que le rêve.

Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations généalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l’armoire sur Porthos, il se contenta de dire:

–Monsieur notre cousin, avant son départ pour la campagne, nous fera bien la grâce de dîner une fois avec nous, n’est-ce pas, madame Coquenard?

Cette fois, Porthos reçut le coup en plein estomac et le sentit; il paraît que madame Coquenard n’y fut pas insensible, car elle ajouta:

–Mon cousin ne reviendra pas s’il trouve que nous le traitons mal; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps à passer à Paris, et par conséquent à nous voir, pour que nous ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut disposer jusqu’à son départ.

–Oh! mes jambes, mes pauvres jambes! où êtes-vous? murmura Coquenard.

Et il essaya de sourire.

Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.

Bientôt l’heure du dîner arriva. On passa dans la salle à manger, grande pièce noire qui était située en face de la cuisine.

Les clercs, qui, à ce qu’il paraît, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient d’une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu’ils étaient à s’asseoir. On les voyait d’avance remuer les mâchoires avec des dispositions effrayantes.

–Tudieu! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamés car le saute-ruisseau n’était pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale; tudieu! à la place de mon cousin je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragés qui n’ont pas mangé depuis six semaines.

Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil à roulettes par madame Coquenard, à qui Porthos, à son tour, vint en aide, pour rouler son mari jusqu’à la table.

A peine entré, il remua le nez et les mâchoires à l’exemple de ses clercs.

–Oh! oh! dit-il, voici un potage qui est engageant!

–Que diable sentent-ils donc de si extraordinaire dans ce potage? dit Porthos à l’aspect d’un bouillon pâle, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes nageaient rares comme les îles d’un archipel.

Madame Coquenard sourit, et, sur un signe d’elle, tout le monde s’assit avec empressement.

Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos; ensuite madame Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtes sans bouillon aux clercs impatients.

En ce moment la porte de la salle à manger s’ouvrit d’elle-même en criant, et Porthos, à travers les battants entre-bâillés aperçut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salle à manger.

Après le potage la servante apporta une poule bouillie, magnificence qui fit dilater les paupières des convives de telle façon qu’elles semblaient prêtes à se fendre.

–On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique; voilà certes une galanterie que vous faites à votre cousin.

La pauvre poule était maigre et revêtue d’une de ces grosses peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs efforts; il fallait qu’on l’eût cherchée bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir où elle s’était retirée pour mourir de vieillesse.

«Diable! pensa Porthos, voilà qui est fort triste; je respecte la vieillesse, mais j’en fais peu de cas bouillie ou rôtie.»

Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était partagée; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dévoraient d’avance cette sublime poule, objet de ses mépris.

Madame Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu’elle plaça sur l’assiette de son mari; trancha le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour elle-même; leva l’aile pour Porthos, et remit à la servante, qui venait de l’apporter, l’animal, qui s’en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps d’examiner les variations que le désappointement amène sur les visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux qui l’éprouvent.

Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son entrée, plat énorme dans lequel quelques os de mouton, qu’on eût pu, au premier abord, croire accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.

Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages résignés.

Madame Coquenard distribua ces mets aux jeunes gens avec la modération d’une bonne ménagère.

Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa d’une bouteille de grès fort exiguë le tiers d’un verre à chacun des jeunes gens, s’en versa à lui-même dans des proportions à peu près égales, et la bouteille passa aussitôt du côté de Porthos et de madame Coquenard.

Les jeunes gens remplissaient d’eau ce tiers de vin, puis, lorsqu’ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée.

Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu’il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort ménagé, et qu’il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés.

Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.

–Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos? dit madame Coquenard de ce ton qui veut dire: «Croyez-moi, n’en mangez pas.»

–Du diable si j’en goûte!... murmura tout bas Porthos.

Puis tout haut:

–Merci, ma cousine, dit-il, je n’ai plus faim.

Il se fit un silence: Porthos ne savait quelle contenance prendre. Le procureur répéta plusieurs fois:

–Ah! madame Coquenard! je vous en fais mon compliment, votre dîner était un véritable festin; Dieu! ai-je mangé!

Maître Coquenard avait mangé son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de viande.

Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença à relever sa moustache et à froncer le sourcil; mais le genou de madame Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.

Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs; sur un regard du procureur, accompagné d’un sourire de madame Coquenard, ils se levèrent lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.

–Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant, dit gravement le procureur.

Les clercs partis, madame Coquenard se leva et tira d’un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gâteau qu’elle avait fait elle-même avec des amandes et du miel.

Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu’il voyait trop de mets; Porthos regarda si le plat de fèves était encore là; le plat de fèves avait disparu.

–Festin décidément, s’écria maître Coquenard en s’agitant sur sa chaise, véritable festin, epulæ epularum; Lucullus dîne chez Lucullus.

Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il espéra qu’avec du vin, du pain et du fromage il dînerait; mais le vin manquait, la bouteille était vide; monsieur et madame Coquenard n’eurent point l’air de s’en apercevoir.

–C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu.

Il passa sa langue sur une petite cuillerée de confitures, et s’englua les dents dans la pâte collante de madame Coquenard.

–Maintenant, dit-il, le sacrifice est consommé. Ah! si je n’avais pas l’espoir de regarder avec madame Coquenard dans l’armoire de son mari!

Maître Coquenard, après les délices d’un pareil repas, qu’il appelait un excès, éprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espérait que la chose aurait lieu séance tenante et dans la localité même; mais le procureur maudit ne voulut entendre à rien; il fallut le conduire dans sa chambre, et il cria tant qu’il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de précaution encore, il posa ses pieds.

La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine, et l’on commença de poser les bases de la réconciliation.

–Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit madame Coquenard.

–Merci, dit Porthos, je n’aime pas à abuser; d’ailleurs, il faut que je songe à cet équipement.

–C’est vrai, dit la procureuse en gémissant... c’est ce malheureux équipement.

–Hélas! oui, dit Porthos, c’est lui.


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