Текст книги "Les trois mousquetaires, vol. 2 (illustré par Maurice Leloir)"
Автор книги: Alexandre Dumas
Жанр:
Зарубежная классика
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XXXV
JUGEMENT
C’était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au ciel, voilant la clarté des étoiles; la lune ne devait se lever qu’à minuit.
Parfois, à la lueur d’un éclair qui brillait à l’horizon, on apercevait la route qui se déroulait blanche et solitaire; puis, l’éclair éteint, tout rentrait dans l’obscurité.
A chaque instant, Athos rappelait d’Artagnan, toujours à la tête de la petite troupe, et le forçait à reprendre son rang, qu’au bout d’un instant il abandonnait de nouveau; il n’avait qu’une pensée, c’était d’aller en avant, et il allait.
On traversa en silence le village de Festubert, où était resté le domestique blessé, puis on longea le bois de Richebourg; arrivé à Herlier, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit à gauche.
Plusieurs fois, soit lord Winter, ou Porthos, ou Aramis, avaient essayé d’adresser la parole à l’homme au manteau rouge; mais à chaque interrogation qui lui avait été faite, il s’était incliné sans répondre. Les voyageurs avaient alors compris qu’il y avait quelque raison pour que l’inconnu gardât le silence, et ils avaient cessé de lui adresser la parole. D’ailleurs, l’orage grossissait, les éclairs se succédaient rapidement, le tonnerre commençait à gronder, et le vent, précurseur de l’ouragan, sifflait dans les plumes et dans les cheveux des cavaliers.
La cavalcade prit le grand trot.
Un peu au delà de Fromelles, l’orage éclata; on déplia les manteaux; il restait encore trois lieues à faire: on les fit sous des torrents de pluie.
D’Artagnan avait ôté son feutre et n’avait pas mis son manteau; il trouvait plaisir à laisser ruisseler l’eau sur son front brûlant et sur son corps agité de frissons fiévreux.
Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et allait arriver à la poste, un homme, abrité sous un arbre, se détacha du tronc avec lequel il était resté confondu dans l’obscurité, et s’avança jusqu’au milieu de la route, mettant son doigt sur ses lèvres.
Athos reconnut Grimaud.
–Qu’y a-t-il donc? s’écria d’Artagnan, aurait-elle quitté Armentières?
Grimaud fit de la tête un signe affirmatif. Au mouvement que fit d’Artagnan:
–Silence, d’Artagnan! dit Athos, c’est moi qui me suis chargé de tout, c’est donc à moi d’interroger Grimaud.
–Où est-elle? demanda Athos.
Grimaud étendit les mains dans la direction de la Lys.
–Loin d’ici? demanda Athos.
Grimaud présenta à son maître son index plié.
–Seule? demanda Athos.
Grimaud fit signe que oui.
–Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue d’ici, dans la direction de la rivière. C’est bien, conduis-nous, Grimaud.
Grimaud prit à travers terres, et servit de guide à la cavalcade.
Au bout de cinq cents pas à peu près, on trouva un ruisseau, que l’on traversa à gué.
A la lueur d’un éclair, on aperçut le village d’Enguinghem.
–Est-ce cela, Grimaud? demanda Athos.
Grimaud secoua la tête en signe de négation.
Et la troupe continua son chemin.
Un autre éclair brilla; et Grimaud étendant le bras, à la lueur bleuâtre du serpent de feu on distingua une petite maison isolée au bord de la rivière, à cent pas d’un bac.
Une fenêtre était éclairée.
–Nous y sommes, dit Athos.
En ce moment, un homme couché dans un fossé se leva, c’était Mousqueton; il montra du doigt la fenêtre éclairée.
–Elle est là, dit-il.
–Et Bazin? demanda Athos.
–Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.
–Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles serviteurs.
Athos sauta à bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de Grimaud, et s’avança vers la fenêtre après avoir fait signe au reste de la troupe de tourner du côté de la porte.
La petite maison était entourée d’une haie vive, de deux ou trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu’à la fenêtre privée de contrevents, mais dont les demi-rideaux étaient exactement tirés.
Il monta sur le rebord de pierre, afin que son œil pût dépasser la hauteur des rideaux.
A la lueur d’une lampe, il vit une femme enveloppée d’une mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, près d’un feu mourant: ses coudes étaient posés sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tête dans ses deux mains blanches comme de l’ivoire.
On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur les lèvres d’Athos: il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien celle qu’il cherchait.
En ce moment un cheval hennit: milady releva la tête, vit, collé à la vitre, le visage pâle d’Athos, et poussa un cri.
Athos comprit qu’il était reconnu, poussa la fenêtre du genou et de la main, la fenêtre céda, les carreaux se rompirent.
Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre.
Milady courut à la porte et l’ouvrit; plus pâle et plus menaçant encore qu’Athos, d’Artagnan était sur le seuil.
Milady recula en poussant un cri. D’Artagnan, croyant qu’elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu’elle ne leur échappât, tira un pistolet de sa ceinture; mais Athos leva la main.
–Remettez cette arme à sa place, d’Artagnan, dit-il, il importe que cette femme soit jugée et non assassinée. Attends encore un instant, d’Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, messieurs.
D’Artagnan obéit car Athos avait la voix solennelle et le geste puissant d’un juge envoyé par le Seigneur lui-même. Aussi, derrière d’Artagnan, entrèrent Porthos, Aramis, lord Winter et l’homme au manteau rouge.
Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.
Milady était tombée sur sa chaise, les mains étendues, comme pour conjurer cette terrible apparition; en apercevant son beau-frère, elle jeta un cri terrible.
–Que demandez-vous? s’écria milady.
–Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s’est appelée d’abord la comtesse de La Fère, puis ensuite lady Winter, baronne de Sheffield.
–C’est moi, c’est moi! murmura-t-elle au comble de la terreur, que me voulez-vous?
–Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos, vous serez libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur d’Artagnan, à vous d’accuser le premier.
D’Artagnan s’avança.
–Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette femme d’avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hier soir.
Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
–Nous attestons, dirent d’un seul mouvement les deux mousquetaires.
D’Artagnan continua:
–Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme d’avoir voulu m’empoisonner moi-même, dans du vin qu’elle m’avait envoyé de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin venait de mes amis; Dieu m’a sauvé, mais un homme est mort à ma place, qui s’appelait Brisemont.
–Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et Aramis.
–Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme de m’avoir poussé au meurtre du comte de Wardes; et, comme personne n’est là pour attester la vérité de cette accusation, je l’atteste, moi. J’ai dit.
Et d’Artagnan passa de l’autre côté de la chambre avec Porthos et Aramis.
–A vous, milord! dit Athos.
Le baron s’approcha à son tour.
–Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette femme d’avoir fait assassiner le duc de Buckingham.
–Le duc de Buckingham assassiné? s’écrièrent d’un seul cri tous les assistants.
–Oui, dit le baron, assassiné! Sur la lettre d’avis que vous m’aviez écrite, j’avais fait arrêter cette femme, et je l’avais donnée en garde à un loyal serviteur; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment peut-être Felton paye de sa tête le crime de cette furie.
Un frémissement courut parmi les juges à la révélation de ces crimes encore inconnus.
–Ce n’est pas tout, reprit lord Winter: mon frère, qui vous avait fait son héritière, est mort en trois heures d’une étrange maladie qui laisse des traces livides par tout le corps. Ma sœur, comment votre mari est-il mort?
–Horreur! s’écrièrent Porthos et Aramis.
–Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon frère, je demande justice contre vous, et je déclare que si on ne me la fait pas, je me la ferai.
Et lord Winter alla se ranger près de d’Artagnan, laissant la place libre à un autre accusateur.
Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.
–A mon tour, dit Athos tremblant lui-même comme le lion tremble à l’aspect du serpent, à mon tour. J’épousai cette femme quand elle était jeune fille, je l’épousai malgré toute ma famille; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom; et un jour je m’aperçus que cette femme était flétrie: cette femme était marquée d’une fleur de lis sur l’épaule gauche.
–Oh! dit milady en se levant, je défie de retrouver le tribunal qui a prononcé sur moi cette sentence infâme. Je défie de retrouver celui qui t’a exécutée.
–Silence, dit une voix. A ceci, c’est à moi de répondre!
Et l’homme au manteau rouge s’approcha à son tour.
–Quel est cet homme, quel est cet homme? s’écria milady suffoquée par la terreur et dont les cheveux, qui s’étaient dénoués, semblaient se dresser sur sa tête livide comme s’ils eussent été vivants.
Tous les yeux se portèrent sur cet homme, car à tous, excepté à Athos, il était inconnu.
Encore Athos le regardait-il avec autant de stupéfaction que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mêlé en quelque chose à l’horrible drame qui se dénouait en ce moment.
Après s’être approché de milady, d’un pas lent et solennel, de telle manière que la table seule le séparât d’elle, l’inconnu ôta son masque.
Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage pâle encadré de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression était une impassibilité glacée; puis tout à coup:
–Oh! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu’au mur; non, non, c’est une apparition infernale! ce n’est pas lui! A moi! à moi! s’écria-t-elle d’une voix rauque en se retournant vers la muraille comme si elle eût pu s’y ouvrir un passage avec ses mains.
–Mais qui êtes-vous donc? s’écrièrent tous les témoins de cette scène.
–Demandez-le à cette femme, dit l’homme au manteau rouge, car vous voyez bien qu’elle m’a reconnu, elle.
–Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille! s’écria milady en proie à une terreur insensée et se cramponnant des mains à la muraille pour ne pas tomber.
Tout le monde s’écarta, et l’homme au manteau rouge resta seul debout au milieu de la salle.
–Oh! grâce! grâce! pardon! s’écria la misérable en tombant à genoux.
L’inconnu laissa le silence se rétablir.
–Je vous le disais bien, qu’elle m’avait reconnu! reprit-il. Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire.
Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendait les paroles avec une avide anxiété.
–Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi belle qu’elle est belle aujourd’hui. Elle était religieuse au couvent des Bénédictines de Templemar. Un jeune prêtre au cœur simple et croyant desservait l’église de ce couvent; elle entreprit de le séduire et y réussit: elle eût séduit un saint. Leurs vœux à tous deux étaient sacrés, irrévocables; leur liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui qu’ils quitteraient le pays; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la France, où ils pussent vivre tranquilles parce qu’ils seraient inconnus, il fallait de l’argent; ils n’en avaient ni l’un ni l’autre. Le prêtre vola les vases sacrés, les vendit; mais comme ils s’apprêtaient à partir ensemble, ils furent arrêtés tous deux. Huit jours après elle avait séduit le fils du geôlier et s’était sauvée. Le jeune prêtre fut condamné à dix ans de fers et à la flétrissure. J’étais bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus obligé de marquer le coupable, et le coupable, messieurs, c’était mon frère! Je jurai alors que cette femme qui l’avait perdu, qui était plus que sa complice, puisqu’elle l’avait poussé au crime, partagerait au moins le châtiment. Je me doutai du lieu où elle était cachée, je la poursuivis, je l’atteignis, je la garrottai et lui imprimai la même flétrissure que j’avais imprimée à mon frère. Le lendemain de mon retour à Lille, mon frère parvint à s’échapper à son tour, on m’accusa de complicité, et l’on me condamna à rester en prison à sa place tant qu’il ne se serait pas constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait ce jugement; il avait rejoint cette femme; ils avaient fui ensemble dans le Berry; et là, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour sa sœur.
»Le seigneur de la terre sur laquelle était située l’église du curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux, amoureux au point qu’il lui proposa de l’épouser. Alors elle quitta celui quelle avait perdu pour celui qu’elle devait perdre, et devint la comtesse de La Fère...»
Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont c’était le véritable nom, et qui fit signe de la tête que tout ce qu’avait dit le bourreau était vrai.
–Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarrasser d’une existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur et bonheur, mon pauvre frère revint à Lille, et, apprenant l’arrêt qui m’avait condamné à sa place, se constitua prisonnier et se pendit le même soir au soupirail de son cachot. Au reste, c’est une justice à leur rendre, ceux qui m’avaient condamné me tinrent parole. A peine l’identité du cadavre fut-elle constatée qu’on me rendit ma liberté. Voilà le crime dont je l’accuse, voilà la cause pour laquelle elle a été marquée.
–Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme?
–La peine de mort, répondit d’Artagnan.
–Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme?
–La peine de mort, reprit lord Winter.
–Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme?
–La peine de mort, répondirent d’une voix sourde les deux mousquetaires.
Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges en se traînant sur ses genoux.
Athos étendit la main vers elle.
–Charlotte Backson, comtesse de La Fère, milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car vous êtes condamnée et vous allez mourir.
A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, milady se releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquèrent; elle sentit qu’une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et l’entraînait aussi irrévocablement que la fatalité entraîne l’homme: elle ne tenta donc pas même de faire résistance et sortit de la chaumière.
Lord Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres, et la chambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table.
XXXVI
L’EXÉCUTION
Il était minuit à peu près; la lune, échancrée par sa décroissance et ensanglantée par les dernières traces de l’orage, se levait derrière la petite ville d’Armentières, qui découpait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles à une rivière d’étain fondu; tandis que sur l’autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit. A gauche s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri aigu, périodique et monotone. Çà et là dans la plaine, à droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure sinistre.
De temps en temps un large éclair ouvrait l’horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un immense cimeterre couper le ciel et l’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne glissait dans l’atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la nature, le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus d’énergie.
Deux valets entraînaient milady, qu’ils tenaient chacun par un bras; le bourreau marchait derrière, et lord Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le bourreau.
Planchet et Bazin venaient les derniers.
Les deux valets conduisaient milady du côté de la rivière. Sa bouche était muette; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux qu’elle regardait.
Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets:
–Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite; mais si vous me livrez à vos maîtres, j’ai ici près des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort.
Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.
Athos, qui avait entendu la voix de milady, s’approcha vivement, lord Winter en fit autant.
–Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont plus sûrs.
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton.
Arrivés au bord de l’eau, le bourreau s’approcha de milady et lui lia les pieds et les mains.
Alors elle rompit le silence pour s’écrier:
–Vous êtes des lâches, vous êtes des misérables assassins, vous vous mettez à dix pour égorger une femme; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengée...
–Vous n’êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n’appartenez pas à l’espèce humaine, vous êtes un démon échappé de l’enfer et que nous allons y faire rentrer.
–Ah! messieurs les hommes vertueux! dit milady, faites attention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son tour un assassin.
–Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, madame, dit l’homme au manteau rouge en frappant sur sa large épée; c’est le dernier juge, voilà tout.
Et, comme il la liait en disant ces paroles, milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent un effet étrange en s’envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois.
–Mais si je suis coupable, si j’ai commis les crimes dont vous m’accusez, hurlait milady, conduisez-moi devant un tribunal; vous n’êtes pas des juges, vous, pour me condamner.
–Je vous avais proposé Tyburn, dit lord Winter, pourquoi n’avez-vous pas voulu?
–Parce que je ne veux pas mourir! s’écria milady en se débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir!
–La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte, dit d’Artagnan.
–J’entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit milady.
–Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes sortie pour perdre mon frère.
Milady poussa un cri d’effroi et tomba sur ses genoux.
Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l’emporter vers le bateau.
–Oh, mon Dieu! s’écria-t-elle, mon Dieu! allez-vous donc me noyer!
Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que d’Artagnan, qui d’abord était le plus acharné contre milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la tête, se bouchant les oreilles avec la paume de ses mains; et cependant, malgré cela, il l’entendait encore menacer et crier.
D’Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœur lui manqua.
–Oh! je ne puis voir cet affreux spectacle! je ne puis consentir à ce que cette femme meure ainsi!
Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s’était reprise à une lueur d’espérance.
–D’Artagnan! d’Artagnan! cria-t-elle, souviens-toi que je t’ai aimé!
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos se leva, tira son épée, se mit sur son chemin.
–Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble.
D’Artagnan tomba à genoux et pria.
–Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
–Volontiers, monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement être juste en accomplissant ma fonction sur cette femme.
–C’est bien.
Athos fit un pas vers milady.
–Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m’avez fait; je vous pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon amour souillé et mon salut à jamais compromis par le désespoir où vous m’avez jeté. Mourez en paix.
Lord Winter s’avança à son tour.
–Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement de mon frère, l’assassinat de Sa Grâce lord Buckingham; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix.
–Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi, madame, d’avoir, par une fourberie indigne d’un gentilhomme, provoqué votre colère; et, en échange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.
–I am lost! murmura en anglais milady, I must die.
Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout autour d’elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d’un œil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle écouta, elle n’entendit rien.
Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.
–Où vais-je mourir? dit-elle.
–Sur l’autre rive, répondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d’argent.
–Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution; que l’on voie bien que nous agissons en juges.
–C’est bien, dit le bourreau; et que maintenant, à son tour, cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier, mais mon devoir.
Et il jeta l’argent dans la rivière.
Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la coupable et l’exécuteur; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils étaient tombés à genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d’un nuage pâle qui surplombait l’eau en ce moment.
On le vit aborder sur l’autre rive; les personnages se dessinaient en noir sur l’horizon rougeâtre.
Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la corde qui liait ses pieds: en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit la fuite. Mais le sol était humide; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux.
Une idée superstitieuse la frappa sans doute; elle comprit que le ciel lui refusait son secours et resta dans l’attitude où elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes.
Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de la lune se refléta sur la lame de sa large épée, les deux bras retombèrent; on entendit le sifflement du fer et le cri de la victime, puis une masse tronquée s’affaissa sous le coup.
Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l’étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la tête, puis le noua par les quatre coins, le rechargea sur son épaule et remonta dans le bateau. Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière:
–Laissez passer la justice de Dieu! cria-t-il à haute voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l’eau, qui se referma sur lui.
Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à Paris; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et le même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de Tréville.
–Eh bien! messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous êtes-vous bien amusés dans votre excursion?
–Prodigieusement! répondit Athos en son nom et au nom de ses camarades.