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Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir)
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Автор книги: Alexandre Dumas



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«Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l’exige absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront, et rétablissez-vous promptement.

«TRÉVILLE.»

–Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu’il faut me suivre, Athos.

–Aux eaux de Forges!

–Là ou ailleurs.

–Pour le service du roi.

–Du roi ou de la reine: ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs Majestés?

En ce moment Porthos entra.

–Pardieu, dit-il, voici une chose étrange: depuis quand, dans les mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés sans qu’il les demandent?

–Depuis, dit d’Artagnan, qu’ils ont des amis qui les demandent pour eux.

–Ah! ah! dit Porthos, il paraît qu’il y a du nouveau ici?

–Oui, nous partons, dit Aramis.

–Pour quel pays? demanda Porthos.

–Ma foi, je n’en sais trop rien, dit Athos: demande cela à d’Artagnan.

–Pour Londres, messieurs, dit d’Artagnan.

–Pour Londres! s’écria Porthos; et qu’allons-nous faire à Londres?

–Voilà ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut vous fier à moi.

–Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de l’argent, et je n’en ai pas.

–Ni moi, dit Aramis.

–Ni moi, dit Athos.

–J’en ai, moi, reprit d’Artagnan en tirant son trésor de sa poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents pistoles; prenons-en chacun soixante-quinze; c’est autant qu’il en faut pour aller à Londres et pour en revenir. D’ailleurs, soyez tranquilles, nous n’y arriverons pas tous, à Londres.

–Et pourquoi cela?

–Parce que, selon toute probabilité, il y en aura quelques uns d’entre nous qui resteront en route.

–Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons?

–Et des plus dangereuses, je vous en avertis.

–Ah çà! mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins?

–Tu en seras bien plus avancé! dit Athos.

–Cependant, dit Aramis, je suis de l’avis de Porthos.

–Le roi a-t-il l’habitude de vous rendre des comptes? Non; il vous dit tout bonnement: Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres; allez vous battre, et vous y allez. Pourquoi? vous ne vous en inquiétez même pas.

–D’Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui viennent de M. de Tréville, et voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais d’où. Allons nous faire tuer où l’on nous dit d’aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions? D’Artagnan, je suis prêt à te suivre.

–Et moi aussi, dit Porthos.

–Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien je ne suis pas fâché de quitter Paris. J’ai besoin de distractions.

–Eh bien! vous en aurez, des distractions, messieurs, soyez tranquilles! dit d’Artagnan.

–Et maintenant, quand partons-nous? dit Athos.

–Tout de suite, répondit d’Artagnan; il n’y a pas une minute à perdre.

–Holà! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin! crièrent les quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les chevaux de l’hôtel.

En effet, chaque mousquetaire laissait à l’hôtel général comme à une caserne son cheval et celui de son laquais.

Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hâte.

–Maintenant dressons le plan de campagne, dit Porthos. Où allons-nous d’abord?

–A Calais, dit d’Artagnan; c’est la ligne la plus directe pour arriver à Londres.

–Eh bien! dit Porthos, voici mon avis.

–Parle.

–Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects: d’Artagnan nous donnera à chacun ses instructions; je partirai en avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin; Athos partira deux heures après par celle d’Amiens; Aramis nous suivra par celle de Noyon; quant à d’Artagnan, il partira par celle qu’il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que Planchet nous suivra en d’Artagnan et avec l’uniforme des gardes.

–Messieurs, dit Athos, mon avis est qu’il ne convient pas de mettre en rien des laquais dans une pareille affaire: un secret peut par hasard être trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des laquais.

–Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d’Artagnan, en ce que j’ignore moi-même quelles instructions je puis vous donner. Je suis porteur d’une lettre, voilà tout. Je n’ai pas et ne puis faire trois copies de cette lettre, puisqu’elle est scellée; il faut donc, à mon avis, voyager de compagnie. Cette lettre est là, dans cette poche.—Et il montra la poche où était la lettre.—Si je suis tué, l’un de vous la prendra et vous continuerez la route; s’il est tué, ce sera le tour d’un autre, et ainsi de suite; pourvu qu’un seul arrive, c’est tout ce qu’il faut.

–Bravo, d’Artagnan! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut être conséquent d’ailleurs; je vais prendre les eaux, vous m’accompagnerez; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer; je suis libre. On veut nous arrêter, je montre la lettre de M. de Tréville, et vous montrez vos congés; on nous attaque, nous nous défendons; on nous juge, nous soutenons mordicus que nous n’avions d’autre intention que de nous tremper un certain nombre de fois dans la mer: on aurait trop bon marché de quatre hommes isolés, tandis que quatre hommes réunis font une troupe. Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons; si l’on envoie une armée contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l’a dit d’Artagnan, portera la lettre.

–Bien dit! s’écria Aramis; tu ne parles pas souvent, Athos, mais quand tu parles, c’est comme saint Jean Bouche-d’Or. J’adopte le plan d’Athos Et toi, Porthos?

–Moi aussi, dit Porthos, s’il convient à d’Artagnan. D’Artagnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de l’entreprise; qu’il décide, et nous exécuterons.

–Eh bien! dit d’Artagnan, je décide que nous adoptions le plan d’Athos et que nous partions dans une demi-heure.

–Adopté! reprirent en chœur les trois mousquetaires.

Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l’heure convenue.


XX

VOYAGE

A deux heures du matin nos quatre aventuriers sortirent de Paris par la barrière Saint-Denis; tant qu’il fit nuit ils restèrent muets; malgré eux ils subissaient l’influence de l’obscurité et voyaient des embûches partout.

Aux premiers rayons du jour leurs langues se délièrent; avec le soleil la gaieté revint: c’était comme à la veille d’un combat, le cœur battait, les yeux riaient, on sentait que la vie qu’on allait peut-être quitter était au bout du compte une bonne chose.

L’aspect de la caravane, au reste, était des plus formidables: les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude de l’escadron qui fait marcher régulièrement ces nobles compagnons du soldat eussent trahi le plus strict incognito.

Les valets suivaient, armés jusqu’aux dents.

Tout alla bien jusqu’à Chantilly, où l’on arriva vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant une auberge que recommandait une enseigne représentant saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir prêts à repartir immédiatement.

On entra dans la salle commune et l’on se mit à table.

Un gentilhomme, qui venait d’arriver par la route de Dammartin, était assis à cette même table et déjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps; les voyageurs répondirent: il but à leur santé; les voyageurs lui rendirent sa politesse.

Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les chevaux étaient prêts et où l’on se levait de table, l’étranger proposa à Porthos la santé du cardinal, Porthos répondit qu’il ne demandait pas mieux, si l’étranger à son tour voulait boire à la santé du roi. L’étranger s’écria qu’il ne connaissait d’autre roi que Son Éminence. Porthos l’appela ivrogne; l’étranger tira son épée.

–Vous avez fait une sottise, dit Athos, n’importe, il n’y a pas à reculer maintenant, tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que vous pourrez.

Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute bride, tandis que Porthos promettait à son adversaire de le perforer de tous les coups connus de l’escrime.

–Et d’un! dit Athos au bout de cinq cents pas.

–Mais pourquoi cet homme s’est-il attaqué à Porthos plutôt qu’à tout autre? demanda Aramis.

–Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il l’a pris pour le chef, dit d’Artagnan.

–J’ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de sagesse, murmura Athos.

Et les voyageurs continuèrent leur route.

A Beauvais on s’arrêta deux heures, tant pour faire souffler les chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos n’arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.

A une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trouvait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cet endroit, avaient l’air d’y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses.

Aramis craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il était trop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos qui poussa son cheval contre l’un d’eux.

Alors chacun de ces hommes recula jusqu’au fossé et y prit un mousquet caché; il en résulta que nos sept voyageurs furent littéralement passés par les armes. Aramis reçut une balle qui lui traversa l’épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas des reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu’il fût grièvement atteint; mais comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il crut être plus dangereusement blessé qu’il ne l’était.

–C’est une embuscade, dit d’Artagnan, ne brûlons pas une amorce, et en route.

Aramis, tout blessé qu’il était, saisit la crinière de son cheval, qui l’emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait rejoints, et galopait tout seul à son rang.

–Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.

–J’aimerais mieux un chapeau, dit d’Artagnan; le mien a été emporté par une balle. C’est bien heureux, ma foi, que la lettre que je porte n’ait pas été dedans.

–Ah çà! mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit Aramis.

–Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant, dit Athos. M’est avis que sur le terrain l’ivrogne se sera dégrisé.

Et l’on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent si fatigués, qu’il était à craindre qu’ils ne refusassent bientôt le service. Les voyageurs avaient pris la traverse, espérant de cette façon être moins inquiétés; mais à Crèvecœur, Aramis déclara qu’il ne pouvait aller plus loin. Et en effet, il avait fallu tout le courage qu’il cachait sous sa forme élégante et sous ses façons polies pour arriver jusque-là. A tout moment, il pâlissait et l’on était obligé de le soutenir sur son cheval; on le descendit à la porte du cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans une escarmouche, était plus embarrassant qu’utile, et l’on repartit dans l’espérance d’aller coucher à Amiens.

–Morbleu! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route, réduits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet; morbleu! je ne serai plus leur dupe, et je vous réponds qu’ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l’épée d’ici à Calais. J’en jure...

–Ne jurons pas, dit d’Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y consentent.

Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui, vigoureusement stimulés, retrouvèrent des forces. On arriva à Amiens à minuit, et l’on descendit à l’auberge du Lis-d’Or.

L’hôtelier avait l’air du plus honnête homme de la terre, il reçut les voyageurs son bougeoir d’une main et son bonnet de coton de l’autre: il voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre: malheureusement chacune de ces chambres était à l’extrémité de l’hôtel. D’Artagnan et Athos refusèrent; l’hôte répondit qu’il n’y en avait cependant pas d’autres dignes de Leurs Excellences; mais les voyageurs déclarèrent qu’ils coucheraient dans la chambre commune chacun sur un matelas qu’on leur jetterait à terre. L’hôte insista, les voyageurs tinrent bon; il fallut faire ce qu’ils voulurent.

Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en dedans lorsqu’on frappa au volet de la cour; ils demandèrent qui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.

En effet, c’était Planchet et Grimaud.

–Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet; si ces messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte; de cette façon-là, ils seront sûrs qu’on n’arrivera pas jusqu’à eux.

–Et sur quoi coucheras-tu? dit d’Artagnan.

–Voici mon lit, répondit Planchet.

Et il montra une botte de paille.

–Viens donc, dit d’Artagnan, tu as raison: la figure de l’hôte ne me convient pas, elle est trop gracieuse.

–Ni à moi non plus, dit Athos.

Planchet monta par la fenêtre, s’installa en travers de la porte, tandis que Grimaud allait s’enfermer dans l’écurie, répondant qu’à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prêts.

La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du matin d’ouvrir la porte; mais comme Planchet se réveilla en sursaut et cria: Qui va là? on répondit qu’on se trompait et on s’éloigna.

A quatre heures du matin on entendit un grand bruit dans les écuries. Grimaud avait voulu réveiller les garçons d’écurie, et les garçons d’écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre, on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête fendue d’un coup de manche à fourche.

Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux; les chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures, la veille, aurait pu continuer la route, mais, par une erreur inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu’on avait envoyé chercher, à ce qu’il paraît, pour saigner le cheval de l’hôte, avait saigné celui de Mousqueton.

Cela commençait à devenir inquiétant: tous ces accidents successifs étaient peut-être le résultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien être celui d’un complot. Athos et d’Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait s’informer s’il n’y avait pas trois chevaux à vendre dans les environs. A la porte étaient deux chevaux tout équipés, frais et vigoureux. Cela faisait bien l’affaire. Il demanda où étaient les maîtres; on lui dît que les maîtres avaient passé la nuit dans l’auberge et réglaient leur compte à cette heure avec le maître.

Athos descendit pour payer la dépense, tandis que d’Artagnan et Planchet se tenaient sur la porte de la rue; l’hôtelier était dans une chambre basse et reculée, on pria Athos d’y passer.

Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer: l’hôte était seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs était entr’ouvert. Il prit l’argent que lui présenta Athos, le tourna et le retourna dans ses mains, et tout à coup, s’écriant que la pièce était fausse, il déclara qu’il allait le faire arrêter, lui et son compagnon, comme faux monnayeurs.

–Drôle, dit Athos en marchant sur lui, je vais te couper les oreilles.

Au même instant quatre hommes armés jusqu’aux dents entrèrent par les portes latérales et se jetèrent sur Athos.

–Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons; au large, d’Artagnan, pique, pique!

Et il lâcha deux coups de pistolet.

D’Artagnan et Planchet ne se le firent pas répéter deux fois, ils détachèrent les deux chevaux qui attendaient à la porte, sautèrent dessus, leur enfoncèrent leurs éperons dans le ventre et partirent au triple galop.

–Sais-tu ce qu’est devenu Athos? demanda d’Artagnan à Planchet en courant.

–Ah! monsieur, dit Planchet, j’en ai vu tomber deux à ses deux coups, et il m’a semblé, à travers la porte vitrée, qu’il ferraillait avec les autres.

–Brave Athos! murmura d’Artagnan. Et quand on pense qu’il faut l’abandonner! Au reste, autant nous attend peut-être à deux pas d’ici. En avant, Planchet, en avant! tu es un brave homme.

–Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Planchet, les Picards ça se reconnaît à l’user; d’ailleurs, je suis ici dans mon pays, ça m’excite.

Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent à Saint-Omer d’une seule traite. A Saint-Omer ils firent souffler les chevaux la bride passée à leurs bras, de peur d’accident, et mangèrent un morceau sur le pouce tout debout dans la rue, après quoi ils repartirent.

A cent pas des portes de Calais, le cheval de d’Artagnan s’abattit, et il n’y eut pas moyen de le faire relever, le sang lui sortait par le nez et par les yeux: restait celui de Planchet; mais celui-là s’était arrêté, et il n’y eut plus moyen de le faire repartir.

Heureusement, comme nous l’avons dit, ils étaient à cent pas de la ville: ils laissèrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au port. Planchet fit remarquer à son maître un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les précédait que d’une cinquantaine de pas.

Ils s’approchèrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait fort affairé. Il avait ses bottes couvertes de poussière, et s’informait s’il ne pourrait point passer à l’instant même en Angleterre.

–Rien ne serait plus facile, répondit le patron d’un bâtiment prêt à mettre à la voile; mais ce matin est arrivé l’ordre de ne laisser partir personne sans une permission expresse de M. le cardinal.

–J’ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant le papier de sa poche, la voici.

–Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et donnez-moi la préférence.

–Où trouverai-je le gouverneur?

–A sa campagne.

–Et cette campagne est située?

–A un quart de lieue de la ville; tenez, vous la voyez d’ici, au pied de cette petite éminence, ce toit en ardoises.

–Très bien! dit le gentilhomme.

Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du gouverneur.

D’Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents pas de distance.

Une fois hors de la ville, d’Artagnan pressa le pas et rejoignit le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.

–Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me paraissez fort pressé?

–On ne peut plus pressé, monsieur.

–J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car comme je suis très pressé aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.

–Lequel?

–De me laisser passer le premier.

–Impossible, dit le gentilhomme, j’ai fait soixante lieues en quarante-quatre heures, et il faut que demain à midi je sois à Londres.

–J’ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut que demain à dix heures je sois à Londres.

–Désespéré, monsieur; mais je suis arrivé le premier, et je ne passerai pas le second.

–Désespéré, monsieur; mais je suis arrivé le second, et je passerai le premier.

–Service du roi! dit le gentilhomme.

–Service de moi! dit d’Artagnan.

–Mais c’est une mauvaise querelle que vous me cherchez là, ce me semble.

–Parbleu! que voulez-vous que ce soit?

–Que désirez-vous?

–Vous voulez le savoir?

–Certainement.

–Eh bien! je veux l’ordre dont vous êtes porteur, attendu que je n’en ai pas, moi, et qu’il m’en faut un.

–Vous plaisantez, je présume.

–Je ne plaisante jamais.

–Laissez-moi passer!

–Vous ne passerez pas.

–Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tête. Holà, Lubin! mes pistolets.

–Planchet, dit d’Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du maître.

Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme il était fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le genou sur la poitrine.

–Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet; moi, j’ai fait la mienne.

Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et fondit sur d’Artagnan; mais il avait affaire à forte partie.

En trois secondes d’Artagnan lui fournit trois coups d’épée en disant à chaque coup:

–Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis.

Au troisième coup le gentilhomme tomba comme une masse.

D’Artagnan le crut mort, ou tout au moins évanoui, et s’approcha pour lui prendre l’ordre; mais au moment où il étendait le bras afin de le fouiller, le blessé, qui n’avait pas lâché son épée, lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant:

–Un pour vous.

–Et un pour moi! au dernier les bons! s’écria d’Artagnan furieux, et le clouant par terre d’un quatrième coup d’épée dans le ventre.

Cette fois le gentilhomme ferma les yeux et s’évanouit. D’Artagnan fouilla dans la poche où il l’avait vu remettre l’ordre de passage, et le prit. Il était au nom du comte de Wardes. Puis, jetant un dernier coup d’œil sur le beau jeune homme, qui avait vingt-cinq ans à peine, et qu’il laissait là gisant, privé de sentiment et peut-être mort, il poussa un soupir sur cette étrange destinée qui porte les hommes à se détruire les uns les autres pour les intérêts de gens qui leur sont étrangers et qui souvent ne savent pas même qu’ils existent.

Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par Lubin, qui poussait des hurlements et criait de toutes ses forces au secours.

Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses forces.

–Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera pas, j’en suis bien sûr; mais aussitôt que je le lâcherai, il va se remettre à crier. Je le reconnais pour un Normand, et les Normands sont entêtés.

En effet, tout comprimé qu’il était, Lubin essayait encore de filer des sons.

–Attends! dit d’Artagnan.

Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.

–Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre.

La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes près de son domestique; et comme la nuit commençait à tomber et que le garrotté et le blessé étaient tous deux à quelques pas dans le bois, il était évident qu’ils devaient rester là jusqu’au lendemain.

–Et maintenant, dit d’Artagnan, chez le gouverneur!

–Mais vous êtes blessé, ce me semble? dit Planchet.

–Ce n’est rien, occupons-nous du plus pressé; puis nous reviendrons à ma blessure, qui, au reste, ne me paraît pas très dangereuse.

Et tous deux s’acheminèrent à grands pas vers la campagne du digne fonctionnaire.

On annonça M. le comte de Wardes.

D’Artagnan fut introduit.

–Vous avez un ordre signé du cardinal? dit le gouverneur.

–Oui, monsieur, répondit d’Artagnan, le voici.

–Ah! ah! il est en règle et bien recommandé, dit le gouverneur.

–C’est tout simple, répondit d’Artagnan, je suis de ses plus fidèles.

–Il paraît que Son Éminence veut empêcher quelqu’un de parvenir en Angleterre.

–Oui, un certain d’Artagnan, un gentilhomme béarnais qui est parti de Paris avec trois de ses amis dans l’intention de gagner Londres.

–Le connaissez-vous personnellement? demanda le gouverneur.

–Qui cela?

–Ce d’Artagnan.

–A merveille.

–Donnez-moi son signalement alors.

–Rien de plus facile.

Et d’Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.

–Est-il accompagné? demanda le gouverneur.

–Oui, d’un valet nommé Lubin.

–On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son Éminence peut être tranquille, ils seront reconduits à Paris sous bonne escorte.

–Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d’Artagnan, vous aurez bien mérité du cardinal.

–Vous le reverrez à votre retour, monsieur le comte?

–Sans aucun doute.

–Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.

–Je n’y manquerai pas.

Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer et le remit à d’Artagnan.

D’Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le gouverneur, le remercia et partit.

Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et, faisant un long détour, ils évitèrent le bois et rentrèrent par une autre porte.

Le bâtiment était toujours prêt à partir, le patron attendait sur le port.

–Eh bien? dit-il en apercevant d’Artagnan.

–Voici ma passe visée, dit celui-ci.

–Et cet autre gentilhomme?

–Il ne partira pas aujourd’hui, dit d’Artagnan. mais soyez tranquille, je payerai le passage pour nous deux.

–En ce cas, partons, dit le patron.

–Partons! répéta d’Artagnan.

Et il sauta avec Planchet dans le canot; cinq minutes après ils étaient à bord.

Il était temps, à une demi-lieue en mer d’Artagnan vit briller une lumière et entendit une détonation.

C’était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.

Il était temps de s’occuper de sa blessure; heureusement, comme l’avait pensé d’Artagnan, elle n’était pas des plus dangereuses: la pointe de l’épée avait rencontré une côte et avait glissé le long de l’os; de plus, la chemise s’était collée aussitôt à la plaie, et à peine avait-elle répandu quelques gouttes de sang.

D’Artagnan était brisé de fatigue: on lui étendit un matelas sur le pont, il se jeta dessus et s’endormit.

Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou quatre lieues seulement des côtes d’Angleterre; la brise avait été faible toute la nuit et l’on avait peu marché.

A dix heures le bâtiment jetait l’ancre dans le port de Douvres.

A dix heures et demie, d’Artagnan mettait le pied sur la terre d’Angleterre en s’écriant:

–Enfin m’y voilà!

Mais ce n’était pas tout: il fallait gagner Londres. En Angleterre, la poste était assez bien servie. D’Artagnan et Planchet prirent chacun un bidet, un postillon courut devant eux; en quatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.

D’Artagnan ne connaissait pas Londres, d’Artagnan ne savait pas un mot d’anglais; mais il écrivit le nom de Buckingham sur un papier, et chacun lui indiqua l’hôtel du duc.

Le duc était à la chasse à Windsor, avec le roi.

D’Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui, l’ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait parfaitement français, et lui dit qu’il arrivait de Paris pour affaire de vie et de mort et qu’il fallait qu’il parlât à son maître à l’instant même.

La confiance avec laquelle parlait d’Artagnan convainquit Patrice, c’était le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller deux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant à Planchet, on l’avait descendu de sa monture, raide comme un jonc: le pauvre garçon était au bout de ses forces; d’Artagnan semblait de fer.

On arriva au château, là on se renseigna; le roi et Buckingham chassaient à l’oiseau dans des marais situés à deux ou trois lieues de là.

En vingt minutes on fut au lieu indiqué. Bientôt Patrice entendit la voix de son maître qui appelait son faucon.

–Qui faut-il que j’annonce à milord duc? demanda Patrice.

–Le jeune homme qui un soir lui a cherché une querelle sur le Pont-Neuf, en face de la Samaritaine.

–Singulière recommandation!

–Vous verrez qu’elle en vaut bien une autre.

Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annonça dans les termes que nous avons dits qu’un messager l’attendait.

Buckingham reconnut d’Artagnan à l’instant même, et, se doutant que quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demander où était celui qui la lui apportait; et ayant reconnu de loin l’uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et vint droit à d’Artagnan. Patrice, par discrétion, se tint à l’écart.

–Il n’est point arrivé malheur à la reine? s’écria Buckingham répandant toute sa pensée et tout son amour dans cette interrogation.

–Je ne crois pas; cependant je crois qu’elle court quelque grand péril dont Votre Grâce seule peut la tirer.

–Moi? s’écria Buckingham. Eh quoi! je serais assez heureux pour lui être bon à quelque chose! Parlez! parlez!

–Prenez cette lettre, dit d’Artagnan.

–Cette lettre! de qui vient cette lettre?

–De Sa Majesté, à ce que je pense.

–De Sa Majesté! dit Buckingham pâlissant si fort que d’Artagnan crut qu’il allait se trouver mal.

–Quelle est cette déchirure? dit-il en montrant à d’Artagnan un endroit où elle était percée à jour.

–Ah! ah! dit d’Artagnan, je n’avais pas vu cela; c’est l’épée du comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.

–Vous êtes blessé? demanda Buckingham en rompant le cachet.

–Oh! rien! dit d’Artagnan, une égratignure.

–Juste ciel! qu’ai-je lu! s’écria le duc. Patrice, reste ici ou plutôt rejoins le roi partout où il sera, et dis à Sa Majesté que je la supplie humblement de m’excuser, mais qu’une affaire de la plus haute importance me rappelle à Londres. Venez, monsieur, venez.

Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.


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