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Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir)
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Автор книги: Alexandre Dumas



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Porthos parut respirer plus librement.

–Et que vous est-il donc arrivé, mon cher Porthos? continua d’Artagnan.

–Il m’est arrivé qu’en me fendant sur mon adversaire, à qui j’avais déjà allongé trois coups d’épée, et avec lequel je voulais en finir d’un quatrième, mon pied a porté sur une pierre, et je me suis foulé le genou.

–Vraiment?

–D’honneur! Heureusement pour le maraud, car je ne l’aurais laissé que mort sur la place, je vous en réponds.

–Et qu’est-il devenu?

–Oh! je n’en sais rien; il en a eu assez, et il est parti sans demander son reste; mais vous, mon cher d’Artagnan, que vous est-il arrivé?

–De sorte, continua d’Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos, vous retient au lit?

–Ah! mon Dieu oui, voilà tout; du reste, dans quelque jours je serai sur pied.

–Pourquoi alors ne vous êtes-vous pas fait transporter à Paris? Vous devez vous ennuyer cruellement ici.

–C’était mon intention; mais, mon cher ami, il faut que je vous avoue une chose.

–Laquelle?

–C’est que, comme je m’ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites, et que j’avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m’aviez distribuées, j’ai, pour me distraire, fait monter près de moi un gentilhomme qui était de passage, et auquel j’ai proposé de faire une partie de dés. Il a accepté, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passées de ma poche dans la sienne, sans compter mon cheval, qu’il a encore emporté par-dessus le marché. Mais vous, mon cher d’Artagnan?

–Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas être privilégié de toutes les façons, dit d’Artagnan; vous savez le proverbe: «Malheureux au jeu, heureux en amour.» Vous êtes trop heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas; mais que vous importent à vous les revers de la fortune! n’avez-vous pas, heureux coquin que vous êtes, n’avez-vous pas votre duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide?

–Eh bien! voyez, mon cher d’Artagnan, comme je joue de guignon, répondit Porthos de l’air le plus dégagé du monde, je lui ai écrit de m’envoyer quelque cinquante louis dont j’avais absolument besoin, vu la position où je me trouvais...

–Eh bien?

–Eh bien, il faut qu’elle soit dans ses terres, car elle ne m’a pas répondu.

–Vraiment?

–Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde épître plus pressante encore que la première; mais vous voilà, mon très cher, parlons de vous. Je commençais, je vous l’avoue, à être dans une certaine inquiétude sur votre compte.

–Mais votre hôte se conduit bien envers vous, à ce qu’il paraît, mon cher Porthos, dit d’Artagnan, montrant au malade les casseroles pleines et les bouteilles vides.

–Coussi, coussi! répondit Porthos. Il y a déjà trois ou quatre jours que l’impertinent m’a monté son compte, et que je les ai mis à la porte, son compte et lui; de sorte que je suis ici comme une façon de vainqueur, comme une manière de conquérant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d’être forcé dans la position, je suis armé jusqu’aux dents.

–Cependant, dit en riant d’Artagnan, il me semble que de temps en temps vous faites des sorties.

Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.

–Non pas moi, malheureusement! dit Porthos. Cette misérable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu’il nous arrive du renfort, il nous faudra un supplément de victuailles.

–Mousqueton, dit d’Artagnan, il faudra que vous me rendiez un service.

–Lequel, monsieur?

–C’est de donner votre recette à Planchet; je pourrais me trouver assiégé à mon tour, et je ne serais pas fâché qu’il me fît jouir des mêmes avantages dont vous gratifiez votre maître.

–Eh mon Dieu! monsieur, dit Mousqueton d’un air modeste, rien de plus facile. Il s’agit d’être adroit, voilà tout. J’ai été élevé à la campagne, et mon père, dans ses moments perdus, était quelque peu braconnier.

–Et le reste du temps, que faisait-il?

–Monsieur, il pratiquait une industrie que j’ai toujours trouvée assez heureuse.

–Laquelle?

–Comme c’était au temps des guerres des catholiques et des huguenots, et qu’il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout au nom de la religion, il s’était fait une croyance mixte, ce qui lui permettait d’être tantôt catholique, tantôt huguenot. Or, il se promenait habituellement, son escopette sur l’épaule, derrière les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un catholique seul, la religion protestante l’emportait aussitôt dans son esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur; puis, lorsqu’il était à dix pas de lui, il entamait un dialogue qui finissait presque toujours par l’abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu’il voyait venir un huguenot, il se sentait pris d’un zèle catholique si ardent qu’il ne comprenait pas comment, un quart d’heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la supériorité de notre sainte religion. Car moi, monsieur, je suis catholique, mon père, fidèle à ses principes, ayant fait mon frère aîné huguenot.

–Et comment a fini ce digne homme? demanda d’Artagnan.

–Oh! de la façon la plus malheureuse, monsieur. Un jour il s’était trouvé pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique à qui il avait déjà eu affaire, et qui le reconnurent tous deux; de sorte qu’ils se réunirent contre lui et le pendirent à un arbre; puis ils vinrent se vanter de la belle équipée qu’ils avaient faite dans le cabaret du premier village, où nous étions à boire, mon frère et moi.

–Et que fîtes-vous? dit d’Artagnan.

–Nous les laissâmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposée, mon frère alla s’embusquer sur le chemin du catholique et moi sur celui du protestant. Deux heures après, tout était fini, nous leur avions fait chacun son affaire, tout en admirant la prévoyance de notre pauvre père, qui avait pris la précaution de nous élever chacun dans une religion différente.

–En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre père me paraît avoir été un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que dans ses moments perdus le brave homme était braconnier?

–Oui, monsieur, et c’est lui qui m’a appris à nouer un collet et à placer une ligne de fond. Il en résulte que lorsque j’ai vu que notre gredin d’hôte nous nourrissait d’un tas de grosses viandes bonnes pour des manants, et qui n’allaient point à deux estomacs aussi débilités que les nôtres, je me suis remis quelque peu à mon ancien métier. Tout en me promenant dans le bois de Monsieur le Prince, j’ai tendu des collets dans les passées; tout en me couchant au bord des pièces d’eau de Son Altesse, j’ai glissé des lignes dans les étangs. De sorte que maintenant, grâce à Dieu, nous ne manquons pas, comme monsieur peut s’en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et d’anguilles, tous aliments légers et sains, convenables pour des malades.

–Mais le vin, dit d’Artagnan, qui fournit le vin? c’est votre hôte?

–C’est-à-dire oui et non.

–Comment, oui et non?

–Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu’il a cet honneur.

–Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses instructives.

–Voici, monsieur. Le hasard a fait que j’ai rencontré dans mes pérégrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays et entre autres le Nouveau Monde.

Cet Espagnol avait à son service un laquais qui l’avait accompagné dans son voyage au Mexique. Ce laquais était mon compatriote, et nous nous liâmes d’autant plus rapidement, qu’il y avait entre nous de grands rapports de caractère. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de sorte qu’il me racontait comment, dans les plaines des pampas, les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples nœuds coulants qu’ils jettent au cou de ces terribles animaux. D’abord, je ne voulais pas croire qu’on pût en arriver à ce degré d’adresse, de jeter à vingt ou trente pas l’extrémité d’une corde où l’on veut; mais devant la preuve il fallait bien reconnaître la vérité du récit. Mon ami plaçait une bouteille à trente pas, et à chaque coup il lui prenait le goulot dans un nœud coulant. Je me livrai à cet exercice, et comme la nature m’a doué de quelques facultés, aujourd’hui je jette le lasso aussi bien qu’homme du monde. Eh bien! comprenez-vous? Notre hôte a une cave très bien garnie, mais dont la clé ne le quitte pas; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso; et comme je sais maintenant où est le bon coin, j’y puise. Maintenant voulez-vous goûter notre vin, et, sans prévention, vous nous direz ce que vous en pensez.

–Merci, mon ami, merci; malheureusement je viens de déjeuner.

–Eh bien! dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous déjeunerons, nous, d’Artagnan nous racontera ce qu’il est devenu lui-même, depuis dix jours qu’il nous a quittés.

–Volontiers, dit d’Artagnan.

Tandis que Porthos et Mousqueton déjeunaient avec des appétits de convalescents et cette cordialité de frères qui rapproche les hommes dans le malheur, d’Artagnan raconta comment Aramis blessé avait été forcé de s’arrêter à Crèvecœur, comment il avait laissé Athos se débattre à Amiens entre les mains de quatre hommes qui l’accusaient d’être un faux monnayeur, et comment lui, d’Artagnan, avait été forcé de passer sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu’en Angleterre.

Mais là s’arrêta la confidence de d’Artagnan: il annonça seulement qu’à son retour de la Grande-Bretagne il avait ramené quatre chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons; puis il termina en annonçant à Porthos que celui qui lui était destiné était déjà installé dans l’écurie de l’hôtel.

En ce moment Planchet entra; il prévenait son maître que les chevaux étaient suffisamment reposés, et qu’il serait possible d’aller coucher à Clermont.

Comme d’Artagnan était à peu près rassuré sur Porthos, et qu’il lui tardait d’avoir des nouvelles de ses deux autres amis, il tendit la main au malade, et le prévint qu’il allait se mettre en route pour continuer ses recherches. Au reste, comme il comptait revenir par la même route, si, dans sept à huit jours, Porthos était encore à l’hôtel du Grand-Saint-Martin, il le reprendrait en passant.

Porthos répondit que, selon toute probabilité sa foulure ne lui permettrait pas de s’éloigner d’ici là. D’ailleurs il fallait qu’il restât à Chantilly pour attendre une réponse de sa duchesse.

D’Artagnan lui souhaita cette réponse prompte et bonne; et, après avoir recommandé de nouveau Porthos à Mousqueton, et payé sa dépense à l’hôte, il se remit en route avec Planchet, déjà débarrassé d’un de ses chevaux de main.

XXVI

LA THÈSE D’ARAMIS

D’Artagnan n’avait rien dit à Porthos de sa blessure ni de sa procureuse. Il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait raconté le glorieux mousquetaire; convaincu qu’il n’y a pas d’amitié qui tienne à un secret surpris, surtout quand ce secret intéresse l’orgueil; puis on a toujours une certaine supériorité morale sur ceux dont on sait la vie, sans qu’ils s’en doutent. Or d’Artagnan, dans ses projets d’intrigue à venir, décidé qu’il était à faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune, d’Artagnan n’était pas fâché de réunir d’avance dans sa main les fils invisibles à l’aide desquels il comptait les mener.

Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serra le cœur: il pensait à cette jeune et jolie madame Bonacieux qui devait lui donner le prix de son dévouement; mais, hâtons-nous de le dire, cette tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu’il arrivât malheur à cette pauvre femme. Pour lui, il n’y avait pas de doute, plus il y réfléchissait plus il était persuadé qu’elle était victime d’une vengeance du cardinal. Comment avait-il pu trouver grâce devant les yeux du ministre, c’est ce qu’il ignorait lui-même et sans doute ce que lui eût révélé M. de Cavois, si le capitaine des gardes l’eût trouvé chez lui.

Rien ne fait marcher le temps et n’abrège la route comme une pensée qui absorbe en elle-même toutes les facultés de celui qui pense. L’existence extérieure ressemble alors à un sommeil dont cette pensée est le rêve. Par son influence, le temps n’a pas de mesure, l’espace n’a plus de distance. On part d’un lieu, et l’on arrive à un autre, voilà tout. De l’intervalle parcouru, rien ne reste présent à votre souvenir qu’un brouillard vague dans lequel s’effacent mille images confuses d’arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie à cette hallucination que d’Artagnan franchit, à l’allure que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui séparent Chantilly de Crèvecœur, sans qu’en arrivant dans ce village il se souvînt d’aucune des choses qu’il avait rencontrées sur sa route.

Là seulement la mémoire lui revint, il secoua la tête, aperçut le cabaret où il avait laissé Aramis, et, mettant son cheval au trot, il s’arrêta à la porte.

Cette fois ce ne fut pas un hôte, mais une hôtesse qui le reçut; d’Artagnan était physionomiste, il enveloppa d’un coup d’œil la grosse figure réjouie de la maîtresse du lieu, et comprit qu’il n’avait pas besoin de dissimuler avec elle, et qu’il n’avait rien à craindre de la part d’une si joyeuse commère.

–Ma bonne dame, lui demanda d’Artagnan, pourriez-vous me dire ce qu’est devenu un de mes amis que nous avons été forcés de laisser ici il y a une dizaine de jours?

–Un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, doux, aimable, bien fait?

–C’est cela; de plus, blessé à l’épaule.

–Justement.

–Eh bien! monsieur, il est toujours ici.

–Ah pardieu! ma chère dame, dit d’Artagnan en mettant pied à terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la vie; où est-il ce cher Aramis, que je l’embrasse? car, je l’avoue, j’ai hâte de le revoir.

–Pardon, monsieur, mais je doute qu’il puisse vous recevoir en ce moment.

–Pourquoi cela? est-ce qu’il est avec une femme?

–Jésus! que dites-vous là! le pauvre garçon! Non, monsieur, il n’est pas avec une femme.

–Et avec qui est-il donc?

–Avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites d’Amiens.

–Mon Dieu! s’écria d’Artagnan, le pauvre garçon irait-il plus mal?

–Non, monsieur, au contraire; mais à la suite de sa maladie, la grâce l’a touché, et il s’est décidé à entrer dans les ordres.

–C’est juste, dit d’Artagnan, j’avais oublié qu’il n’était mousquetaire que par intérim.

–Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir?

–Plus que jamais.

–Eh bien! monsieur n’a qu’à prendre l’escalier à droite dans la cour, au second, numéro 5.»

D’Artagnan s’élança dans la direction indiquée et trouva un de ces escaliers extérieurs comme nous en voyons encore aujourd’hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on n’arrivait pas ainsi chez le futur abbé: les défilés de la chambre d’Aramis étaient gardés ni plus ni moins que les jardins d’Armide; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage avec d’autant plus d’intrépidité qu’après bien des années d’épreuves Bazin se voyait enfin près d’arriver au résultat qu’il avait éternellement ambitionné.

En effet, le rêve du pauvre Bazin avait toujours été de servir un homme d’église, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans l’avenir où Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la soutane. La promesse renouvelée chaque jour par le jeune homme que le moment ne pouvait tarder, l’avait seule retenu au service d’un mousquetaire, service dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son âme.

Bazin était donc au comble de la joie. Selon toute probabilité, cette fois son maître ne se dédirait pas. La réunion de la douleur physique à la douleur morale avait produit l’effet si longtemps désiré: Aramis, souffrant à la fois du corps et de l’âme, avait enfin arrêté sur la religion ses yeux et sa pensée, et il avait regardé comme un avertissement du ciel le double accident qui lui était arrivé, c’est-à-dire la disparition subite de sa maîtresse et sa blessure à l’épaule.

On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition où il se trouvait, être plus désagréable à Bazin que l’arrivée de d’Artagnan, laquelle pouvait rejeter son maître dans le tourbillon des idées mondaines qui l’avaient si longtemps entraîné. Il résolut donc de défendre bravement la porte; et comme, trahi par la maîtresse de l’auberge, il ne pouvait dire qu’Aramis était absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le comble de l’indiscrétion que de déranger son maître dans la pieuse conférence qu’il avait entamée depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne pouvait être terminée avant le soir.

Mais d’Artagnan ne tint aucun compte de l’éloquent discours de maître Bazin, et comme il ne se souciait pas d’entamer une polémique avec le valet de son ami, il l’écarta tout simplement d’une main, et de l’autre il tourna le bouton de la porte numéro 5.

La porte s’ouvrit, et d’Artagnan pénétra dans la chambre.

Aramis, en surtout noir, le chef accommodé d’une espèce de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal à une calotte, était assis devant une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d’énormes in-folio; à sa droite était assis le supérieur des jésuites et à sa gauche le curé de Montdidier. Les rideaux étaient à demi clos et ne laissaient pénétrer qu’un jour mystérieux, ménagé pour une béate rêverie. Tous les objets mondains qui peuvent frapper l’œil quand on entre dans la chambre d’un jeune homme, et surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par enchantement, et, de peur sans doute que leur vue ne ramenât son maître aux idées de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l’épée, les pistolets, le chapeau à plumes, les broderies et dentelles de tout genre et de toute espèce. Mais en leur lieu et place, d’Artagnan crut apercevoir dans un coin obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou à la muraille.

Au bruit que fit d’Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tête et reconnut son ami. Mais au grand étonnement du jeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit était détaché des choses de la terre.

–Bonjour, cher d’Artagnan, dit Aramis; croyez que je suis heureux de vous voir.

–Et moi aussi, dit d’Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sûr que ce soit à Aramis que je parle.

–A lui-même, mon ami, à lui-même; mais qui a pu vous faire douter?...

–J’avais peur de me tromper de chambre et j’ai cru d’abord entrer dans l’appartement de quelque homme d’église; puis une autre erreur m’a pris en vous trouvant en compagnie de ces messieurs, c’est que vous ne fussiez gravement malade.

Les deux hommes noirs lancèrent sur d’Artagnan, dont ils comprirent l’intention, un regard presque menaçant; mais d’Artagnan ne s’en inquiéta pas.

–Je vous trouble peut-être, mon cher Aramis, continua d’Artagnan, car, d’après ce que je vois, je suis porté à croire que vous vous confessez à ces messieurs.

Aramis rougit imperceptiblement.

–Vous, me troubler? oh! bien au contraire, cher ami, je vous le jure; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me réjouir en vous voyant sain et sauf.

–Ah! il y vient enfin! pensa d’Artagnan, ce n’est pas malheureux!

–Car monsieur, qui est mon ami, vient d’échapper à un rude danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la main d’Artagnan aux deux ecclésiastiques.

–Louez Dieu, monsieur, répondirent ceux-ci en s’inclinant à l’unisson.

–Je n’y ai pas manqué, mes révérends, répondit le jeune homme en leur rendant leur salut à son tour.

–Vous arrivez à propos, cher d’Artagnan, dit Aramis, et vous allez, en prenant part à la discussion, l’éclairer de vos lumières. M. le principal d’Amiens, M. le curé de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines questions théologiques dont l’intérêt nous captive depuis longtemps; je serais charmé d’avoir votre avis.

–L’avis d’un homme d’épée est bien dénué de poids, répondit d’Artagnan, qui commençait à s’inquiéter de la tournure que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, à la science de ces messieurs.

Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.

–Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera précieux; voici de quoi il s’agit: M. le principal croit que ma thèse doit être surtout dogmatique et didactique.

–Votre thèse! vous faites donc une thèse?

–Sans doute, répondit le jésuite: pour l’examen qui précède l’ordination, une thèse est de rigueur.

–L’ordination! s’écria d’Artagnan, qui ne pouvait croire à ce que lui avaient dit successivement l’hôtesse et Bazin: l’ordination!

Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois personnages qu’il avait devant lui.

–Or, continua Aramis en prenant sur son fauteuil la même pose gracieuse que s’il eût été dans une ruelle, et en examinant avec complaisance sa main blanche et potelée comme une main de femme, qu’il tenait en l’air pour en faire descendre le sang; or, comme vous l’avez entendu, d’Artagnan, M. le principal voudrait que ma thèse fût dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu’elle fût idéale. C’est donc pourquoi M. le principal me proposait ce sujet, qui n’a point encore été traité, dans lequel je reconnais qu’il y a matière à de magnifiques développements:

«Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est.»

D’Artagnan, dont nous connaissons l’érudition, ne sourcilla pas plus à cette citation qu’à celle que lui avait faite M. de Tréville à propos des présents qu’il prétendait que d’Artagnan avait reçus de M. de Buckingham.

–Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilité: Les deux mains sont indispensables aux prêtres des ordres inférieurs, quand ils donnent la bénédiction.

–Admirable sujet! s’écria le jésuite.

–Admirable et dogmatique! répéta le curé, qui, de la force de d’Artagnan à peu près sur le latin, surveillait soigneusement le jésuite pour emboîter le pas avec lui et répéter ses paroles comme un écho.

Quant à d’Artagnan, il demeura parfaitement indifférent à l’enthousiasme des deux hommes noirs.

–Oui, admirable! prorsùs admirabile! continua Aramis, mais qui exige une étude approfondie des Pères et des Écritures. Or, j’ai avoué à ces savants ecclésiastiques, et cela en toute humilité, que les veilles des corps de garde et le service du roi m’avaient fait un peu négliger l’étude. Je me trouverai donc plus à mon aise, faciliùs natans, dans un sujet de mon choix, qui serait à ces rudes questions théologiques ce que la morale est à la métaphysique en philosophie.

D’Artagnan s’ennuyait profondément, le curé aussi.

–Voyez quel exorde! s’écria le jésuite.

Exordium, répéta le curé pour dire quelque chose.

Quemadmodum inter cœlorum immensitatem.

Aramis jeta un coup d’œil de côté sur d’Artagnan, et il vit que son ami bâillait à se démonter la mâchoire.

–Parlons français, mon père, dit-il au jésuite, M. d’Artagnan goûtera plus vivement nos paroles.

–Oui, je suis fatigué de la route, dit d’Artagnan, et tout ce latin m’échappe.

–D’accord, dit le jésuite un peu dépité, tandis que le curé, transporté d’aise, tournait sur d’Artagnan un regard plein de reconnaissance; eh bien! voyez le parti qu’on tirerait de cette glose.

–Moïse, serviteur de Dieu... il n’est que serviteur, entendez-vous bien! Moïse bénit avec les mains; il se fait tenir les deux bras, tandis que les Hébreux battent leurs ennemis: donc il bénit avec les deux mains. D’ailleurs, que dit l’évangile: Imponite manus, et non pas manum: Imposez les mains, et non pas la main.

–Imposez les mains, répéta le curé en faisant un geste.

–A saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jésuite: Porrige digitos. Présentez les doigts; y êtes-vous maintenant?

–Certes, répondit Aramis en se délectant, mais la chose est subtile.

–Les doigts! reprit le jésuite; saint Pierre bénit avec les doigts. Le pape bénit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bénit-il? Avec trois doigts, un pour le Père, un pour le Fils, et un pour le Saint-Esprit.

Tout le monde se signa; d’Artagnan crut devoir imiter cet exemple.

–Le pape est successeur de saint Pierre et représente les trois pouvoirs divins; le reste, ordines inferiores de la hiérarchie ecclésiastique, bénit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bénissent avec les goupillons, qui simulent un nombre indéfini de doigts bénissants. Voilà le sujet simplifié, Argumentum omni denudatum ornamento. Je ferais avec cela, continua le jésuite, deux volumes de la taille de celui-ci.

Et dans son enthousiasme il frappait sur le Saint-Chrysostome in-folio, qui faisait plier la table sous son poids.

D’Artagnan frémit.

–Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette thèse, mais en même temps je la reconnais écrasante pour moi. J’avais choisi ce texte; dites-moi, cher d’Artagnan s’il n’est point de votre goût: Non inutile est desiderium in oblatione, ou mieux encore: Un peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur.

–Halte-là! s’écria le jésuite, car cette thèse frise l’hérésie; il y a une proposition presque semblable dans l’Augustinus de l’hérésiarque Jansénius, dont tôt ou tard le livre sera brûlé par les mains du bourreau. Prenez garde, mon jeune ami, vous vous perdrez!

–Vous vous perdrez, dit le curé en secouant douloureusement la tête.

–Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre, qui est un écueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des pélagiens et des demi-pélagiens.

–Mais, mon révérend... reprit Aramis quelque peu abasourdi de la grêle d’arguments qui lui tombait sur la tête.

–Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui donner le temps de parler, que l’on doit regretter le monde lorsqu’on s’offre à Dieu? Écoutez ce dilemme: Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le monde, c’est regretter le diable: voilà ma conclusion.

–C’est la mienne aussi, dit le curé.

–Mais de grâce!... reprit Aramis.

Desideras diabolum, infortuné! s’écria le jésuite.

–Il regrette le diable! Ah! mon jeune ami, reprit le curé en gémissant, ne regrettez pas le diable, c’est moi qui vous en supplie.

D’Artagnan tournait à l’idiotie; il lui semblait être dans une maison de fous, et qu’il allait devenir fou comme ceux qu’il voyait. Seulement il était forcé de se taire, ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui.

–Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle commençait à percer un peu d’impatience; je ne dis pas que je regrette: non, je ne prononcerai jamais cette phrase, qui ne serait pas orthodoxe...

Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit autant.

–Non, mais convenez au moins qu’on a mauvaise grâce de n’offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté. Ai-je raison, d’Artagnan?

–Je le crois pardieu bien! s’écria celui-ci.

Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise.

–Voici mon point de départ, c’est un syllogisme: le monde ne manque pas d’attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice; or, l’Écriture dit positivement: Faites un sacrifice au Seigneur.

–Cela est vrai, dirent les antagonistes.

–Et puis, continua Aramis en se pinçant l’oreille pour la rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j’ai fait certain rondeau là-dessus que je communiquai à M. Voiture l’an passé, et duquel ce jeune homme m’a fait mille compliments.

–Un rondeau! fit dédaigneusement le jésuite.

–Un rondeau! dit machinalement le curé.

–Dites, dites, s’écria d’Artagnan, cela nous changera quelque peu.

–Non, car il est religieux, répondit Aramis, et c’est de la théologie en vers.

–Diable! fit d’Artagnan.

–Le voici, dit Aramis d’un petit air modeste qui n’était pas exempt d’une certaine teinte d’hypocrisie:

Vous qui pleurez un passé plein de charmes,

Et qui traînez des jours infortunés,

Tous vos malheurs se verront terminés,

Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes,

Vous qui pleurez.

D’Artagnan et le curé parurent flattés. Le jésuite persista dans son opinion.

–Gardez-vous du goût profane dans le style théologique. Que dit en effet saint Augustin? Severus sit clericorum sermo.

–Oui, que le sermon soit clair! dit le curé.

–Or, se hâta d’interrompre le jésuite en voyant que son acolyte se fourvoyait; or votre thèse plaira aux dames, voilà tout: elle aura le succès d’une plaidoirie de Me Patru.

–Plaise à Dieu! s’écria Aramis transporté.

–Vous le voyez, s’écria le jésuite, le monde parle encore en vous à haute voix, altissimâ voce. Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je tremble que la grâce ne soit point efficace.

–Rassurez-vous, mon révérend; je réponds de moi.

–Présomption mondaine!

–Je me connais, mon père, ma résolution est irrévocable.

–Alors vous vous obstinez à poursuivre cette thèse?

–Je me sens appelé à traiter celle-là, et non pas une autre; je vais donc la continuer, et demain j’espère que vous serez satisfait des corrections que j’y aurai faites d’après vos avis.

–Travaillez lentement, dit le curé, nous vous laissons dans des dispositions excellentes.

–Oui, le terrain est tout ensemencé, dit le jésuite, et nous n’avons pas à craindre qu’une partie du grain soit tombée sur la pierre, l’autre sur le bord du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangé le reste, aves cœli comederunt illam.

–Que la peste t’étouffe avec ton latin! dit d’Artagnan, qui se sentait au bout de ses forces.

–Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.

–A demain, jeune téméraire, dit le jésuite; vous promettez d’être une des lumières de l’Église; veuille le ciel que cette lumière ne soit pas un feu dévorant!

D’Artagnan, qui pendant une heure s’était rongé les ongles d’impatience, commençait à attaquer la chair.

Les deux hommes noirs se levèrent, saluèrent Aramis et d’Artagnan, et s’avancèrent vers la porte. Bazin, qui s’était tenu debout et qui avait écouté toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s’élança vers eux, prit le bréviaire du curé, le missel du jésuite, et marcha respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.


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