Текст книги "Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir)"
Автор книги: Alexandre Dumas
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Зарубежная классика
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[1] Nous savons bien que cette locution de milady n’est usitée qu’autant qu’elle est suivie du nom de famille. Mais nous la trouvons ainsi dans le manuscrit, et nous ne voulons pas prendre sur nous de la changer.
Et l’inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
Pendant ce temps l’hôte, qui ne doutait pas que ce fût la présence du jeune garçon qui chassât l’inconnu de son hôtellerie, était remonté chez sa femme et avait trouvé d’Artagnan maître enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur, car, à l’avis de l’hôte, l’inconnu ne pouvait être qu’un grand seigneur, il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à continuer son chemin. D’Artagnan, à moitié abasourdi, sans pourpoint et la tête tout emmaillotée de linges, se leva donc, et, poussé par l’hôte, commença de descendre; mais, en arrivant à la cuisine, la première chose qu’il aperçut fut son provocateur, qui causait tranquillement au marchepied d’un lourd carrosse attelé de deux gros chevaux normands.
Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par la portière, était une femme de vingt à vingt-deux ans. Nous avons déjà dit avec quelle rapidité d’investigation d’Artagnan embrassait toute une physionomie; il vit donc du premier coup d’œil que la femme était jeune et belle. Or, cette beauté le frappa d’autant plus qu’elle était parfaitement étrangère aux pays méridionaux que jusque-là d’Artagnan avait habités. C’était une pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains d’albâtre. Elle causait très vivement avec l’inconnu.
–Ainsi, Son Éminence m’ordonne... disait la dame.
–De retourner à l’instant même en Angleterre, et de la prévenir directement si le duc quittait Londres.
–Et quant à mes autres instructions? demanda la belle voyageuse.
–Elles sont renfermées dans cette boîte, que vous n’ouvrirez que de l’autre côté de la Manche.
–Très bien; et vous, que faites-vous?
–Moi, je retourne à Paris.
–Sans châtier cet insolent petit garçon? demanda la dame.
L’inconnu allait répondre: mais au moment où il ouvrait la bouche, d’Artagnan, qui avait tout entendu, s’élança sur le seuil de la porte.
—C’est cet insolent petit garçon qui châtie les autres, s’écria-t-il, et j’espère bien que cette fois-ci celui qu’il doit châtier ne lui échappera pas comme la première.
–Ne lui échappera pas? reprit l’inconnu en fronçant le sourcil.
–Non, devant une femme, vous n’oseriez pas fuir, je présume.
–Songez, s’écria milady en voyant le gentilhomme porter la main à son épée, songez que le moindre retard peut tout perdre.
–Vous avez raison, s’écria le gentilhomme; partez donc de votre côté, moi, je pars du mien.
Et saluant la dame d’un signe de tête, il s’élança sur son cheval tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s’éloignant chacun par un côté opposé de la rue.
–Eh! votre dépense, vociféra l’hôte, dont l’affection pour son voyageur se changeait en un profond dédain, en voyant qu’il s’éloignait sans solder ses comptes.
–Paye, maroufle, s’écria le voyageur, toujours galopant, à son laquais, lequel jeta aux pieds de l’hôte deux ou trois pièces d’argent et se mit à galoper après son maître.
–Ah! lâche, ah! misérable, ah! faux gentilhomme! cria d’Artagnan s’élançant à son tour après le laquais.
Mais le blessé était trop faible encore pour supporter une pareille secousse. A peine eut-il fait dix pas que ses oreilles tintèrent, qu’un éblouissement le prit, qu’un nuage de sang passa sur ses yeux et qu’il tomba au milieu de la rue en criant encore:
–Lâche! lâche! lâche!
–Il est en effet bien lâche, murmura l’hôte en s’approchant de d’Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garçon, comme le héron de la fable avec son limaçon du soir.
–Oui, bien lâche, murmura d’Artagnan; mais elle, bien belle!
–Qui, elle? demanda l’hôte.
–Milady, balbutia d’Artagnan.
Et il s’évanouit une seconde fois.
–C’est égal, dit l’hôte, j’en perds deux, mais il me reste celui-là, que je suis sûr de conserver au moins quelques jours. C’est toujours onze écus de gagnés.
On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d’Artagnan.
L’hôte avait compté sur onze jours de maladie à un écu par jour; mais il avait compté sans son voyageur. Le lendemain, dès cinq heures du matin, d’Artagnan se leva, descendit lui-même à la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrédients dont la liste n’est pas parvenue jusqu’à nous, du vin, de l’huile, du romarin, et, la recette de sa mère à la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-même et ne voulant admettre l’adjonction d’aucun médecin. Grâce sans doute à l’efficacité du baume de Bohême, et peut-être aussi grâce à l’absence de tout docteur, d’Artagnan se trouva sur pied dès le soir même, et à peu près guéri le lendemain.
Mais au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule dépense du maître, qui avait gardé une diète absolue, tandis qu’au contraire le cheval jaune, au dire de l’hôtelier du moins, avait mangé trois fois plus qu’on n’eût raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d’Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onze écus qu’elle contenait; mais, quant à la lettre adressée à M. de Tréville, elle avait disparu.
Le jeune homme commença par chercher cette lettre avec une grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse; mais lorsqu’il eut acquis la conviction que la lettre était introuvable, il entra dans un troisième accès de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et d’huile aromatisés: car en voyant cette jeune mauvaise tête s’échauffer et menacer de tout casser dans l’établissement si l’on ne retrouvait pas sa lettre, l’hôte s’était déjà saisi d’un épieu, sa femme d’un manche à balai, et ses garçons des mêmes bâtons qui avaient servi la surveille.
–Ma lettre de recommandation! s’écriait d’Artagnan, ma lettre de recommandation! ou sangdieu je vous embroche tous comme des ortolans!
Malheureusement une circonstance s’opposait à ce que le jeune homme accomplît sa menace: c’est que, comme nous l’avons dit, son épée avait été, dans sa première lutte, brisée en deux morceaux, ce qu’il avait parfaitement oublié. Il en résulta que lorsque d’Artagnan voulut, en effet, dégainer, il se trouva purement et simplement armé d’un tronçon d’épée de huit ou dix pouces à peu près, que l’hôte avait soigneusement renfoncé dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l’avait adroitement détourné pour s’en faire une lardoire.
Cependant cette déception n’eût probablement pas arrêté notre fougueux jeune homme, si l’hôte n’avait réfléchi que la réclamation que lui adressait son voyageur était parfaitement juste.
–Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu, où est cette lettre?
–Oui, où est cette lettre? cria d’Artagnan. D’abord, je vous en préviens, cette lettre est pour M. de Tréville, et il faut qu’elle se retrouve; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui!
Cette menace acheva d’intimider l’hôte. Après le roi et M. le cardinal, M. de Tréville était l’homme dont le nom peut-être était le plus souvent répété par les militaires et même par les bourgeois. Il y avait bien le Père Joseph, c’est vrai, mais son nom, à lui, n’était jamais prononcé que tout bas, tant était grande la terreur qu’inspirait l’Éminence grise, comme on appelait le familier du cardinal.
Aussi, jetant son épieu loin de lui, et ordonnant à sa femme d’en faire autant de son manche à balai et à ses valets de leurs bâtons, il donna le premier l’exemple en se mettant lui-même à la recherche de la lettre perdue.
–Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de précieux? demanda l’hôte au bout d’un instant d’investigations inutiles.
–Sandis! je le crois bien! s’écria le Gascon, qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin à la cour, elle contenait ma fortune.
–Des bons sur l’Espagne? demanda l’hôte inquiet.
–Des bons sur la trésorerie particulière de Sa Majesté, répondit d’Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi, grâce à cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette réponse quelque peu hasardée.
–Diable! fit l’hôte tout à fait désespéré.
–Mais il n’importe, continua d’Artagnan avec l’aplomb national, il n’importe, et l’argent n’est rien: cette lettre était tout. J’eusse mieux aimé perdre mille pistoles que de la perdre.
Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille; mais une certaine pudeur juvénile le retint.
Un trait de lumière frappa tout à coup l’esprit de l’hôte qui se donnait au diable en ne trouvant rien.
–Cette lettre n’est point perdue, s’écria-t-il.
–Ah! fit d’Artagnan.
–Non; elle vous a été prise.
–Prise! et par qui?
–Par le gentilhomme d’hier. Il est descendu à la cuisine, où était votre pourpoint. Il y est resté seul. Je gagerais que c’est lui qui l’a volée.
–Vous croyez? répondit d’Artagnan peu convaincu; car il savait mieux que personne l’importance toute personnelle de cette lettre, et n’y voyait rien qui pût tenter la cupidité. Le fait est qu’aucun des valets, aucun des voyageurs présents n’eût rien gagné à posséder ce papier.
–Vous dites donc, reprit d’Artagnan, que vous soupçonnez cet impertinent gentilhomme.
–Je vous dis que j’en suis sûr, continua l’hôte, lorsque je lui ai annoncé que votre seigneurie était le protégé de M. de Tréville et que vous aviez même une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m’a demandé où était cette lettre, et est descendu immédiatement à la cuisine, où il savait qu’était votre pourpoint.
–Alors, c’est mon voleur, répondit d’Artagnan; je m’en plaindrai à M. de Tréville, et M. de Tréville s’en plaindra au roi.
Puis il tira majestueusement deux écus de sa poche, les donna à l’hôte, qui l’accompagna, le chapeau à la main, jusqu’à la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre accident jusqu’à la porte Saint-Antoine à Paris, où son propriétaire le vendit trois écus, ce qui était fort bien payé, attendu que d’Artagnan l’avait fort surmené pendant la dernière étape. Aussi le maquignon auquel d’Artagnan le céda, moyennant les neuf livres susdites, ne cacha-t-il point au jeune homme qu’il n’en donnait cette somme exorbitante qu’à cause de l’originalité de sa couleur.
D’Artagnan entra donc dans Paris à pied, portant son petit paquet sous son bras, et marcha tant qu’il trouvât à louer une chambre qui convînt à l’exiguïté de ses ressources. Cette chambre fut une espèce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, près du Luxembourg.
Aussitôt le denier à Dieu donné, d’Artagnan prit possession de son logement, passa le reste de la journée à coudre à son pourpoint et à ses chausses des passementeries que sa mère avait détachées d’un pourpoint presque neuf de M. d’Artagnan père, et qu’elle lui avait données en cachette; puis il alla quai de la Ferraille faire remettre une lame à son épée; puis il revint au Louvre s’informer, au premier mousquetaire qu’il rencontra, de la situation de l’hôtel de M. de Tréville, lequel était situé rue du Vieux-Colombier, c’est-à-dire justement dans le voisinage de la chambre arrêtée par d’Artagnan: circonstance qui lui parut d’un heureux augure pour le succès de son voyage.
Après quoi, content de la façon dont il s’était conduit à Meung, sans remords dans le passé, confiant dans le présent et plein d’espérance dans l’avenir, il se coucha et s’endormit du sommeil du brave.
Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu’à neuf heures du matin, heure à laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de Tréville, le troisième personnage du royaume d’après l’estimation paternelle.
II
L’ANTICHAMBRE DE M. DE TRÉVILLE
M. de Troisville, comme s’appelait encore sa famille en Gascogne, ou M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même à Paris, avait réellement commencé comme d’Artagnan, c’est-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d’audace, d’esprit et d’entendement, qui fait que le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l’héritage paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelle difficile qu’on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé quatre à quatre les échelons.
Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville l’avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu’à défaut d’argent comptant,—chose qui toute la vie manqua au Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu’il n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire avec de l’esprit,—qu’à défaut d’argent comptant, disons-nous, il l’avait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pour armes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise: fidelis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était médiocre pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul héritage, à M. son fils, son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nom sans tache qui l’accompagnait, M. de Tréville fut admis dans la maison du jeune prince, où il servit si bien de son épée, et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d’abord, et Tréville après, et peut-être même avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville, attachement royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui n’en était pas moins un attachement. C’est que dans ces temps malheureux on cherchait fort à s’entourer d’hommes de la trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l’épithète de fort, qui faisait la seconde partie de son exergue; mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète de fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers; c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence obéissante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’œil rapide, à la main prompte, à qui l’œil n’avait été donné que pour voir si le roi était mécontent de quelqu’un, et la main que pour frapper ce déplaisant quelqu’un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin, à Tréville, il n’avait manqué jusque-là que l’occasion; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de Tréville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels étaient à Louis XIII, pour le dévouement, ou plutôt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise était à Louis XI.
De son côté, et sous ce rapport, le cardinal n’était pas en reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable élite dont Louis XIII s’entourait, ce second ou plutôt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses mousquetaires, comme Louis XIII avait les siens, et l’on voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes les provinces de France et même dans tous les États étrangers, les hommes célèbres pour les grands coups d’épée. Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie d’échecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens; et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la victoire des leurs. Ainsi du moins le disent les Mémoires d’un homme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et dans beaucoup de ces victoires.
Tréville avait pris le côté faible de son maître, et c’est à cette adresse qu’il devait la longue et constante faveur d’un roi qui n’a pas laissé la réputation d’avoir été très fidèle à ses amitiés. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air narquois qui hérissait de colère la moustache grise de Son Éminence. Tréville entendait admirablement bien la guerre de cette époque, où, quand on ne vivait pas aux dépens de l’ennemi, on vivait aux dépens de ses compatriotes: ses soldats formaient une légion de diables-à-quatre, indisciplinée pour tout autre que pour lui.
Débraillés, avinés, écorchés, les mousquetaires du roi, ou plutôt ceux de M. de Tréville, s’épandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans les lieux publics, criant fort, et retroussant leurs moustaches, faisant sonner leurs épées, heurtant avec volupté les gardes de M. le Cardinal, quand ils les rencontraient; puis dégainant en pleine rue, avec mille plaisanteries; tués quelquefois, mais sûrs en ce cas d’être pleurés et vengés; tuant souvent, et sûrs alors de ne pas moisir en prison, M. de Tréville étant là pour les réclamer. Aussi M. de Tréville était-il loué sur toutes les gammes par ces hommes qui l’adoraient, et qui, tous gens de sac et de corde qu’ils étaient, tremblaient devant lui comme des écoliers devant leur maître, obéissant au moindre mot, et prêts à se faire tuer pour laver le moindre reproche.
M. de Tréville avait usé de ce levier puissant, pour le roi d’abord et les amis du roi,—puis pour lui-même et pour ses amis. Au reste, dans aucun des Mémoires de ce temps, qui a laissé tant de Mémoires, on ne voit que ce digne gentilhomme ait été accusé, même par ses ennemis, et il en avait autant parmi les gens de plume que chez les gens d’épée; nulle part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait été accusé de se faire payer la coopération de ses séides. Avec un rare génie d’intrigue, qui le rendait l’égal des plus forts intrigants, il était resté honnête homme. Bien plus, en dépit des grandes estocades qui déhanchent et des exercices pénibles qui fatiguent, il était devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiqués diseurs de phœbus de son époque; on parlait des bonnes fortunes de Tréville comme on avait parlé vingt ans auparavant de celles de Bassompierre, et ce n’était pas peu dire. Le capitaine des mousquetaires était donc admiré, craint et aimé, ce qui constitue l’apogée des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste rayonnement; mais son père, soleil pluribus impar, laissa sa splendeur personnelle à chacun de ses favoris, sa valeur individuelle à chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors à Paris plus de deux cents petits levers un peu recherchés. Parmi les deux cents petits levers, celui de Tréville était un des plus courus.
La cour de son hôtel, situé rue du Vieux-Colombier, ressemblait à un camp, et cela dès six heures du matin en été et dès huit heures en hiver. Cinquante à soixante mousquetaires, qui semblaient s’y relayer pour présenter un nombre toujours imposant, s’y promenaient sans cesse armés en guerre et prêts à tout. Le long d’un de ces grands escaliers sur l’emplacement desquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière, montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient après une faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d’être enrôlés, et les laquais chamarrés de toutes couleurs, qui venaient apporter à M. de Tréville les messages de leurs maîtres. Dans l’antichambre, sur de longues banquettes circulaires, reposaient les élus, c’est-à-dire ceux qui étaient convoqués. Un bourdonnement durait là depuis le matin jusqu’au soir, tandis que M. de Tréville, dans son cabinet contigu à cette antichambre, recevait les visites, écoutait les plaintes, donnait ses ordres, et, comme le roi à son balcon au Louvre, n’avait qu’à se mettre à sa fenêtre pour passer la revue des hommes et des armes.
Le jour où d’Artagnan se présenta, l’assemblée était imposante, surtout pour un provincial arrivant de sa province: il est vrai que ce provincial était Gascon, et que surtout à cette époque les compatriotes de d’Artagnan avaient la réputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet, une fois qu’on avait franchi la porte massive, chevillée de longs clous à tête quadrangulaire, on tombait au milieu d’une troupe de gens d’épée qui se croisaient dans la cour, s’interpellant, se querellant et jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes, il eût fallu être officier, grand seigneur ou jolie femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre que notre jeune homme avança, le cœur palpitant, rangeant sa longue rapière le long de ses jambes maigres, et tenant une main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial embarrassé qui veut faire bonne contenance. Avait-il dépassé un groupe, alors il respirait plus librement; mais il comprenait qu’on se retournait pour le regarder, et, pour la première fois de sa vie, d’Artagnan, qui jusqu’à ce jour avait une assez bonne opinion de lui-même, se trouva ridicule.
Arrivé à l’escalier, ce fut pis encore: il y avait sur les premières marches quatre mousquetaires qui se divertissaient à l’exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades attendaient sur le palier que leur tour vînt de prendre place à la partie.
Un d’eux, placé sur le degré supérieur, l’épée nue à la main, empêchait ou du moins s’efforçait d’empêcher les trois autres de monter.
Ces trois autres s’escrimaient contre lui de leurs épées fort agiles. D’Artagnan prit d’abord ces fers pour des fleurets d’escrime, il les crut boutonnés: mais il reconnut bientôt à certaines égratignures que chaque arme, au contraire, était affilée et aiguisée à souhait, et à chacune de ces égratignures, non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient comme des fous.
Celui qui occupait le degré en ce moment tenait merveilleusement ses adversaires en respect. On faisait cercle autour d’eux: la condition portait qu’à chaque coup le touché quitterait la partie, en perdant son tour d’audience au profit du toucheur. En cinq minutes trois furent effleurés, l’un au poignet, l’autre au menton, l’autre à l’oreille, par le défenseur du degré, qui lui-même ne fut pas atteint; adresse qui lui valut, selon les conventions arrêtées, trois tours de faveur.
Si difficile, non pas qu’il fût, mais qu’il voulût être à étonner, ce passe-temps étonna notre jeune voyageur; il avait vu dans sa province, cette terre où s’échauffent cependant si promptement les têtes, un peu plus de préliminaires aux duels, et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu’il avait ouïes jusqu’alors, même en Gascogne. Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où Gulliver alla depuis et eut si grand’peur; et cependant il n’était pas au bout: restaient le palier et l’antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de femmes, et dans l’antichambre des histoires de cour. Sur le palier d’Artagnan rougit, dans l’antichambre il frissonna. Son imagination éveillée et vagabonde, qui en Gascogne le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre et même quelquefois aux jeunes maîtresses, n’avait jamais rêvé, même dans ses moments de délire, la moitié de ces merveilles amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussées des noms les plus connus et des détails les moins voilés. Mais si son amour pour les bonnes mœurs fut choqué sur le palier, son respect pour le cardinal fut scandalisé dans l’antichambre. Là, à son grand étonnement, d’Artagnan entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler l’Europe, et la vie privée du cardinal, que tant de hauts et puissants seigneurs avaient été punis d’avoir tenté d’approfondir: ce grand homme, révéré par M. d’Artagnan père, servait de risée aux mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses jambes cagneuses et son dos voûté; quelques-uns chantaient des noëls sur madame d’Aiguillon, sa maîtresse, et madame de Combalet, sa nièce, tandis que les autres liaient des parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui paraissaient à d’Artagnan de monstrueuses impossibilités.
Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout à coup et à l’improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une espèce de bâillon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches moqueuses; on regardait avec hésitation autour de soi, et l’on semblait craindre l’indiscrétion de la cloison du cabinet de M. de Tréville; mais bientôt une allusion ramenait la conversation sur Son Éminence, et alors les éclats reprenaient de plus belle, et la lumière n’était ménagée sur aucune de ses actions.
–Certes, voilà des gens qui vont tous être embastillés et pendus, pensa d’Artagnan avec terreur, et moi, sans aucun doute, avec eux, car du moment où je les ai écoutés et entendus, je serai tenu pour leur complice. Que dirait monsieur mon père, qui m’a si fort recommandé le respect du cardinal, s’il me savait dans la société de pareils païens?
Aussi, comme on s’en doute sans que je le dise, d’Artagnan n’osait se livrer à la conversation; seulement il regardait de tous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq sens pour ne rien perdre, et, malgré sa confiance dans les recommandations paternelles, il se sentait porté par ses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu’à blâmer les choses inouïes qui se passaient là.
Cependant, comme il était absolument étranger à la foule des courtisans de M. de Tréville, et que c’était la première fois qu’on l’apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu’il désirait. A cette demande, d’Artagnan se nomma fort humblement, s’appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui était venu lui faire cette question de demander pour lui à M. de Tréville un moment d’audience, demande que celui-ci promit d’un ton protecteur de transmettre en temps et lieu.
D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut donc le loisir d’étudier un peu les costumes et les physionomies.
Le centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de grande taille, d’une figure hautaine et d’une bizarrerie de costume qui attirait sur lui l’attention générale. Il ne portait pas, pour le moment, la casaque d’uniforme, qui, au reste, n’était pas absolument obligatoire en cette époque de liberté moindre, mais d’indépendance plus grande, mais un justaucorps bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet habit un baudrier magnifique, en broderies d’or, et qui reluisait comme les écailles dont l’eau se couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi tombait avec grâce sur ses épaules, découvrant par devant seulement le splendide baudrier, auquel pendait une gigantesque rapière.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l’instant même, se plaignait d’être enrhumé et toussait de temps en temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, à ce qu’il disait autour de lui, et tandis qu’il parlait du haut de sa tête, en frisant dédaigneusement sa moustache, on admirait avec enthousiasme le baudrier brodé, et d’Artagnan plus que tout autre.
–Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient; c’est une folie, je le sais bien, mais c’est la mode. D’ailleurs, il faut bien employer à quelque chose l’argent de sa légitime.
–Ah! Porthos! s’écria un des assistants, n’essaye pas de nous faire croire que ce baudrier te vient de la générosité paternelle: il t’aura été donné par la dame voilée avec laquelle je t’ai rencontré l’autre dimanche vers la porte Saint-Honoré.
–Non, sur mon honneur, et foi de gentilhomme, je l’ai acheté moi-même, et de mes propres deniers, répondit celui qu’on venait de désigner sous le nom de Porthos.
–Oui, comme j’ai acheté, moi, dit un autre mousquetaire, cette bourse neuve avec ce que ma maîtresse avait mis dans la vieille.
–Vrai, dit Porthos, et la preuve c’est que je l’ai payé douze pistoles.
L’admiration redoubla, quoique le doute continuât d’exister.
–N’est-ce pas, Aramis? fit Porthos se tournant vers un autre mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui l’interrogeait et qui venait de le désigner sous le nom d’Aramis: c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans à peine, à la figure naïve et doucereuse, à l’œil noir et doux et aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne; sa moustache fine dessinait, sur sa lèvre supérieure, une ligne d’une rectitude parfaite; ses mains semblaient craindre de s’abaisser de peur que leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps il se pinçait le bout des oreilles pour les maintenir d’un incarnat tendre et transparent. D’habitude il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans bruit en montrant ses dents, qu’il avait belles et dont, comme du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin. Il répondit par un signe de tête affirmatif à l’interpellation de son ami.
Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes à l’endroit du baudrier; on continua donc de l’admirer, mais on n’en parla plus; et par un de ces revirements rapides de la pensée la conversation passa tout à coup à un autre sujet.
–Que pensez-vous de ce que raconte l’écuyer de Chalais? demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais s’adressant au contraire à tout le monde.
–Et que raconte-t-il? demanda Porthos d’un ton suffisant.
–Il raconte qu’il a trouvé à Bruxelles Rochefort, l’âme damnée du cardinal, déguisé en capucin; ce Rochefort maudit, grâce à ce déguisement, avait joué M. de Laigues comme un niais qu’il est.