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Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir)
  • Текст добавлен: 10 марта 2021, 10:00

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Автор книги: Alexandre Dumas



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–Oh! ceci, c’est autre chose; jamais, jamais!

–Diable! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet; mais comme cela a déjà été fait, l’Anglais ne voudrait peut-être plus.

–Décidément, mon cher Athos, dit d’Artagnan, j’aime mieux ne rien risquer.

–C’est dommage, dit froidement Athos, l’Anglais est cousu de pistoles. Eh! mon Dieu! essayez un coup; un coup est bientôt joué.

–Et si je perds?

–Vous gagnerez.

–Mais si je perds?

–Eh bien! vous donnerez les harnais.

–Va pour un coup, dit d’Artagnan.

Athos se mit en quête de l’Anglais et le trouva dans l’écurie, où il examinait les harnais d’un œil de convoitise. L’occasion était bonne. Il fit ses conditions: les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, à choisir. L’Anglais calcula vite: les deux harnais valaient trois cents pistoles à eux deux; il topa.

D’Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombre trois; sa pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire:

–Voilà un triste coup, compagnon; vous aurez les chevaux tout harnachés, monsieur.

L’Anglais, triomphant, ne se donna pas même la peine de rouler les dés, il les jeta sur la table sans regarder, tant il était sûr de la victoire; d’Artagnan s’était détourné pour cacher sa mauvaise humeur.

–Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de dés est extraordinaire, et je ne l’ai vu que quatre fois dans ma vie: deux as!

L’Anglais regarda et fut saisi d’étonnement, d’Artagnan regarda et fut saisi de plaisir.

–Oui, continua Athos, quatre fois seulement: une fois chez M. de Créquy; une autre fois chez moi, à la campagne, dans mon château de... quand j’avais un château; une troisième fois chez M. de Tréville, où il nous surprit tous; enfin une quatrième fois au cabaret, où il échut à moi et où je perdis sur lui cent louis et un souper.

–Alors, monsieur reprend son cheval, dit l’Anglais.

–Certes, dit d’Artagnan.

–Alors il n’y a pas de revanche.

–Nos conditions disaient pas de revanche, vous vous le rappelez.

–C’est vrai; le cheval va être rendu à votre valet, monsieur.

–Un moment, dit Athos; avec votre permission, monsieur, je demande à dire un mot à mon ami.

–Dites.

Athos tira d’Artagnan à part.

–Eh bien! lui dit d’Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu veux que je joue, n’est-ce pas?

–Non, je veux que vous réfléchissiez.

–A quoi?

–Vous allez reprendre le cheval, n’est-ce pas?

–Sans doute.

–Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles; vous savez que vous avez joué les harnais contre le cheval ou cent pistoles, à votre choix.

–Oui.

–Je prendrais les cent pistoles.

–Eh bien, moi, je prends le cheval.

–Et vous avez tort, je vous le répète; que ferons-nous d’un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe, nous aurions l’air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères; vous ne pouvez pas m’humilier en chevauchant près de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoin d’argent pour revenir à Paris.

–Je tiens à ce cheval, Athos.

–Et vous avez tort, mon ami, un cheval prend un écart, un cheval butte et se couronne, un cheval mange dans un râtelier où a mangé un cheval morveux: voilà un cheval ou plutôt cent pistoles perdues; il faut que le maître nourrisse son cheval, tandis qu’au contraire cent pistoles nourrissent leur maître.

–Mais comment reviendrons-nous?

–Sur les chevaux de nos laquais, pardieu! on verra toujours bien à l’air de nos figures que nous sommes gens de condition.

–La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu’Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux!

–Aramis! Porthos! s’écria Athos, et il se mit à rire.

–Quoi? demanda d’Artagnan qui ne comprenait rien à l’hilarité de son ami.

–Bien, bien, continuons, dit Athos.

–Ainsi, votre avis?...

–Est de prendre les cent pistoles, d’Artagnan; avec les cent pistoles nous allons festiner jusqu’à la fin du mois; nous avons essuyé des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.

–Me reposer! oh! non, Athos; aussitôt à Paris je me mets à la recherche de cette pauvre femme.

–Eh bien! croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour cela que les bons louis d’or? prenez les cent pistoles mon ami, prenez les cent pistoles.

D’Artagnan n’avait besoin que d’une raison pour se rendre. Celle-là lui parut excellente. D’ailleurs, en résistant plus longtemps, il craignait de paraître égoïste aux yeux d’Athos; il acquiesça donc et choisit les cent pistoles, que l’Anglais lui compta sur-le-champ.

Puis l’on ne songea plus qu’à partir. La paix signée, outre le vieux cheval d’Athos, coûta six pistoles; d’Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en route à pied portant les selles sur leurs têtes.

Si mal montés que fussent les deux amis, ils prirent bientôt les devants sur leurs laquais et arrivèrent à Crèvecœur. De loin ils aperçurent Aramis, mélancoliquement appuyé sur sa fenêtre et regardant, comme ma sœur Anne, poudroyer l’horizon.

–Holà! eh! Aramis! que diable faites-vous donc là? crièrent les deux amis.

–Ah! c’est vous, d’Artagnan, c’est vous, Athos, dit le jeune homme; je songeais avec quelle rapidité s’en vont les biens de ce monde, et mon cheval anglais, qui s’éloignait et qui vient de disparaître au milieu d’un tourbillon de poussière, m’était une vivante image de la fragilité des choses de la terre. La vie elle-même peut se résoudre en trois mots: Erat, est, fuit.

–Cela veut dire au fond? demanda d’Artagnan, qui commençait à se douter de la vérité.

–Cela veut dire que je viens de faire un marché de dupe: soixante louis, un cheval qui, à la manière dont il file, peut faire cinq lieues à l’heure.

D’Artagnan et Athos éclatèrent de rire.

–Mon cher d’Artagnan, dit Aramis, ne m’en voulez pas trop, je vous prie, nécessité n’a pas de loi; d’ailleurs je suis le premier puni, puisque cet infâme maquignon m’a volé de cinquante louis au moins. Ah! vous êtes bons ménagers, vous autres! vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et à petites journées.

Au même instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait sur la route d’Amiens, s’arrêta et l’on en vit sortir Grimaud et Planchet leurs selles sur la tête. Le fourgon retournait à vide vers Paris, et les deux laquais s’étaient engagés, moyennant leur transport, à désaltérer le voiturier tout le long de la route.

–Qu’est-ce que cela? dit Aramis en voyant ce qui se passait; rien que les selles?

–Comprenez-vous maintenant? dit Athos.

–Mes amis, c’est exactement comme moi. J’ai conservé le harnais par instinct. Holà, Bazin! portez mon harnais neuf auprès de celui de ces messieurs.

–Et qu’avez-vous fait de vos curés? demanda d’Artagnan.

–Mon cher, je les ai invités à dîner le lendemain, dit Aramis: il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant; je les ai grisés de mon mieux; alors le curé m’a défendu de quitter la casaque, et le jésuite m’a prié de le faire recevoir mousquetaire.

–Sans thèse, cria d’Artagnan, sans thèse, je demande la suppression de la thèse, moi!

–Depuis lors, continua Aramis, je vis agréablement. J’ai commencé un poème en vers d’une syllabe; c’est assez difficile, mais le mérite en toutes choses est dans la difficulté. La matière est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatre cents vers et dure une minute.

–Ma foi, mon cher Aramis, dit d’Artagnan, qui détestait presque autant les vers que le latin, ajoutez au mérite de la difficulté celui de la brièveté, et vous êtes sûr au moins que votre poème aura deux mérites.

–Puis, continua Aramis, il respire des passions honnêtes, vous verrez. Ah çà! mes amis, nous retournons donc à Paris? Bravo, je suis prêt; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant mieux. Vous ne croyez pas qu’il me manquait, ce grand niais-là? Ce n’est pas lui qui aurait vendu son cheval, fût-ce contre un royaume. Je voudrais déjà le voir sur sa bête et sur sa selle. Il aura, j’en suis sûr, l’air du Grand Mogol.

On fit une halte d’une heure pour faire souffler les chevaux; Aramis solda son compte, plaça Bazin dans le fourgon avec ses camarades, et l’on se mit en route pour aller retrouver Porthos.

On le trouva debout, moins pâle que ne l’avait vu d’Artagnan à sa première visite, et assis à une table où, quoiqu’il fût seul, figurait un dîner de quatre personnes; ce dîner se composait de viandes galamment troussées, de vins choisis et de fruits superbes.

–Ah pardieu! dit-il en se levant, vous arrivez à merveille, messieurs, j’en étais justement au potage, et vous allez dîner avec moi.

–Oh! oh! fit d’Artagnan, ce n’est pas Mousqueton qui a pris au lasso de pareilles bouteilles, puis voilà un fricandeau piqué et un filet de bœuf...

–Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n’affaiblit comme ces diables de foulures; avez-vous eu des foulures, Athos?

–Jamais; seulement je me rappelle que dans notre échauffourée de la rue Férou je reçus un coup d’épée qui, au bout de quinze ou dix-huit jours, m’avait produit exactement le même effet.

–Mais ce dîner n’était pas pour vous seul, mon cher Porthos? dit Aramis.

–Non, dit Porthos; j’attendais quelques gentilshommes du voisinage qui viennent de me faire dire qu’ils ne viendraient pas; vous les remplacerez, et je ne perdrai pas au change. Holà! Mousqueton! des sièges, et que l’on double les bouteilles...

–Savez-vous ce que nous mangeons ici? dit Athos au bout de dix minutes.

–Pardieu! répondit d’Artagnan, moi je mange du veau piqué aux cardons et à la moelle.

–Et moi des filets d’agneau, dit Porthos.

–Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.

–Vous vous trompez tous, messieurs, répondit gravement Athos, vous mangez du cheval.

–Allons donc! dit d’Artagnan.

–Du cheval, dit Aramis avec une grimace de dégoût.

Porthos seul ne répondit pas.

–Oui, du cheval; n’est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du cheval. Peut-être même les caparaçons avec!

–Non, messieurs, j’ai gardé le harnais, dit Porthos.

–Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis: on dirait que nous nous sommes donné le mot.

–Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte à mes visiteurs, et je n’ai pas voulu les humilier!

–Puis votre duchesse est toujours aux eaux, n’est-ce pas? reprit d’Artagnan.

–Toujours, reprit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la province, un des gentilshommes que j’attendais aujourd’hui à dîner, m’a paru le désirer si fort que je le lui ai donné.

–Donné! s’écria d’Artagnan.

–Oh! mon Dieu! oui, donné! c’est le mot dit Porthos, car il valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n’a voulu me le payer que quatre-vingts.

–Sans la selle? demanda Aramis.

–Oui, sans la selle.

–Vous remarquerez, messieurs, dit Athos, que c’est encore Porthos qui a fait le meilleur marché de nous tous.

Ce fut alors un hourrah de rires dont le pauvre Porthos fut tout saisi; mais on lui expliqua bientôt la raison de cette hilarité, qu’il partagea bruyamment, selon sa coutume.

–De sorte que nous sommes tous en fonds? dit d’Artagnan.

–Mais pas pour mon compte, dit Athos; j’ai trouvé le vin d’Espagne d’Aramis si bon, que j’en ai fait charger une soixantaine de bouteilles dans le fourgon des laquais: ce qui m’a fort désargenté.

–Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j’avais donné jusqu’à mon dernier sou à l’église de Montdidier et aux jésuites d’Amiens; que j’avais pris en outre des engagements qu’il m’a fallu tenir, des messes commandées pour moi, et pour vous, messieurs, que l’on dira, messieurs, et dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions à merveille.

–Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu’elle ne m’a rien coûté? sans compter la blessure de Mousqueton, pour laquelle j’ai été obligé de faire venir le chirurgien deux fois par jour, lequel m’a fait payer ses visites double, sous prétexte que cet imbécile de Mousqueton avait été se faire donner une balle dans un endroit qu’on ne montre ordinairement qu’aux apothicaires; aussi je lui ai bien recommandé de ne plus se faire blesser là.

–Allons, allons, dit Athos en échangeant un sourire avec d’Artagnan et Aramis, je vois que vous vous êtes conduit grandement à l’égard du pauvre garçon: c’est d’un bon maître.

–Bref, continua Porthos, ma dépense payée, il me restera bien une trentaine d’écus.

–Et à moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.

–Allons, allons, dit Athos, il paraît que nous sommes les Crésus de la société. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles, d’Artagnan?

–Sur mes cent pistoles? D’abord, je vous en ai donné cinquante.

–Vous croyez?

–Pardieu!

–Ah! c’est vrai, je me rappelle.

–Puis, j’en ai payé six à l’hôte.

–Quel animal que cet hôte! pourquoi lui avez-vous donné six pistoles?

–C’est vous qui m’avez dit de les lui donner.

–C’est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat?

–Vingt-cinq pistoles, dit d’Artagnan.

–Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche, moi...

–Vous, rien.

–Ma foi, ou si peu de chose, que ce n’est pas la peine de rapporter à la masse.

–Maintenant, calculons combien nous possédons en tout: Porthos?

–Trente écus.

–Aramis?

–Dix pistoles.

–Et vous, d’Artagnan?

–Vingt-cinq.

–Cela fait en tout? dit Athos.

–Quatre cent soixante-quinze livres! dit d’Artagnan, qui comptait comme Archimède.

–Arrivés à Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, dit Porthos, plus les harnais.

–Mais nos chevaux d’escadron? dit Aramis.

–Eh bien! des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de maître que nous tirerons au sort; avec les quatre cents livres, on en fera un demi pour un des démontés, puis nous donnerons les grattures de nos poches à d’Artagnan, qui a la main bonne, et qui ira les jouer dans le premier tripot venu, voilà.

–Dînons donc, dit Porthos, cela refroidit.

Les quatre amis, plus tranquilles désormais sur leur avenir, firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnés à MM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud.

En arrivant à Paris, d’Artagnan trouva une lettre de M. de Tréville qui le prévenait que, sur sa demande, le roi venait de lui promettre son admission prochaine dans les mousquetaires.

Comme c’était tout ce que d’Artagnan ambitionnait au monde, à part bien entendu le désir de retrouver madame Bonacieux, il courut tout joyeux chez ses camarades, qu’il venait de quitter il y avait une demi-heure, et qu’il trouva fort tristes et fort préoccupés. Ils étaient réunis en conseil chez Athos: ce qui indiquait toujours des circonstances d’une certaine gravité.

M. de Tréville venait de les avertir que l’intention bien arrêtée de Sa Majesté étant d’ouvrir la campagne le 1er mai, ils eussent à préparer incontinent leurs équipages.

Les quatre philosophes se regardèrent tout ébahis: M. de Tréville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline.

–Et à combien estimez-vous ces équipages? dit d’Artagnan.

–Oh! il n’y a pas à dire, reprit Aramis, nous venons de faire nos comptes avec une lésinerie de Spartiates, et il nous faut à chacun quinze cents livres.

–Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit Athos.

–Moi, dit d’Artagnan, il me semble qu’avec mille livres chacun, il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en procureur...

Ce mot de procureur réveilla Porthos.

–Tiens, j’ai une idée! dit-il.

–C’est déjà quelque chose: moi, je n’en ai pas même l’ombre, dit froidement Athos; mais quant à d’Artagnan, messieurs, l’espérance d’être bientôt des nôtres l’a rendu fou; mille livres! je déclare que pour moi seul il m’en faut deux mille.

–Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis: c’est donc huit mille livres qu’il nous faut pour nos équipages, sur lesquels équipages, il est vrai, nous avons déjà les selles.

–Plus, dit Athos, en attendant que d’Artagnan, qui allait remercier M. de Tréville, eût fermé la porte, plus ce beau diamant qui brille au doigt de notre ami. Que diable! d’Artagnan est trop bon camarade pour laisser des frères dans l’embarras, quand il porte à son médius la rançon d’un roi.

XXIX

LA CHASSE A L’ÉQUIPEMENT

Le plus préoccupé des quatre amis était bien certainement d’Artagnan, quoique d’Artagnan, en sa qualité de garde, fût bien plus facile à équiper que Messieurs les mousquetaires, qui étaient des seigneurs; mais notre cadet de Gascogne était, comme on a pu le voir, d’un caractère prévoyant et presque avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque à rendre des points à Porthos. A cette préoccupation de sa vanité, d’Artagnan joignait en ce moment une inquiétude moins égoïste. Quelques informations qu’il eût pu prendre sur madame Bonacieux, il ne lui en était venu aucune nouvelle. M. de Tréville en avait parlé à la reine; la reine ignorait où était la jeune mercière et avait promis de la faire chercher. Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait guère d’Artagnan.

Athos ne sortait pas de sa chambre; il était résolu à ne pas risquer une enjambée pour s’équiper.

–Il nous reste quinze jours, disait-il à ses amis; eh bien, si au bout de ces quinze jours je n’ai rien trouvé, ou plutôt si rien n’est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique pour me casser la tête d’un coup de pistolet, je chercherai une bonne querelle à quatre gardes de Son Éminence ou à huit Anglais, et je me battrai jusqu’à ce qu’il y en ait un qui me tue, ce qui, sur la quantité, ne peut manquer de m’arriver. On dira alors que je suis mort pour le roi, de sorte que j’aurai fait mon service sans avoir eu besoin de m’équiper.

Porthos continuait à se promener, les mains derrière le dos, en hochant la tête de haut en bas et disant:

–Je poursuivrai mon idée.

Aramis, soucieux et mal frisé, ne disait rien.

On peut voir par ces détails désastreux que la désolation régnait dans la communauté.

Les laquais, de leur côté, comme les coursiers d’Hippolyte, partageaient la triste peine de leurs maîtres. Mousqueton faisait des provisions de croûtes; Bazin, qui avait toujours donné dans la dévotion, ne quittait plus les églises; Planchet regardait voler les mouches; et Grimaud, que la détresse générale ne pouvait déterminer à rompre le silence imposé par son maître, poussait des soupirs à attendrir des pierres.

Les trois amis, car, ainsi que nous l’avons dit, Athos avait juré de ne pas faire un pas pour s’équiper; les trois amis sortaient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils erraient par les rues, regardant sur chaque pavé pour savoir si les personnes qui y étaient passées avant eux n’y avaient pas laissé quelque bourse. On eût dit qu’ils suivaient des pistes, tant ils étaient attentifs partout où ils allaient. Quand ils se rencontraient, ils avaient des regards désolés qui voulaient dire: As-tu trouvé quelque chose?

Cependant, comme Porthos avait trouvé le premier son idée, et comme il l’avait poursuivie avec persistance, il fut le premier à agir. C’était un homme d’exécution que ce digne Porthos. D’Artagnan l’aperçut un jour qu’il s’acheminait vers l’église Saint-Leu, et le suivit instinctivement: il entra au lieu saint après avoir relevé sa moustache et allongé sa royale, ce qui annonçait toujours de sa part les intentions les plus conquérantes. Comme d’Artagnan prenait quelques précautions pour se dissimuler, Porthos crut n’avoir pas été vu. D’Artagnan entra derrière lui, Porthos alla s’adosser au côté d’un pilier; d’Artagnan, toujours inaperçu, s’appuya de l’autre.

Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l’église était fort peuplée. Porthos profita de la circonstance pour lorgner les femmes: grâce aux bons soins de Mousqueton, l’extérieur était loin d’annoncer la détresse de l’intérieur; son feutre était bien un peu râpé, sa plume était bien un peu déteinte, ses broderies étaient bien un peu ternies, ses dentelles étaient bien éraillées; mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles disparaissaient, et Porthos était toujours le beau Porthos.

D’Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproché du pilier où Porthos et lui étaient adossés, une espèce de beauté mûre, un peu jaune, un peu sèche, mais raide et hautaine sous ses coiffes noires. Les yeux de Porthos s’abaissaient furtivement sur cette dame, puis papillonnaient au loin dans la nef.

De son côté, la dame, qui de temps en temps rougissait, lançait avec la rapidité de l’éclair un coup d’œil sur le volage Porthos, et aussitôt les yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il était clair que c’était un manège qui piquait au vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait les lèvres jusqu’au sang, se grattait le bout du nez, et se démenait désespérément sur son siège.

Ce que voyant Porthos, il retroussa de nouveau sa moustache, allongea une seconde fois sa royale, et se mit à faire des signaux à une belle dame qui était près du chœur, et qui, non seulement était une belle dame, mais encore une grande dame sans doute, car elle avait derrière elle un négrillon qui avait apporté le coussin sur lequel elle était agenouillée, et une suivante qui tenait le sac armorié dans lequel on renfermait le livre où elle lisait sa messe.

La dame aux coiffes noires suivit à travers tous ses détours les regards de Porthos, et reconnut qu’ils s’arrêtaient sur la dame au coussin de velours, au négrillon et à la suivante.

Pendant ce temps, Porthos jouait serré: c’étaient des clignements d’yeux, des doigts posés sur les lèvres, de petits sourires assassins qui réellement assassinaient la belle dédaignée.

Aussi poussa-t-elle, en forme de meâ culpâ et en se frappant la poitrine, un hum! tellement vigoureux que tout le monde, même la dame au coussin rouge, se retourna de son côté; Porthos tint bon: pourtant il avait bien compris, mais il fit le sourd.

La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle était fort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale véritablement à craindre; un grand effet sur Porthos, qui la trouva beaucoup plus jolie que la dame aux coiffes noires; un grand effet sur d’Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calais et de Douvres, que son persécuteur, l’homme à la cicatrice, avait saluée du nom de milady.

D’Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua de suivre le manège de Porthos, qui l’amusait fort; il crut deviner que la dame aux coiffes noires était la procureuse de la rue aux Ours, d’autant mieux que l’église Saint-Leu n’était pas très éloignée de ladite rue.

Il devina alors par induction que Porthos cherchait à prendre sa revanche de sa défaite de Chantilly, alors que la procureuse s’était montrée si récalcitrante à l’endroit de la bourse.

Mais au milieu de tout cela, d’Artagnan remarqua aussi que pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce n’étaient que chimères et illusions; mais pour un amour réel, pour une jalousie véritable, y a-t-il d’autres réalités que les illusions et les chimères?

Le sermon finit: la procureuse s’avança vers le bénitier; Porthos l’y devança, et, au lieu d’un doigt, y mit toute la main. La procureuse sourit, croyant que c’était pour elle que Porthos se mettait en frais: mais elle fut promptement et cruellement détrompée: lorsqu’elle ne fut plus qu’à trois pas de lui, il détourna la tête, fixant invariablement les yeux sur la dame au coussin rouge, qui s’était levée et qui s’approchait suivie de son négrillon et de sa fille de chambre.

Lorsque la dame au coussin rouge fut près de Porthos, Porthos tira sa main toute ruisselante du bénitier; la belle dévote toucha de sa main effilée la grosse main de Porthos, fit en souriant le signe de la croix et sortit de l’église.

C’en fut trop pour la procureuse: elle ne douta plus que cette dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle eût été une grande dame, elle se serait évanouie; mais comme elle n’était qu’une procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire avec une fureur concentrée:

–Eh! monsieur Porthos, vous ne m’en offrez pas à moi, d’eau bénite?

Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un homme qui se réveillerait après un somme de cent ans.

–Ma... madame! s’écria-t-il, est-ce bien vous? Comment se porte votre mari, ce cher monsieur Coquenard? Est-il toujours aussi ladre qu’il était? Où avais-je donc les yeux que je ne vous ai pas même aperçue pendant les deux heures qu’a duré ce sermon?

–J’étais à deux pas de vous, monsieur, répondit la procureuse; mais vous ne m’avez pas aperçue parce que vous n’aviez d’yeux que pour la belle dame à qui vous venez de donner de l’eau bénite.

Porthos feignit d’être embarrassé.

–Ah! dit-il, vous avez remarqué...

–Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir.

–Oui, dit négligemment Porthos, c’est une duchesse de mes amies avec laquelle j’ai grand’peine à me rencontrer à cause de la jalousie de son mari, et qui m’avait fait prévenir qu’elle viendrait aujourd’hui, rien que pour me voir, dans cette chétive église, au fond de ce quartier perdu.

–Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bonté de m’offrir le bras pendant cinq minutes? je causerais volontiers avec vous.

–Comment donc, madame, dit Porthos en se clignant de l’œil à lui-même comme un joueur qui rit de la dupe qu’il va faire.

En ce moment d’Artagnan passait poursuivant milady; il jeta un regard de côté sur Porthos et vit ce coup d’œil triomphant.

–Eh! eh! se dit-il à lui-même en raisonnant dans le sens de la morale étrangement facile de cette époque galante, en voici un qui pourrait bien être équipé pour le terme voulu.

Porthos, cédant à la pression du bras de sa procureuse comme une barque cède au gouvernail, arriva au cloître Saint-Magloire, passage peu fréquenté, enfermé d’un tourniquet à ses deux bouts. On n’y voyait, le jour, que mendiants qui mangeaient ou enfants qui jouaient.

–Ah! monsieur Porthos! s’écria la procureuse, quand elle se fut assurée qu’aucune personne étrangère à la population habituelle de la localité ne pouvait les voir ni les entendre: ah! monsieur Porthos! vous êtes un grand vainqueur, à ce qu’il paraît!

–Moi, madame! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela?

–Et les signes de tantôt, et l’eau bénite? Mais c’est une princesse pour le moins, que cette dame avec son négrillon et sa fille de chambre!

–Vous vous trompez; mon Dieu non, répondit Porthos, c’est tout bonnement une duchesse.

–Et ce coureur qui attendait à la porte, et ce carrosse avec un cocher à grande livrée qui attendait sur son siège?

Porthos n’avait vu ni le coureur ni le carrosse, mais, de son regard de femme jalouse, madame Coquenard avait tout vu.

Porthos regretta de n’avoir pas, du premier coup, fait la dame au coussin rouge princesse.

–Ah! vous êtes l’enfant chéri des belles, monsieur Porthos! reprit en soupirant la procureuse.

–Mais, répondit Porthos, vous comprenez qu’avec un physique comme celui dont la nature m’a doué, je ne manque pas de bonnes fortunes.

–Mon Dieu! comme les hommes oublient vite! s’écria la procureuse en levant les yeux au ciel.

–Moins vite encore que les femmes, ce me semble, répondit Porthos; car enfin moi, madame, je puis dire que j’ai été votre victime, lorsque mourant, blessé, je me suis vu abandonné des chirurgiens; moi, le rejeton d’une famille illustre, qui m’étais fié à votre amitié, j’ai manqué mourir de mes blessures d’abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise auberge de Chantilly, et cela sans que vous ayez daigné répondre une seule fois aux lettres brûlantes que je vous ai écrites.

–Mais, monsieur Porthos, murmura la procureuse, qui sentait qu’à en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps-là, elle était dans son tort.

–Moi qui avais sacrifié pour vous la baronne de...

–Je le sais bien.

–La comtesse de...

–Monsieur Porthos ne m’accablez pas.

–La duchesse de...

–Monsieur Porthos, soyez généreux!

–Vous avez raison, madame, et je n’achèverai pas.

–Mais c’est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prêter.

–Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la première lettre que vous m’avez écrite et que je conserve gravée dans ma mémoire.

La procureuse poussa un gémissement.

–Mais c’est qu’aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez à emprunter était un peu bien forte.

–Madame Coquenard, je vous donnais la préférence. Je n’ai eu qu’à écrire à la duchesse de... Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais pas ce que c’est que de compromettre une femme; mais ce que je sais, c’est que je n’ai eu qu’à lui écrire pour qu’elle m’en envoyât quinze cents.

La procureuse versa une larme.

–Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m’avez grandement punie, et que si dans l’avenir vous vous retrouviez en pareille passe vous n’auriez qu’à vous adresser à moi.

–Fi donc, madame! dit Porthos comme révolté, ne parlons pas argent, s’il vous plaît, c’est humiliant.

–Ainsi, vous ne m’aimez plus! dit lentement et tristement la procureuse.

Porthos garda un majestueux silence.

–C’est ainsi que vous me répondez? Hélas! je comprends.

–Songez à l’offense que vous m’avez faite, madame: elle est restée là, dit Porthos, en posant la main à son cœur et en l’y appuyant avec force.

–Je la réparerai; voyons, mon cher Porthos!

–D’ailleurs, que vous demandais-je, moi? reprit Porthos avec un mouvement d’épaules plein de bonhomie, un prêt, pas autre chose. Après tout, je ne suis pas un homme déraisonnable. Je sais que vous n’êtes pas riche, madame Coquenard, et que votre mari est obligé de saigner les pauvres plaideurs pour en tirer quelques pauvres écus. Oh! si vous étiez comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose et vous seriez impardonnable.

La procureuse fut piquée.

–Apprenez, monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout coffre-fort de procureuse qu’il est, est peut-être mieux garni que celui de toutes vos mijaurées ruinées.

–Double offense que vous m’avez faite alors, dit Porthos en dégageant le bras de la procureuse de dessous le sien; car si vous êtes riche, madame Coquenard, alors votre refus n’a plus d’excuse.

–Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu’elle s’était laissé entraîner trop loin, il ne faut pas prendre le mot au pied de la lettre. Je ne suis pas précisément riche, je suis à mon aise.

–Tenez, madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je vous prie. Vous m’avez méconnu; toute sympathie est éteinte entre nous.

–Ingrat que vous êtes!

–Ah! je vous conseille de vous plaindre! dit Porthos.


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