Текст книги "Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir)"
Автор книги: Alexandre Dumas
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Зарубежная классика
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Aramis les conduisit jusqu’au bas de l’escalier et remonta aussitôt près de d’Artagnan, qui rêvait encore.
Restés seuls, les deux amis gardèrent d’abord un silence embarrassé; cependant il fallait que l’un des deux le rompît le premier, et comme d’Artagnan paraissait décidé à laisser cet honneur à son ami:
–Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu à mes idées fondamentales.
–Oui, la grâce efficace vous a touché, comme disait ce monsieur tout à l’heure.
–Oh! ces plans de retraite sont formés depuis longtemps; et vous m’en avez déjà ouï parler, n’est-ce pas, mon ami?
–Sans doute, mais je vous avoue que j’ai cru que vous plaisantiez.
–Avec ces sortes de choses! Oh! d’Artagnan!
–Dame! on plaisante bien avec la mort.
–Et l’on a tort, d’Artagnan, car la mort c’est la porte qui conduit à la perdition ou au salut.
–D’accord; mais, s’il vous plaît, ne théologisons pas, Aramis; vous devez en avoir assez pour le reste de la journée: quant à moi, j’ai à peu près oublié le peu de latin que je n’ai jamais su; puis, je vous l’avouerai, je n’ai rien mangé depuis ce matin dix heures, et j’ai une faim de tous les diables.
–Nous dînerons tout à l’heure, cher ami; seulement vous vous rappellerez que c’est aujourd’hui vendredi: or, dans un pareil jour, je ne puis ni voir ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon dîner, il se compose de tétragones cuits et de fruits.
–Qu’entendez-vous par tétragones? demanda d’Artagnan avec inquiétude.
–J’entends des épinards, reprit Aramis; mais pour vous j’ajouterai des œufs, et c’est une grave infraction à la règle: car les œufs sont viande, puisqu’ils engendrent le poulet.
–Ce festin n’est pas succulent, mais n’importe; pour rester avec vous, je le subirai.
–Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis; mais s’il ne profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain, à votre âme.
–Ainsi, décidément, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire nos amis, que va dire M. de Tréville? Ils vous traiteront de déserteur, je vous en préviens.
–Je n’entre pas en religion, j’y rentre. C’est l’Église que j’avais désertée pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire.
–Moi, je n’en sais rien.
–Vous ignorez comment j’ai quitté le séminaire?
–Tout à fait.
–Voici mon histoire; d’ailleurs les Écritures disent: Confessez-vous les uns aux autres; et je me confesse à vous, d’Artagnan.
–Et moi je vous donne l’absolution d’avance, vous voyez que je suis bon homme.
–Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
–Alors, dites, je vous écoute.
–J’étais donc au séminaire depuis l’âge de neuf ans, j’en avais vingt dans trois jours, j’allais être abbé, et tout était dit. Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison que je fréquentais avec plaisir,—on est jeune, que voulez-vous, on est faible,—un officier qui me voyait d’un œil jaloux lire les Vies des Saints à la maîtresse de la maison, entra tout à coup et sans être annoncé. Justement, ce soir-là j’avais traduit un épisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers à la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchée sur mon épaule, les relisait avec moi. La pose, qui était quelque peu abandonnée, blessa cet officier: il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il sortit derrière moi, et me rejoignant:
«—Monsieur l’abbé, dit-il, aimez-vous les coups de canne?
»—Je ne puis le dire, monsieur, répondis-je, personne n’ayant jamais osé m’en donner.
»—Eh bien! écoutez-moi, monsieur l’abbé, si vous retournez dans la maison où je vous ai rencontré ce soir, j’oserai, moi.
»Je crois que j’eus peur, je devins fort pâle, je sentis les jambes qui me manquaient, je cherchai une réponse que je ne trouvai pas, je me tus.
»L’officier attendait cette réponse, et, voyant qu’elle tardait, il se mit à rire, me tourna le dos et rentra dans la maison.
»Je rentrai au séminaire.
»Je suis bon gentilhomme et j’ai le sang vif, comme vous avez pu le remarquer, mon cher d’Artagnan; l’insulte était terrible, et tout inconnue qu’elle était restée au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon cœur. Je déclarai à mes supérieurs que je ne me sentais pas suffisamment préparé pour l’ordination, et, sur ma demande, on remit la cérémonie à un an.
»J’allai trouver le meilleur maître d’armes de Paris, je fis condition avec lui pour prendre une leçon d’escrime chaque jour, et chaque jour, pendant une année, je pris cette leçon. Puis le jour anniversaire de celui où j’avais été insulté, j’accrochai ma soutane à un clou. Je pris un costume complet de cavalier et je me rendis à un bal que donnait une dame de mes amies, et où je savais que devait se trouver mon homme. C’était rue des Francs-Bourgeois, tout près de la Force.
»En effet, mon officier y était: je m’approchai de lui, comme il chantait un lai d’amour en regardant tendrement une femme et je l’interrompis au beau milieu du second couplet.
»—Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez vous encore des coups de canne, s’il me prend fantaisie de vous désobéir?
»L’officier me regarda avec étonnement, puis il dit:
»—Que me voulez-vous, monsieur! je ne vous connais pas.
»—Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit les Vies des Saints et qui traduit Judith en vers.
»—Ah! ah! je me rappelle, dit l’officier en goguenardant; que me voulez-vous?
»—Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de promenade avec moi.
»—Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus grand plaisir.
»—Non pas demain matin, s’il vous plaît, tout de suite.
»—Si vous l’exigez absolument...
»—Mais, oui, je l’exige.
»—Alors, sortons. Mesdames, dit l’officier, ne vous dérangez pas. Le temps de tuer monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier couplet.
»Nous sortîmes. Je le menai rue Payenne, juste à l’endroit où un an auparavant, heure pour heure, il m’avait fait le compliment que je vous ai rapporté. Il faisait un clair de lune superbe. Nous mîmes l’épée à la main, et à la première passe je le tuai raide.
–Diable! fit d’Artagnan.
–Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur chanteur, et qu’on le trouva rue Payenne avec un grand coup d’épée au travers du corps, on pensa que c’était moi qui l’avais accommodé ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcé de renoncer à la soutane. Athos, dont je fis la connaissance à cette époque, et Porthos, qui m’avait, en dehors de mes leçons d’escrime, appris quelques bottes gaillardes, me décidèrent à demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimé mon père tué au siège d’Arras, on m’accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu’aujourd’hui, le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de l’Église.
–Et pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier et que demain? Que vous est-il donc arrivé aujourd’hui qui vous donne de si méchantes idées?
–Cette blessure, mon cher d’Artagnan, m’a été un avertissement du ciel.
–Cette blessure? bah! elle est à peu près guérie, et je suis sûr qu’aujourd’hui ce n’est pas celle-là qui vous fait le plus souffrir.
–Et laquelle? demanda Aramis en rougissant.
–Vous en avez une au cœur, Aramis, une plus vive et plus sanglante, une blessure faite par une femme.
L’œil d’Aramis étincela malgré lui.
–Ah! dit-il en dissimulant son émotion sous une feinte négligence, ne parlez pas de ces choses-là: moi, penser à ces choses-là! avoir des chagrins d’amour! Vanitas vanitatum! Me serais-je donc, à votre avis, retourné la cervelle, et pour qui? pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, à qui j’aurais fait la cour dans une garnison, fi!
–Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visées plus haut.
–Plus haut? et que suis-je pour avoir tant d’ambition? Un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes, et se trouve grandement déplacé dans le monde.
–Aramis, Aramis! s’écria d’Artagnan en regardant son ami avec un air de doute.
–Poussière, je rentre dans la poussière. La vie est pleine d’humiliations et de douleurs, continua-t-il en s’assombrissant; tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour à tour dans la main de l’homme, surtout les fils d’or. Oh! mon cher d’Artagnan, reprit Aramis en donnant à sa voix une légère teinte d’amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand vous en aurez. Le silence est la dernière des joies des malheureux; gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs; les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d’un daim blessé.
–Hélas! mon cher Aramis! dit d’Artagnan en poussant à son tour un profond soupir, c’est mon histoire à moi-même que vous faites là.
–Comment?
–Oui, une femme que j’aimais, que j’adorais, vient de m’être enlevée de force. Je ne sais pas où elle est, où on l’a conduite; elle est peut-être prisonnière, elle est peut-être morte.
–Mais vous avez au moins cette consolation de vous dire qu’elle ne vous a pas quitté volontairement: que si vous n’avez point de ses nouvelles, c’est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que...
–Tandis que?...
–Rien, reprit Aramis, rien.
–Ainsi, vous renoncez à jamais au monde; c’est un parti pris, une résolution arrêtée?
–A tout jamais. Vous êtes mon ami aujourd’hui, demain vous ne serez plus pour moi qu’une ombre; ou plutôt, même, vous n’existerez plus. Quant au monde, c’est un sépulcre et pas autre chose.
–Diable! c’est fort triste, ce que vous me dites là.
–Que voulez-vous! ma vocation m’attire, elle m’enlève.
D’Artagnan sourit et ne répondit point. Aramis continua:
–Et cependant, tandis que je tiens encore à la terre, j’eusse voulu vous parler de vous, de nos amis.
–Et moi, dit d’Artagnan, j’eusse voulu vous parler de vous-même, mais je vous vois si détaché de tout: les amours, vous en faites fi; les amis sont des ombres, le monde est un sépulcre.
–Hélas! vous le verrez par vous-même, dit Aramis avec un soupir.
–N’en parlons donc plus, dit d’Artagnan, et brûlons cette lettre qui, sans doute, vous annonçait quelque nouvelle infidélité de votre grisette ou de votre fille de chambre.
–Quelle lettre? s’écria vivement Aramis.
–Une lettre qui était venue chez vous en votre absence et qu’on m’a remise pour vous.
–Mais de qui cette lettre?
–Ah! de quelque suivante éplorée, de quelque grisette au désespoir; la fille de chambre de madame de Chevreuse peut-être, qui aura été obligée de retourner à Tours avec sa maîtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumé et aura cacheté sa lettre avec une couronne de duchesse.
–Que dites-vous là?
–Tiens, je l’aurai perdue! dit sournoisement le jeune homme en faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sépulcre, que les hommes et par conséquent les femmes sont des ombres, que l’amour est un sentiment dont vous faites fi!
–Ah! d’Artagnan, d’Artagnan! s’écria Aramis, tu me fais mourir!
–Enfin, la voici! dit d’Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutôt la dévora; son visage rayonnait.
–Il paraît que la suivante a un beau style, dit nonchalamment le messager.
–Merci, d’Artagnan! s’écria Aramis presque en délire. Elle a été forcée de retourner à Tours; elle ne m’est pas infidèle, elle m’aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t’embrasse: le bonheur m’étouffe!
Et les deux amis se mirent à danser autour du vénérable Saint-Chrysostome, piétinant bravement les feuillets de la thèse, qui avaient roulé sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les épinards et l’omelette.
–Fuis, malheureux! s’écria Aramis en lui jetant sa calotte au visage; retourne d’où tu viens, remporte ces horribles légumes et cet affreux entremets! demande un lièvre piqué, un chapon gras, un gigot à l’ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne.
Bazin, qui regardait son maître et qui ne comprenait rien à ce changement, laissa mélancoliquement glisser l’omelette dans les épinards, et les épinards sur le parquet.
–Voilà le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit d’Artagnan, si vous tenez à lui faire une politesse: Non inutile desiderium in oblatione.
–Allez-vous-en au diable, avec votre latin! Mon cher d’Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce qu’on fait là-bas.
XXVII
LA FEMME D’ATHOS
–Il reste maintenant à savoir des nouvelles d’Athos, dit d’Artagnan au fringant Aramis, quand il l’eut mis au courant de ce qui s’était passé dans la capitale depuis leur départ, et qu’un excellent dîner leur eut fait oublier à l’un sa thèse, à l’autre sa fatigue.
–Croyez-vous donc qu’il lui soit arrivé malheur? demanda Aramis, Athos est si froid, si brave, et manie si habilement son épée.
–Oui, sans doute, et personne ne reconnaît mieux que moi le courage et l’adresse d’Athos; mais j’aime mieux sur mon épée le choc des lances que celui des bâtons; je crains qu’Athos n’ait été étrillé par de la valetaille: les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tôt. Voilà pourquoi, je vous l’avoue, je voudrais repartir le plus tôt possible.
–Je tâcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente guère en état de monter à cheval. Hier, j’essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur, et la douleur m’empêcha de continuer ce pieux exercice.
–C’est qu’aussi, mon cher ami, on n’a jamais vu essayer de guérir un coup d’escopette avec des coups de martinet; mais vous étiez malade, et la maladie rend la tête faible: ce qui fait que je vous excuse.
–Et quand partez-vous?
–Demain, au point du jour; reposez-vous de votre mieux cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
–A demain donc, dit Aramis; car tout de fer que vous êtes, vous devez avoir besoin de repos.
Le lendemain, lorsque d’Artagnan entra chez Aramis, il le trouva à sa fenêtre.
–Que regardez-vous donc là? demanda d’Artagnan.
–Ma foi! j’admire ces trois magnifiques chevaux que les garçons d’écurie tiennent en bride; c’est un plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures.
–Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-là; car l’un de ces chevaux est à vous.
–Ah bah! et lequel?
–Celui des trois que vous voudrez: je n’ai pas de préférence.
–Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi aussi?
–Sans doute.
–Vous voulez rire, d’Artagnan.
–Je ne ris plus depuis que vous parlez français.
–C’est pour moi, ces fontes dorées, cette housse de velours, cette selle chevillée d’argent?
–A vous-même, comme le cheval qui piaffe est à moi, comme cet autre cheval qui caracole est à Athos.
–Peste! ce sont trois bêtes superbes.
–Je suis flatté qu’elles soient de votre goût.
–C’est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-là?
–A coup sûr, ce n’est point le cardinal; mais ne vous inquiétez pas d’où ils viennent, et songez seulement qu’un des trois est votre propriété.
–Je prends celui que tient le valet roux.
–A merveille!
–Vive Dieu! s’écria Aramis, voilà qui me fait passer le reste de ma douleur; je monterais là-dessus avec trente balles dans le corps. Ah! sur mon âme, les beaux étriers! Holà! Bazin, venez çà, et à l’instant même.
Bazin apparut morne et languissant sur le seuil de la porte.
–Fourbissez mon épée, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et chargez mes pistolets! dit Aramis.
–Cette dernière recommandation est inutile, interrompit d’Artagnan: il y a des pistolets chargés dans vos fontes.
Bazin soupira.
–Allons, maître Bazin, tranquillisez-vous, dit d’Artagnan; on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions.
–Monsieur était déjà si bon théologien! dit Bazin presque larmoyant: il fût devenu évêque et peut-être cardinal.
–Eh bien! mon pauvre Bazin, voyons, réfléchis un peu; à quoi sert d’être homme d’église, je te prie? On n’évite pas pour cela d’aller faire la guerre; tu vois bien que le cardinal va faire la première campagne avec le pot en tête et la pertuisane au poing; et M. de Nogaret de La Valette, qu’en dis-tu? il est cardinal aussi; demande à son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie.
–Hélas! soupira Bazin, je le sais, monsieur: tout est bouleversé dans le monde aujourd’hui.
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais étaient descendus.
–Tiens-moi l’étrier, Bazin, dit Aramis.
Et Aramis s’élança en selle avec sa grâce et sa légèreté ordinaires; mais après quelques voltes et quelque courbettes du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu’il pâlit et chancela. D’Artagnan, qui, dans la prévision de cet accident, ne l’avait pas perdu des yeux, s’élança vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit à sa chambre.
–C’est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j’irai seul à la recherche d’Athos.
–Vous êtes un homme d’airain, lui dit Aramis.
–Non: j’ai du bonheur, voilà tout; mais comment allez-vous vivre en m’attendant? plus de glose sur les doigts et les bénédictions, hein?
Aramis sourit.
–Je ferai des vers, dit-il.
–Oui, des vers parfumés à l’odeur du billet de la suivante de madame de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie à Bazin, cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux manœuvres.
–Oh! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez prêt à vous suivre.
Ils se dirent adieu, et, dix minutes après, d’Artagnan, après avoir recommandé son ami à Bazin et à l’hôtesse, trottait dans la direction d’Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il?
La position dans laquelle il l’avait laissé était critique: il pouvait bien avoir succombé. Cette idée, en assombrissant son front, lui arracha quelques soupirs, et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos était le plus âgé, et partant le moins rapproché en apparence de ses goûts et de ses sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une préférence marquée. L’air noble et distingué d’Athos, ces éclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l’ombre où il se tenait volontairement enfermé, cette inaltérable égalité d’humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaieté forcée et mordante, cette bravoure qu’on eût appelée aveugle si elle n’eût été le résultat du plus rare sang-froid, tant de qualités attiraient plus que l’estime, plus que l’amitié de d’Artagnan, elles attiraient son admiration.
En effet, considéré même auprès de M. de Tréville, l’élégant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison: il était de taille moyenne, mais cette taille était si admirablement prise et si bien proportionnée, que, plus d’une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le géant dont la force physique était devenue proverbiale parmi les mousquetaires; sa tête, aux yeux perçants, au nez droit, au menton dessiné comme celui de Brutus, avait un caractère indéfinissable de grandeur et de grâce; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le désespoir d’Aramis, qui cultivait les siennes à grand renfort de pâte d’amandes et d’huile parfumée; le son de sa voix était pénétrant et mélodieux tout à la fois, et puis ce qu’il y avait d’indéfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit, c’était cette science du monde et des usages de la plus brillante société, cette habitude de bonne maison qui perçait comme à son insu dans ses moindres actions.
S’agissait-il d’un repas, Athos l’ordonnait mieux qu’aucun homme du monde, plaçant chaque convive à la place et au rang que lui avaient faits ses ancêtres ou qu’il s’était faits lui-même. S’agissait-il de science héraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur généalogie, leurs alliances, leurs armes et l’origine de leurs armes. L’étiquette n’avait pas de minuties qui lui fussent étrangères, il savait quels étaient les droits des grands propriétaires, il connaissait à fond la vénerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art, étonné le roi Louis XIII lui-même, qui cependant y était passé maître.
Comme tous les grands seigneurs de cette époque, il montait à cheval et faisait des armes en perfection. Il y a plus: son éducation avait été si peu négligée, même sous le rapport des études scolastiques, si rares à cette époque chez les gentilshommes, qu’il souriait aux bribes de latin que détachait Aramis, et qu’avait l’air de comprendre Porthos; deux ou trois fois même, au grand étonnement de ses amis, il lui était arrivé, lorsque Aramis laissait échapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe à son temps et un nom à son cas; en outre, sa probité était inattaquable, dans ce siècle où les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience, les amants avec la délicatesse rigoureuse de nos jours, et les pauvres avec le septième commandement de Dieu. C’était donc un homme fort extraordinaire qu’Athos.
Et cependant, on voyait cette nature si distinguée, cette créature si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matérielle, comme les vieillards tournent vers l’imbécillité physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, et ces heures étaient fréquentes, s’éteignait dans toute sa partie lumineuse, et son côté brillant disparaissait comme dans une profonde nuit.
Alors le demi-dieu évanoui, il restait à peine un homme. La tête basse, l’œil terne, la parole lourde et pénible, Athos regardait pendant de longues heures, soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habitué à lui obéir par signes, lisait dans le regard atone de son maître jusqu’à son moindre désir, qu’il satisfaisait aussitôt. La réunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de ces moments-là, un mot, échappé avec un violent effort, était tout le contingent qu’Athos fournissait à la conversation. En échange, Athos à lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu’il y parût autrement que par un froncement de sourcil plus indiqué et par une tristesse plus profonde.
D’Artagnan, dont nous connaissons l’esprit investigateur et pénétrant, n’avait, quelque intérêt qu’il eût à satisfaire sa curiosité sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause à ce marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune démarche qui ne fût connue de tous ses amis.
On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât cette tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce remède, comme nous l’avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excès d’humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos, lorsqu’il avait gagné, demeurait aussi impassible que lorsqu’il avait perdu. On l’avait vu au cercle des mousquetaires gagner un soir mille pistoles, les perdre jusqu’au ceinturon brodé d’or des jours de gala; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eût haussé ou baissé d’une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrée, sans que sa conversation, qui était agréable ce soir-là, eût cessé d’être calme et agréable.
Ce n’était pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une influence atmosphérique qui assombrissait son visage, car cette tristesse devenait plus intense en général vers les beaux jours de l’année: juin et juillet étaient les mois terribles d’Athos.
Pour le présent, il n’avait pas de chagrin, il haussait les épaules quand on lui parlait de l’avenir; son secret était donc dans le passé, comme on l’avait dit vaguement à d’Artagnan.
Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa personne rendait encore plus intéressant l’homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l’ivresse la plus complète, n’avaient rien révélé, quelle que fût l’adresse des questions dirigées contre lui.
–Eh bien! pensait d’Artagnan, le pauvre Athos est peut-être mort à cette heure, et mort par ma faute, car c’est moi qui l’ai entraîné dans cette affaire, dont il ignorait l’origine, dont il ignorera le résultat et dont il ne devait tirer aucun profit.
–Sans compter, monsieur, répondit Planchet, que nous lui devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a crié: «Au large, d’Artagnan! je suis pris.» Et après avoir déchargé ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son épée! On eût dit vingt hommes, ou plutôt vingt diables enragés!
Et ces mots redoublaient l’ardeur de d’Artagnan, qui excitait son cheval, lequel, n’ayant pas besoin d’être excité, emportait son cavalier au galop.
Vers onze heures du matin, on aperçut Amiens; à onze heures et demie, on était à la porte de l’auberge maudite.
D’Artagnan avait souvent médité contre l’hôte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu’en espérance. Il entra donc dans l’hôtellerie le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de l’épée et faisant siffler sa cravache de la main droite.
–Me reconnaissez-vous? dit-il à l’hôte, qui s’avançait pour le saluer.
–Je n’ai pas cet honneur, monseigneur, répondit celui-ci les yeux encore éblouis du brillant équipage avec lequel d’Artagnan se présentait.
–Ah! vous ne me connaissez pas!
–Non, monseigneur.
–Eh bien! deux mots vont vous rendre la mémoire. Qu’avez-vous fait de ce gentilhomme à qui vous eûtes l’audace, voici quinze jours passés à peu près, d’intenter une accusation de fausse monnaie?
L’hôte pâlit, car d’Artagnan avait pris l’attitude la plus menaçante, et Planchet se modelait sur son maître.
–Ah! monseigneur, ne m’en parlez pas, s’écria l’hôte de son ton de voix le plus larmoyant; ah! seigneur, combien j’ai payé cher cette faute. Ah! malheureux que je suis!
–Ce gentilhomme, vous dis-je, qu’est-il devenu?
–Daignez m’écouter, monseigneur, et soyez clément. Voyons, asseyez-vous, par grâce!
D’Artagnan, muet de colère et d’inquiétude, s’assit menaçant comme un juge. Planchet s’adossa fièrement à son fauteuil.
–Voici l’histoire, monseigneur, reprit l’hôte tout tremblant, car je vous reconnais à cette heure: c’est vous qui êtes parti quand j’eus ce malheureux démêlé avec ce gentilhomme dont vous parlez.
–Oui, c’est moi; ainsi vous voyez bien que vous n’avez pas de grâce à attendre si vous ne dites pas toute la vérité.
–Aussi veuillez m’écouter, et vous la saurez tout entière.
–J’écoute.
–J’avais été prévenu par les autorités qu’un faux monnayeur célèbre arriverait à mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous déguisés sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, messeigneurs, tout m’avait été dépeint.
–Après, après? dit d’Artagnan, qui reconnut bien vite d’où venait le signalement si exactement donné.
–Je pris donc, d’après les ordres de l’autorité, qui m’envoya un renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m’assurer de la personne des prétendus faux monnayeurs.
–Encore! dit d’Artagnan, à qui ce mot de faux monnayeur échauffait terriblement les oreilles.
–Pardonnez-moi, monseigneur, de dire de telles choses, mais elles sont justement mon excuse. L’autorité m’avait fait peur et vous savez qu’un aubergiste doit ménager l’autorité.
–Mais encore une fois, ce gentilhomme, où est-il? qu’est-il devenu? Est-il mort? est-il vivant?
–Patience, monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous savez, et dont votre départ précipité, ajouta l’hôte avec une finesse qui n’échappa point à d’Artagnan, semblait autoriser l’issue. Ce gentilhomme, votre ami, se défendit en désespéré. Son valet, qui, par un malheur imprévu, avait cherché querelle aux gens de l’autorité, déguisés en garçons d’écurie...
–Ah! misérable! s’écria d’Artagnan, vous étiez tous d’accord, et je ne sais à quoi tient que je ne vous extermine tous!
–Hélas! non, monseigneur, nous n’étions pas tous d’accord, et vous l’allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l’appeler par le nom honorable qu’il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), monsieur votre ami, après avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en retraite en se défendant avec son épée dont il estropia encore un de mes hommes, et d’un coup de plat de laquelle il m’étourdit.
–Mais, bourreau, finiras-tu? dit d’Artagnan, Athos, que devint Athos?
–En battant en retraite, comme j’ai dit à monseigneur, il trouva derrière lui l’escalier de la cave, et, comme la porte était ouverte, il tira la clé à lui et se barricada en dedans. Comme on était sûr de le retrouver là, on le laissa libre.
–Oui, dit d’Artagnan, on ne tenait pas tout à fait à le tuer, on ne cherchait qu’à l’emprisonner.
–Juste Dieu! à l’emprisonner, monseigneur? il s’emprisonna bien lui-même, je vous le jure. D’abord il avait fait de rude besogne, un homme était tué sur le coup, et deux autres étaient blessés grièvement. Le mort et les deux blessés furent emportés par leurs camarades, et jamais je n’ai plus entendu parler ni des uns ni des autres. Moi-même, quand je repris mes sens, j’allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui s’était passé, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l’air de tomber des nues; il me dit qu’il ignorait complètement ce que je voulais dire, que les ordres qui m’étaient parvenus n’émanaient pas de lui, et que si j’avais le malheur de dire à qui que ce fût qu’il était pour quelque chose dans toute cette échauffourée, il me ferait pendre. Il paraît que je m’étais trompé, monsieur, que j’avais arrêté l’un pour l’autre, et que celui qu’on devait arrêter était sauvé.
–Mais Athos? s’écria d’Artagnan, dont l’impatience doublait de l’abandon où l’autorité laissait la chose, Athos, qu’est-il devenu?
–Comme j’avais hâte de réparer mes torts envers le prisonnier, reprit l’aubergiste, je m’acheminai vers la cave afin de lui rendre sa liberté. Ah! monsieur, ce n’était plus un homme, c’était un diable. A cette proposition de liberté, il déclara que c’était un piège qu’on lui tendait et qu’avant de sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me dissimulais pas la mauvaise position où je m’étais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa Majesté, je lui dis que j’étais prêt à me soumettre à ses conditions.