Текст книги "Les trois mousquetaires, vol. 1 (illustré par Maurice Leloir)"
Автор книги: Alexandre Dumas
Жанр:
Зарубежная классика
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XXI
LA COMTESSE DE WINTER
Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par d’Artagnan, non pas de tout ce qui s’était passé, mais de ce que d’Artagnan savait. En rapprochant ce qu’il avait entendu sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il put donc se faire une idée assez exacte d’une position de la gravité de laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et si peu explicite qu’elle fût, lui donnait la mesure. Mais ce qui l’étonnait surtout, c’est que le cardinal, intéressé comme il l’était à ce que ce jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre, ne fût point parvenu à l’arrêter en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de cet étonnement, que d’Artagnan lui raconta les précautions prises, et comment, grâce au dévouement de ses trois amis, qu’il avait éparpillés tout sanglants sur la route, il était arrivé à en être quitte pour le coup d’épée qui avait traversé le billet de la reine, et qu’il avait rendu à M. de Wardes en si terrible monnaie. Tout en écoutant ce récit, fait avec la plus grande simplicité, le duc regardait de temps en temps le jeune homme d’un air étonné, comme s’il n’eût pas pu comprendre que tant de prudence, de courage et de dévouement s’alliât avec un visage qui n’indiquait pas encore vingt ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils furent aux portes de Londres. D’Artagnan avait cru qu’en arrivant dans la ville le duc allait ralentir l’allure du sien, mais il n’en fut pas ainsi: il continua sa route à fond de train, s’inquiétant peu de renverser ceux qui étaient sur son chemin. En effet, en traversant la Cité, deux ou trois accidents de ce genre arrivèrent; mais Buckingham ne détourna pas même la tête pour regarder ce qu’étaient devenus ceux qu’il avait culbutés. D’Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort à des malédictions.
En entrant dans la cour de l’hôtel, Buckingham sauta à bas de son cheval, et, sans s’inquiéter de ce qu’il deviendrait, il lui jeta la bride sur le cou, et s’élança vers le perron. D’Artagnan en fit autant, avec un peu plus d’inquiétude, cependant, pour ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le mérite; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre valets s’étaient déjà élancés des cuisines et des écuries, et s’emparaient aussitôt de leurs montures.
Le duc marchait si rapidement que d’Artagnan avait peine à le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d’une élégance dont les plus grands seigneurs de France n’avaient pas même l’idée, et il parvint enfin dans une chambre à coucher qui était à la fois un miracle de goût et de richesse. Dans l’alcôve de cette chambre était une porte, prise dans la tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clé d’or qu’il portait suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Par discrétion, d’Artagnan était resté en arrière; mais au moment où Buckingham franchissait le seuil de cette porte, il se retourna, et voyant l’hésitation du jeune homme:
–Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d’être admis en la présence de Sa Majesté, dites-lui ce que vous avez vu.
Encouragé par cette invitation, d’Artagnan suivit le duc, qui referma la porte derrière lui.
Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute tapissée de soie de Perse et brochée d’or, ardemment éclairée par un grand nombre de bougies. Au-dessus d’une espèce d’autel, et au-dessous d’un dais de velours bleu surmonté de plumes blanches et rouges, était un portrait de grandeur naturelle représentant Anne d’Autriche, si parfaitement ressemblant, que d’Artagnan poussa un cri de surprise: on eût cru que la reine allait parler.
Sur l’autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui renfermait les ferrets de diamants.
Le duc s’approcha de l’autel, s’agenouilla comme eût pu faire un prêtre devant le Christ; puis il ouvrit le coffret.
–Tenez, lui dit-il en tirant du coffret un gros nœud de ruban bleu tout étincelant de diamants; tenez, voici ces précieux ferrets avec lesquels j’avais fait le serment d’être enterré. La reine me les avait donnés, la reine me les reprend: sa volonté, comme celle de Dieu, soit faite en toutes choses.
Puis il se mit à baiser les uns après les autres ces ferrets dont il allait se séparer. Tout à coup il poussa un cri terrible.
–Qu’y a-t-il? demanda d’Artagnan avec inquiétude, et que vous arrive-t-il, milord?
–Il y a que tout est perdu, s’écria Buckingham en devenant pâle comme un trépassé, deux de ces ferrets manquent, il n’y en a plus que dix.
–Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu’on les lui ait volés?
–On me les a volés, reprit le duc, et c’est le cardinal qui a fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont été coupés avec des ciseaux.
–Si milord pouvait se douter qui a commis le vol... Peut-être la personne les a-t-elle encore entre les mains.
–Attendez, attendez! s’écria le duc. La seule fois que j’aie mis ces ferrets, c’était au bal du roi, il y a huit jours, à Windsor. La comtesse de Winter, avec laquelle j’étais brouillé, s’est rapprochée de moi à ce bal. Ce raccommodement, c’était une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l’ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.
–Mais il en a donc dans le monde entier! s’écria d’Artagnan.
–Oh! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colère; oui, c’est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu le bal?
–Lundi prochain.
–Lundi prochain! Cinq jours encore, c’est plus de temps qu’il ne nous en faut. Patrice! s’écria le duc en ouvrant la porte de la chapelle, Patrice!
Son valet de chambre de confiance parut.
–Mon joaillier et mon secrétaire!
Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui prouvaient l’habitude qu’il avait contractée d’obéir aveuglément et sans réplique.
Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier, ce fut le secrétaire qui parut d’abord. C’était tout simple, il habitait l’hôtel. Il trouva Buckingham assis devant une table dans sa chambre à coucher, et écrivant quelques ordres de sa propre main.
–Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas chez le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de l’exécution de ces ordres. Je désire qu’ils soient promulgués à l’instant même.
–Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m’interroge sur les motifs qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si extraordinaire, que répondrai-je?
–Que tel a été mon bon plaisir, et que je n’ai de compte à rendre à personne de ma volonté.
–Sera-ce la réponse qu’il devra transmettre à Sa Majesté, reprit en souriant le secrétaire, si par hasard Sa Majesté avait la curiosité de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande-Bretagne?
–Vous avez raison, monsieur, répondit Buckingham; il dirait en ce cas au roi que j’ai décidé la guerre, et que cette mesure est mon premier acte d’hostilités contre la France.
Le secrétaire s’inclina et sortit.
–Nous voilà tranquilles de ce côté, dit Buckingham en se retournant vers d’Artagnan. Si les ferrets ne sont point déjà partis pour la France, ils n’y arriveront qu’après vous.
–Comment cela?
–Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui se trouvent à cette heure dans les ports de Sa Majesté, et, à moins de permission particulière, pas un seul n’osera lever l’ancre.
D’Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme, qui mettait le pouvoir illimité dont il était revêtu par la confiance d’un roi au service de ses amours. Buckingham vit à l’expression du visage du jeune homme ce qui se passait dans sa pensée, et il sourit.
–Oui, dit-il, oui, c’est qu’Anne d’Autriche est ma véritable reine; sur un mot d’elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais mon Dieu. Elle m’a demandé de ne point envoyer aux protestants de La Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l’ai fait. Je manquais à ma parole, mais n’importe, j’obéissais à son désir; n’ai-je point été grandement payé de mon obéissance, dites, car c’est à cette obéissance que je dois son portrait!
D’Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont parfois suspendues les destinées d’un peuple et la vie des hommes.
Il était plongé dans ces profondes réflexions lorsque l’orfèvre entra. C’était un Irlandais des plus habiles dans son art, et qui avouait lui-même qu’il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.
–Monsieur O’Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle, voyez ces ferrets de diamants et dites-moi ce qu’ils valent la pièce.
L’orfèvre jeta un coup d’œil sur la façon élégante dont ils étaient montés, calcula l’un dans l’autre la valeur des diamants, et sans hésitation aucune:
–Quinze cents pistoles la pièce, milord, répondit-il.
–Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-là? Vous voyez qu’il en manque deux.
–Huit jours, milord.
–Je les payerai trois mille pistoles la pièce; il me les faut pour après-demain.
–Milord les aura.
–Vous êtes un homme précieux, monsieur O’Reilly, mais ce n’est pas tout: ces ferrets ne peuvent être confiés à personne, il faut qu’ils soient faits dans ce palais.
–Impossible, milord, il n’y a que moi qui puisse les exécuter pour qu’on ne voie pas la différence entre les nouveaux et les anciens.
–Aussi, mon cher monsieur O’Reilly, vous êtes mon prisonnier, et vous voudriez sortir à cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et désignez-moi les ustensiles qu’ils doivent vous apporter.
L’orfèvre connaissait le duc, il savait que toute observation était inutile, il en prit à l’instant même son parti.
–Il me sera permis de prévenir ma femme? demanda-t-il.
–Oh! il vous sera même permis de la voir, mon cher monsieur O’Reilly: votre captivité sera douce, soyez tranquille; et comme tout dérangement veut un dédommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de mille pistoles pour vous faire oublier l’ennui que je vous cause.
D’Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre, qui remuait à pleines mains les hommes et les millions.
Quant à l’orfèvre, il écrivait à sa femme en lui envoyant le bon de mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en échange son plus habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui lui étaient nécessaires.
Buckingham conduisit l’orfèvre dans la chambre qui lui était destinée, et qui, au bout d’une demi-heure, fut transformée en atelier. Puis il mit une sentinelle à chaque porte, avec défense de laisser entrer qui que ce fût, à l’exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d’ajouter qu’il était absolument défendu à l’orfèvre O’Reilly et à son aide de sortir sous quelque prétexte que ce fût.
Ce point réglé, le duc revint à d’Artagnan.
–Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l’Angleterre est à nous deux; que voulez-vous, que désirez-vous?
–Un lit, répondit d’Artagnan; c’est, pour le moment, je l’avoue, la chose dont j’ai le plus besoin.
Buckingham donna à d’Artagnan la chambre qui touchait à la sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main, non pas qu’il se défiât de lui, mais pour avoir quelqu’un à qui parler constamment de la reine.
Une heure après fut promulguée dans Londres l’ordonnance de ne laisser sortir des ports aucun bâtiment chargé pour la France, pas même le paquebot des lettres. Aux yeux de tous, c’était une déclaration de guerre entre les deux royaumes.
Le surlendemain à onze heures, les deux ferrets en diamants étaient achevés, mais si exactement imités, mais si parfaitement pareils, que Buckingham ne put reconnaître les nouveaux des anciens, et que les plus exercés en pareille matière y auraient été trompés comme lui.
Aussitôt il fit appeler d’Artagnan.
–Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous êtes venu chercher, et soyez mon témoin que tout ce que la puissance humaine pouvait faire, je l’ai fait.
–Soyez tranquille, milord: je dirai ce que j’ai vu; mais Votre Grâce me remet les ferrets sans la boîte?
–La boîte vous embarrasserait. D’ailleurs la boîte m’est d’autant plus précieuse, qu’elle me reste seule. Vous direz que je la garde.
–Je ferai votre commission mot à mot, milord.
–Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune homme, comment m’acquitterai-je jamais envers vous?
D’Artagnan rougit jusqu’au blanc des yeux. Il vit que le duc cherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette idée que le sang de ses compagnons et le sien lui allait être payé par de l’or anglais lui répugnait étrangement.
–Entendons-nous, milord, répondit d’Artagnan, et pesons bien les faits d’avance, afin qu’il n’y ait point de méprise. Je suis au service du roi et de la reine de France, et fais partie de la compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi que son beau-frère M. de Tréville, est tout particulièrement attaché à Leurs Majestés. J’ai donc tout fait pour la reine et rien pour Votre Grâce. Il y a plus, c’est que peut-être n’eussé-je rien fait de tout cela, s’il ne se fût agi d’être agréable à quelqu’un, qui est ma dame à moi, comme la reine est la vôtre.
–Oui, dit le duc en souriant, et je crois même connaître cette autre personne, c’est...
–Milord, je ne l’ai point nommée, interrompit vivement le jeune homme.
–C’est juste, dit le duc; c’est donc à cette personne que je dois être reconnaissant de votre dévouement.
–Vous l’avez dit, milord, car justement à cette heure qu’il est question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans Votre Grâce qu’un Anglais, et par conséquent qu’un ennemi que je serais encore plus enchanté de rencontrer sur le champ de bataille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors du Louvre; ce qui au reste ne m’empêchera pas d’exécuter de point en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est, pour l’accomplir; mais, je le répète à Votre Grâce, sans qu’elle ait personnellement pour cela plus à me remercier de ce que je fais pour moi dans cette seconde entrevue, que de ce que j’ai déjà fait pour elle dans la première.
–Nous disons, nous: «Fier comme un Écossais,» murmura Buckingham.
–Et nous disons, nous: «Fier comme un Gascon,» répondit d’Artagnan. Les Gascons sont les Écossais de la France.
D’Artagnan salua le duc et s’apprêta à partir.
–Eh bien! vous vous en allez comme cela?... Par où? comment?
–C’est vrai.
–Dieu me damne! les Français ne doutent de rien!
–J’avais oublié que l’Angleterre était une île, et que vous en étiez le roi.
–Allez au port, demandez le brick le Sund, remettez cette lettre au capitaine; il vous conduira à un petit port où certes on ne vous attend pas, et où n’abordent ordinairement que des bâtiments pêcheurs.
–Ce port s’appelle?
–Saint-Valery; mais attendez donc: arrivé là, vous entrerez dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un véritable bouge à matelots; il n’y a pas à vous tromper, il n’y en a qu’une.
–Après?
–Vous demanderez l’hôte et vous lui direz: For’ward.
–Ce qui veut dire?
–En avant: c’est le mot d’ordre. Il vous donnera un cheval tout sellé et vous indiquera le chemin que vous devez suivre: vous trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez, à chacun d’eux, donner votre adresse à Paris, les quatre chevaux vous y suivront; vous en connaissez déjà deux, et vous m’avez paru les apprécier en amateur: ce sont ceux que nous montions; rapportez-vous-en à moi, les autres ne leur seront point inférieurs. Ces quatre chevaux sont équipés pour la campagne. Si fier que vous soyez, vous ne refuserez pas d’en accepter un et de faire accepter les trois autres à vos compagnons: c’est pour nous faire la guerre, d’ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites, vous autres Français, n’est-ce pas?
–Oui, milord, j’accepte, dit d’Artagnan, et, s’il plaît à Dieu, nous ferons bon usage de vos présents.
–Maintenant, votre main, jeune homme, peut-être nous rencontrerons-nous bientôt sur le champ de bataille; mais, en attendant, nous nous quitterons bons amis, je l’espère.
–Oui, milord, mais avec l’espérance de devenir ennemis bientôt.
–Soyez tranquille, je vous le promets.
–Je compte sur votre parole, milord.
D’Artagnan salua le duc et s’avança vivement vers le port.
En face de la Tour de Londres, il trouva le bâtiment désigné, remit sa lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur du port, et appareilla aussitôt.
Cinquante bâtiments étaient en partance et attendaient.
En passant bord à bord de l’un d’eux, d’Artagnan crut reconnaître la femme de Meung, la même que le gentilhomme inconnu avait appelée milady, et que lui, d’Artagnan, avait trouvée si belle; mais grâce au courant du fleuve et au bon vent qui soufflait, son navire allait si vite qu’au bout d’un instant on fut hors de vue.
Le lendemain vers cinq heures du matin on aborda à Saint-Valery.
D’Artagnan se dirigea à l’instant même vers l’auberge indiquée, et la reconnut aux cris qui s’en échappaient: on parlait de guerre entre l’Angleterre et la France, comme d’une chose prochaine et indubitable, et les matelots joyeux faisaient bombance.
D’Artagnan fendit la foule, s’avança vers l’hôte, et prononça le mot for’ward. A l’instant même l’hôte lui fit signe de le suivre, sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour, le conduisit à l’écurie, où l’attendait un cheval tout sellé, et lui demanda s’il avait besoin de quelque autre chose.
–J’ai besoin de connaître la route que je dois suivre, dit d’Artagnan.
–Allez d’ici à Blangy, et de Blangy à Neufchâtel. A Neufchâtel, entrez à l’auberge de la Herse d’or, donnez le mot d’ordre à l’hôtelier, et vous trouverez comme ici un cheval tout sellé.
–Dois-je quelque chose? demanda d’Artagnan.
–Tout est payé, dit l’hôte, et largement. Allez donc, et que Dieu vous conduise!
–Amen! répondit le jeune homme en partant au galop.
Quatre heures après il était à Neufchâtel. Il suivit strictement les instructions reçues; à Neufchâtel, comme à Saint-Valery, il trouva une monture toute sellée et qui l’attendait; il voulut transporter les pistolets de la selle qu’il venait de quitter à la selle qu’il allait prendre; les fontes étaient garnies de pistolets pareils.
–Votre adresse à Paris?
–Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.
–Bien, répondit l’hôtelier.
–Quelle route faut-il prendre? demanda à son tour d’Artagnan.
–Celle de Rouen; mais vous laisserez la ville à votre droite. Au petit village d’Écouis, vous vous arrêterez, il n’y a qu’une auberge, l’Écu de France. Ne la jugez pas d’après son apparence; elle aura dans ses écuries un cheval qui vaudra celui-ci.
–Même mot d’ordre?
–Exactement.
–Adieu, maître.
–Bon voyage, gentilhomme! avez-vous besoin de quelque chose?
D’Artagnan fit signe de la tête que non et repartit à fond de train. A Écouis la même scène se répéta: il trouva un hôte aussi prévenant, un cheval frais et reposé; il laissa son adresse comme il l’avait fait et repartit du même train pour Pontoise. A Pontoise, il changea une dernière fois de monture, et à neuf heures il entrait au grand galop dans la cour de l’hôtel de M. de Tréville.
Il avait fait près de soixante lieues en douze heures.
M. de Tréville le reçut comme s’il l’avait vu le matin même; seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que de coutume, il lui annonça que la compagnie de M. des Essarts était de garde au Louvre et qu’il pouvait se rendre à son poste.
XXII
LE BALLET DE LA MERLAISON
Le lendemain il n’était bruit dans tout Paris que du bal que messieurs les échevins de la ville donnaient au roi et à la reine, et dans lequel Leurs Majestés devaient danser le fameux ballet de la Merlaison, qui était le ballet favori du roi.
Depuis huit jours on préparait en effet toutes choses à l’hôtel de ville pour cette solennelle soirée. Le menuisier de la ville avait dressé des échafauds sur lesquels devaient se tenir les dames invitées; l’épicier de la ville avait garni les salles de deux cents flambeaux de cire blanche, ce qui était un luxe inouï pour cette époque; enfin vingt violons avaient été prévenus, et le prix qu’on leur accordait avait été fixé au double du prix ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu’ils devaient sonner toute la nuit.
A dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des gardes du roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps, vint demander au greffier de la ville, nommé Clément, toutes les clés des portes, des chambres et bureaux de l’hôtel. Ces clés lui furent remises à l’instant même; chacune d’elles portait un billet qui devait servir à la faire reconnaître, et à partir de ce moment le sieur de La Coste fut chargé de la garde de toutes les portes et de toutes les avenues.
A onze heures, vint à son tour Duhallier, capitaine des gardes, amenant avec lui cinquante archers qui se répartirent aussitôt dans l’hôtel de ville, aux portes qui leur avaient été assignées.
A trois heures, arrivèrent deux compagnies des gardes, l’une française, l’autre suisse. La compagnie des gardes-françaises était composée moitié des hommes de M. Duhallier, moitié des hommes de M. des Essarts.
A six heures du soir, les invités commencèrent à entrer. A mesure qu’ils entraient, ils étaient placés dans la grande salle, sur les échafauds préparés.
A neuf heures arriva madame la première présidente. Comme c’était, après la reine, la personne la plus considérable de la fête, elle fut reçue par messieurs de la ville et placée dans la loge en face de celle que devait occuper la reine.
A dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi, dans la petite salle du côté de l’église Saint-Jean, et cela en face du buffet d’argent de la ville, qui était gardé par quatre archers.
A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations: c’était le roi qui s’avançait à travers les rues qui conduisent du Louvre à l’hôtel de ville, et qui étaient toutes illuminées avec des lanternes de couleur.
Aussitôt messieurs les échevins, vêtus de leurs robes de drap et précédés de six sergents tenant chacun un flambeau à la main, allèrent au-devant du roi, qu’ils rencontrèrent sur les degrés, où le prévôt des marchands lui fit compliment sur sa bienvenue; compliment auquel Sa Majesté répondit en s’excusant d’être venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le cardinal, lequel l’avait retenue jusqu’à onze heures pour parler des affaires de l’État.
Sa Majesté, en habit de cérémonie, était accompagnée de S. A. R. Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc de Longueville, du duc d’Elbeuf, du comte d’Harcourt, du comte de La Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de M. de Baradas, du comte de Cramail et du chevalier de Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l’air triste et préoccupé.
Un cabinet avait été préparé pour le roi et un autre pour Monsieur. Dans chacun de ces cabinets étaient déposés des habits de masques. Autant avait été fait pour la reine et pour madame la présidente. Les seigneurs et les dames de la suite de Leurs Majestés devaient s’habiller deux par deux dans des chambres préparées à cet effet.
Avant d’entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu’on le vînt prévenir aussitôt que paraîtrait le cardinal.
Une demi-heure après l’entrée du roi, de nouvelles acclamations retentirent: celles-là annonçaient l’arrivée de la reine; les échevins firent ainsi qu’ils avaient fait déjà, et, précédés de sergents, ils s’avancèrent devant leur illustre convive.
La reine entra dans la salle: on remarqua que, comme le roi, elle avait l’air triste et surtout fatigué.
Au moment où elle entrait, le rideau d’une petite tribune qui jusque-là était resté fermé s’ouvrit, et l’on vit apparaître la tête pâle du cardinal vêtu en cavalier espagnol. Ses yeux se fixèrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible passa sur ses lèvres: la reine n’avait pas ses ferrets de diamants.
La reine resta quelque temps à recevoir les compliments de messieurs de la ville et à répondre aux saluts des dames.
Tout à coup le roi apparut avec le cardinal à l’une des portes de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi était très pâle.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son pourpoint à peine noués, il s’approcha de la reine, et d’une voix altérée:
–Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s’il vous plaît, n’avez-vous point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu’il m’eût été agréable de les voir?
La reine étendit son regard autour d’elle, et vit derrière le cardinal qui souriait d’un sourire diabolique.
–Sire, répondit la reine d’une voix altérée, parce qu’au milieu de cette grande foule, j’ai craint qu’il ne leur arrivât malheur.
–Et vous avez eu tort, madame! si je vous ai fait ce cadeau, c’était pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu tort.
Et la voix du roi était tremblante de colère; chacun regardait et écoutait avec étonnement, ne comprenant rien à ce qui se passait.
–Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, où ils sont, et ainsi les désirs de Votre Majesté seront accomplis.
–Faites, madame, faites, et cela au plus tôt: car dans une heure le ballet va commencer.
La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui devaient la conduire à son cabinet.
De son côté le roi gagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu’il s’était passé quelque chose entre le roi et la reine; mais tous deux avaient parlé si bas, que chacun, par respect, s’étant éloigné de quelques pas, personne n’avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs forces, mais on ne les écoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet; il était en costume de chasse des plus élégants, et Monsieur et les autres seigneurs étaient habillés comme lui. C’était le costume que le roi portait le mieux, et vêtu ainsi il semblait véritablement le premier gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s’approcha du roi et lui remit une boîte. Le roi l’ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants.
–Que veut dire cela? demanda-t-il au cardinal.
–Rien, répondit celui-ci; seulement si la reine a les ferrets, ce dont je doute, comptez-les, sire, et si vous n’en trouvez que dix, demandez à Sa Majesté qui peut lui avoir dérobé les deux ferrets que voici.
Le roi regarda le cardinal comme pour l’interroger; mais il n’eut le temps de lui adresser aucune question: un cri d’admiration sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le premier gentilhomme de son royaume, la reine était à coup sûr la plus belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait à merveille; elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout en velours gris perle rattaché par des agrafes de diamants, et une jupe de satin bleu toute brodée d’argent. Sur son épaule gauche étincelaient les ferrets soutenus par un nœud de même couleur que les plumes et la jupe.
Le roi tressaillait de joie et le cardinal de colère; cependant, distants comme ils l’étaient de la reine, ils ne pouvaient compter les ferrets; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en avait-elle douze’?
En ce moment les violons sonnèrent le signal du ballet. Le roi s’avança vers madame la présidente, avec laquelle il devait danser, et Son Altesse Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet commença.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu’il passait près d’elle il dévorait du regard ses ferrets, dont il ne pouvait savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
Le ballet dura une heure; il avait seize entrées.
Le ballet fini, au milieu des applaudissements de toute la salle, chacun reconduisit sa dame à sa place; mais le roi profita du privilège qu’il avait de laisser la sienne où il se trouvait pour s’avancer vivement vers la reine.
–Je vous remercie, madame, lui dit-il, de la déférence que vous avez montrée pour mes désirs, mais je crois qu’il vous manque deux ferrets, et je vous les rapporte.
A ces mots, il tendit à la reine les deux ferrets que lui avait remis le cardinal.
–Comment, sire! s’écria la jeune reine jouant la surprise, vous m’en donnez encore deux autres; mais alors cela m’en fera donc quatorze?
En effet le roi compta, et les douze ferrets se trouvèrent sur l’épaule de Sa Majesté.
Le roi appela le cardinal:
–Eh bien! que signifie cela, monsieur le cardinal? demanda-t-il d’un ton sévère.
–Cela signifie, sire, répondit le cardinal, que je désirais faire accepter ces deux ferrets à Sa Majesté, et que n’osant les lui offrir moi-même j’ai adopté ce moyen.
–Et j’en suis d’autant plus reconnaissante à Votre Éminence, répondit Anne d’Autriche avec un sourire qui prouvait qu’elle n’était pas dupe de cette ingénieuse galanterie, que je suis certaine que ces deux ferrets vous coûtent aussi cher à eux seuls que les douze autres ont coûté à Sa Majesté.
Puis, ayant salué le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin de la chambre où elle s’était habillée et où elle devait se dévêtir.
L’attention que nous avons été obligé de donner pendant le commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y avons introduits, nous a écarté un instant de celui à qui Anne d’Autriche devait le triomphe inouï qu’elle venait de remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignoré, perdu dans la foule entassée à l’une des portes, regardait de là cette scène compréhensible seulement pour quatre personnes, le roi, la reine, Son Éminence et lui. Et encore le roi ne comprenait-il pas tout.
La reine venait de regagner sa chambre, et d’Artagnan s’apprêtait à se retirer, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait légèrement l’épaule; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert d’un loup de velours noir, mais malgré cette précaution, qui, au reste, était bien plutôt prise pour les autres que pour lui, il reconnut à l’instant même son guide ordinaire, la légère et spirituelle madame Bonacieux.
La veille ils s’étaient vus à peine chez le suisse Germain où d’Artagnan l’avait fait demander. La hâte qu’avait la jeune femme de porter à la reine cette excellente nouvelle de l’heureux retour de son messager, fit que les deux amants échangèrent à peine quelques paroles. D’Artagnan suivit donc madame Bonacieux, mû par un double sentiment, l’amour et la curiosité. Pendant toute la route, et à mesure que les corridors devenaient plus déserts, d’Artagnan voulait arrêter la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fût-ce qu’un instant; mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre ses mains, et lorsqu’il voulait parler, son doigt ramené sur sa bouche avec un petit geste impératif plein de charme lui rappelait qu’il était sous l’empire d’une puissance à laquelle il devait aveuglément obéir, et qui lui interdisait jusqu’à la plus légère plainte; enfin, après une minute ou deux de tours et de détours, madame Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune homme dans un cabinet tout à fait obscur. Là elle lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte cachée par une tapisserie dont les ouvertures répandirent tout à coup une vive lumière, elle disparut.