Текст книги "A l'image du dragon"
Автор книги: Serge Brussolo
Жанр:
Классическое фэнтези
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Agonies
À partir de ce jour, il ne cessa de pleuvoir, et le crépitement des averses devint monotone et régulier, au point qu’on finissait par ne plus l’entendre.
À plusieurs reprises, Nath rampa vers l’ouverture du boyau, mais les éclaboussures le dissuadèrent de risquer la tête à l’extérieur. Il faisait froid à présent : pas plus de 25°; sans feu de camp, les nuits étaient difficiles à supporter pour un fils du feu. L’humidité marbrait les parois du tunnel de taches sombres et les seins de Boa avaient commencé à gonfler. Elle geignait en dormant, s’agitait, bafouillait des mots incompréhensibles. Nath aurait voulu l’aider mais n’entrevoyait aucune solution.
Dans les premiers temps il avait espéré une accalmie, une pause au milieu du déluge, qui leur aurait permis de courir en direction des pyramides, mais ce répit n’avait pas daigné se produire. D’ailleurs il y avait fort à parier, qu’à peine franchie l’enceinte des tombeaux, les renégats les auraient massacrés. Non, le salut ne se trouvait pas de ce côté.
Dehors le paysage se transformait : une herbe d’abord pelée avait recouvert le sable, puis cette mince toison s’était changée en une prairie élastique que le vent parcourait de grands coups de brosse invisibles. Des formes noueuses et verticales avaient jailli du sol pour se ramifier en une série de cornes aux embranchements multiples. Nath savait qu’on appelait ces choses étranges : « arbres », et qu’elles ne tarderaient pas à s’envelopper d’une sphère de feuilles bruissantes. Au fil des semaines, les arbres deviendraient de plus en plus nombreux, recouvrant le désert. Des fruits multicolores s’accrocheraient à leurs branches, assurant la subsistance du peuple des pluies. Déjà, les baies s’épanouissaient en grappes au cœur des buissons, des légumes à peau violette surgissaient çà et là entre les touffes broussailleuses.
Nath, qui s’affaiblissait, avait d’abord pensé à cueillir quelques-unes de ces productions végétales pour s’en repaître, mais on lui avait répété que les courges et autres protubérances charnues étaient gorgées de jus, donc de liquide, et que leur ingestion pouvait se révéler dangereuse pour un fils du feu. Il avait donc choisi de s’abstenir, bien que son potentiel énergétique chutât de manière inquiétante. Privé de lumière, il lui aurait fallu se gaver de viande séchée, mastiquer des biscuits déshydratés ou des cosses farineuses à teneur calorifique élevée. Olmar avait vu juste : survivre n’était pas facile, beaucoup moins facile en définitive que de sauter sur une ultime charge…
*
Quand la forêt eut tiré un écran entre la ville et l’horizon, les premières « statues » commencèrent à bouger. Rien de très spectaculaire au début : un spasme des doigts, un tressaillement du genou, un brusque rictus de la bouche ou une contraction des sourcils… La pluie les arrosait en permanence depuis une semaine et la couche calcifiée qui les enveloppait fondait sous l’assaut des hormones, restituant à leur corps sa souplesse originelle. L’hibernation prenait fin.
Nath voyait venir avec terreur le moment où les dragons sauteraient de leurs socles, s’ébrouant dans un horrible froissement d’écailles, avant de renifler la piste… et de s’élancer en direction du dolmen. Que ferait-il lorsque les gueules hérissées de crocs chercheraient à s’introduire dans le passage ? Il avait bien sûr gardé un sabre, mais cela serait-il suffisant ? Et d’ailleurs lui resterait-il assez de force pour en brandir la longue lame et s’en servir efficacement ? Il en doutait.
Pour l’heure, incapable d’imaginer une solution de rechange, il se contentait d’épier le lent réveil de la cité, guettant les mouvements malhabiles des dormeurs encore inconscients. Ils semblaient revenir à la vie par saccades, passant de l’inertie de la pierre à la brusque gesticulation, pour finalement retomber dans un coma profond. Nath décida qu’il était grand temps d’utiliser son « otage ». S’arc-boutant aux parois, il poussa la joueuse de flûte sur le trajet d’une infiltration, de manière que les gouttes, tombant une à une de la crevasse, s’écrasent sur son visage, et seulement sur son visage. Il ignorait si un réveil partiel était du domaine des choses envisageables, ou si ce déséquilibre (tête mouillée/corps sec) n’allait pas entraîner la mort du sujet. Il n’avait pas le choix, il était dans les mains du hasard.
Durant les deux jours qui suivirent, Boa souffrit le martyre. Il est vrai que le degré d’humidification de l’air avait dépassé depuis longtemps les limites du supportable.
Nath lui-même, tout carapaçonné de caoutchouc qu’il fût, se rendait compte qu’une bouffissure générale déformait son propre épiderme. Ses mains, dont les gants étaient restés coincés sous la selle de Kary, présentaient un curieux aspect potelé. La vérité s’imposait dans toute son évidence : il gonflait… Comme un buvard, comme une éponge. Il gonflait !
Le neuvième jour, Boa sombra dans le délire. Elle reposait sur le dos au milieu de l’éventail grouillant de ses cheveux déployés. On eût dit une jeune morte à la poitrine trop lourde qu’on aurait jetée en pâture aux serpents. Le spectacle avait quelque chose de sinistre et Nath se coucha sur le ventre pour ne plus le voir.
La nuit même un raclement familier le tira de son abattement, il roula sur le flanc au moment même où la lame du sabre venait s’épointer à la place où se trouvait son visage une seconde plus tôt ! Il crut d’abord que la joueuse de flûte avait repris conscience et cherchait à le tuer, puis il réalisa à la faveur d’un rayon de lune que la femme brandissant l’épée n’était autre que Boa ! La surprise le paralysa et il évita de justesse un deuxième coup visant sa gorge. L’esclave poussait des cris rauques, et la démence plaquait sur ses traits un masque d’épouvante. Dans sa bouche grande ouverte, le moignon de langue s’agitait, hurlant à sa manière une haine muette et farouche.
Nath rampa vers l’extrémité du boyau, se réfugiant de l’autre côté de la statue. L’exiguïté de la niche ne permettait pas de manier le sabre avec efficacité, et c’est sans doute ce qui le sauva. Il para du coude un revers mal appliqué et reçut le plat de la lame en travers de la poitrine. Rendue furieuse par cet échec, Boa se jeta sur lui, brûlant ses dernières forces en un ultime corps à corps. La folie lui donnait l’énergie d’un homme. Ses ongles tâtonnèrent sur la gorge de son adversaire puis ses doigts se nouèrent sur la pomme d’Adam en un étau d’acier. Nath suffoqua et agita désespérément les jambes, dans l’espoir de se dégager. Il devina que les blessures de l’esclave s’étaient rouvertes car un sang épais dégoulinait sur son front, lui emplissant la bouche.
Il banda ses muscles, joignit ses deux poings et frappa Boa en plein visage. Elle encaissa le coup sans broncher et continua à l’étrangler. Ce n’était plus une femme mais une sorte de démon animé par une puissance obscure. Nath eut soudain la certitude que rien ne pourrait en venir à bout. Une terreur superstitieuse s’empara de lui. Boa n’était que l’instrument de la colère de Razza, l’intercesseur des dieux, et il devait – lui, Nath le blasphémateur – accepter son châtiment, ne pas se rebeller, il…
Une demi-minute il oscilla entre l’acceptation de la mort et la révolte, puis son instinct de conservation fut plus fort que le reste. Il frappa de toute la puissance dont il était capable. Cette fois Boa lâcha prise et partit en arrière. Elle eut une espèce de sanglot douloureux puis se raidit. Nath se releva sur un coude, le larynx en feu, des étincelles sur la rétine. Il tâtonna en aveugle, et faillit se trancher les doigts sur la lame qui jaillissait de la poitrine de l’écuyère. Boa s’était empalée sur le sabre dont la garde était restée coincée sous l’aisselle de la statue. La pointe à double tranchant avait pris appui sur la cuisse de la nymphe, se bloquant de manière à former un angle de 45°avec le sol ; la jeune fille avait péri, transpercée par cette lance improvisée.
Nath demeura prostré, au bord de l’évanouissement, puis, économisant son souffle, attira le cadavre contre sa poitrine. Il agissait en état second. La disparition de Boa le condamnait à la solitude. Elle avait voulu lui faire payer sa « traîtrise », il n’en doutait plus. Elle avait voulu se venger de sa déception, de cette mort lumineuse à laquelle elle avait tant rêvé…
Quand il eut recouvré ses forces, le jeune homme rampa vers la sortie du tunnel. Il lui fallait ensevelir le cadavre à l’extérieur pendant que les dragons sommeillaient encore au sommet de leurs socles ; après il serait trop tard.
Il avait les jambes molles, et lorsqu’il posa le pied dans l’herbe il manqua de défaillir. La pluie fouettait le caoutchouc de l’armure, mais – malgré les entailles – le vêtement de protection remplissait son office. Nath peina pour extraire du boyau le corps inerte de la jeune esclave. Dans la mort, Boa, jadis si légère, semblait avoir acquis le poids du marbre. Il réussit finalement à l’équilibrer sur son épaule droite et, se servant du sabre comme d’une canne, prit la direction de la forêt.
Le contact de l’herbe sous ses semelles l’emplissait d’un insurmontable dégoût. Il avait l’impression de se déplacer sur un tapis de vipères endormies. La pelouse spongieuse lui faisait l’effet d’un pelage gorgé d’eau, le pelage d’une bête monstrueuse qu’on foulait sans jamais parvenir à en distinguer les limites. Un picotement désagréable se répandait sur ses mains nues ; une irritation sournoise qui n’allait plus tarder à se changer en élancements. Mais qu’y pouvait-il puisque ses gants étaient restés coincés sous la selle de Kary ? La voix de la raison lui chuchota la meilleure des solutions : « Coupe les cheveux de Boa, ce sont des mèches grasses, imperméables, tu pourras les tresser comme des fibres et confectionner des moufles grossières qui protégeront tes doigts de la pluie ! »
Il secoua négativement la tête, jamais il ne se résoudrait à commettre pareille profanation. Olmar l’aurait fait sans remords, pas lui !
Avec la rage du désespoir il saisit le sabre et entreprit de creuser une tombe à la lisière de la forêt. C’était un travail malcommode car la lame dérapait sur le tapis d’herbes aquatiques, ou s’emmêlait dans l’incroyable lacis de racines sillonnant à présent le sable détrempé. Nath creusait, coupait, tranchait, faisant voler les radicelles en tous sens, mais le sous-sol saturé s’éboulait au fur et à mesure, réduisant son labeur à néant. Ses mains couvertes de cloques semblaient prêtes à éclater, il ne parvenait même plus à sentir le contact du sabre entre ses paumes.
Haletant, une nuée de papillons noirs devant les yeux, il se résolut à coucher Boa au fond de la fosse, puis ramena les longues mèches sur le visage émacié de l’écuyère avant de la recouvrir à jamais. Des aiguilles de feu criblaient ses paumes et il dut se mordre les lèvres pour ne pas gémir. Ses mains s’étaient changées en deux ballons de chair distendue et palpitante, deux sacs de peau blême gonflés par la douleur et que marbrait déjà l’éclatement des veinules rompues.
Cette tâche accomplie, il coinça le sabre sous son aisselle et revint sur ses pas. La pluie avait fini par trouver le chemin des crevasses qui striaient son armure, et des élancements lui fouillaient les côtes au hasard des infiltrations. Il se jeta dans la tanière la tête en avant, sans prendre la moindre précaution. Son casque heurta la paroi, lui faisant voir un véritable feu d’artifice d’étincelles mordorées. Assommé, il roula entre les bras de la statue qui tressaillit et se mit à frissonner…
Le pacte
Lorsqu’il ouvrit les yeux, son regard accrocha un objet flou posé sur le sol à quelques centimètres de son visage. Il lui fallut deux minutes pour obtenir de ses pupilles une mise au point convenable, et c’est avec un étonnement mêlé de peur qu’il reconnut la flûte de pierre que la nymphe prisonnière tenait, la veille encore, entre ses doigts !
Le mince tube percé de trous l’hypnotisait. Le fait qu’il se trouvât par terre et non plus au bord des lèvres de la « statue » impliquait que l’amollissement ne s’était pas cantonné au visage. Il roula sur le flanc ; ses mains informes ne lui obéissaient plus. Il se sentait désormais dans la peau d’un infirme.
La jeune femme reposait contre la paroi tachée par les ruissellements, dans une pose alanguie. Si son visage avait presque retrouvé la consistance élastique de la chair, son corps était plus rigide. Les gouttes s’écrasaient sur son front à un rythme accéléré, cascadaient sur la ligne de son profil pour aller former une mare entre ses seins. Elle avait posé les paumes à plat sur ses cuisses et de petits tressaillements en agitaient les doigts. Nath aurait voulu la toucher. La vue de ses propres mains l’en dissuada. Il songea au théorème énoncé par Razza : « Ce ne sont que des tortues après tout, des tortues qui, à volonté, pourraient rendre leur carapace molle ou solide ! »
Alors qu’il la fixait, une brève convulsion crispa l’architecture du joli visage triangulaire et la « nymphe » ouvrit les yeux. Nath retint son souffle. La fille de la pluie posa sur lui ses pupilles vertes, irisées, l’espace de trois secondes puis retourna à son coma.
Nath s’agita, ne sachant quelle attitude adopter. Son plan s’effondrait. Initialement il avait prévu que l’hibernante ne sortirait pas tout à fait de l’engourdissement. Il l’avait imaginée avec un visage de peau rivé à un corps de marbre ; il se l’était représentée avec une tête vivante prisonnière d’un torse toujours rigide, mi-être humain mi-statue, et il avait pensé que cette infirmité lui permettrait d’entamer des négociations en position de force. Il avait commis une erreur. Les hibernants n’avaient pas besoin d’être complètement immergés pour sortir du sommeil ; l’humidification constante d’une partie du corps suffisait à déclencher le processus général d’assouplissement.
Nath soupira, gagné par une immense lassitude. Des appels et des chants s’élevaient au-dehors. Le peuple de la pluie avait sauté au bas des socles et des piédestaux, délaissant pour une saison le camouflage des statues. Les femmes et les enfants couraient entre les troncs déjà hauts des forêts, cueillaient des fruits et les dévoraient avec gourmandise. Les hommes creusaient le sol à la recherche des ustensiles enfouis à l’approche de l’été. D’humbles trésors ménagers revoyaient le jour après six mois d’ensevelissement : outils de culture, râteaux, bêches, serpes, charrues, mais aussi écuelles, spatules, bols et jarres. La ville perdait peu à peu son aspect de nécropole, les maisons se peuplaient, s’animaient. La cité reprenait son rythme…
Vers le soir il y eut une grande fête dont les échos se répercutèrent jusqu’au dolmen, mais Nath ne tenta même pas d’en surprendre le déroulement. Il était prostré au fond du boyau, dans l’attitude qui avait été celle de Boa quelques jours auparavant. La lumière de la lune éclairait le moutonnement de la forêt d’un éclat métallique, et sa luminosité coulait dans la tanière avec la froideur d’une lame.
C’est à ce moment que la jeune femme bougea. Elle replia doucement la jambe droite et tendit la main droite pour la poser sur son genou. Elle agissait au ralenti, comme si l’humidification insuffisante à laquelle elle avait été soumise paralysait partiellement ses centres moteurs. Enfin elle tourna la tête et posa la joue sur son épaule.
A nouveau ses pupilles jetèrent un éclat émaillé qui fit tressaillir Nath. Elle eut un plissement des lèvres énigmatique qui pouvait passer pour un sourire et ouvrit la bouche, mais elle était encore trop faible et ses mâchoires se ressoudèrent avec un claquement sec. Peut-être était-il encore temps de la tuer avant qu’elle ne s’échappe pour donner l’alerte ?
Nath hésita puis haussa les épaules ; il n’avait plus aucune envie de détruire.
Il s’abîma jusqu’au matin dans la contemplation de ses mains déformées, désormais inutilisables.
À l’aube la joueuse de flûte avait retrouvé assez de souplesse et de conscience pour s’asseoir, mais elle se mouvait toujours au ralenti. Nath ne lui prêtait pas plus d’attention qu’à un animal familier, aussi fut-il frappé de stupeur lorsqu’elle l’interpella d’une voix bien timbrée :
– Tu es un Hydrophobe n’est-ce pas ? Un tueur… C’est la première fois que je rencontre un… quêteur, un « semeur de mort », comme on a coutume de les surnommer ici. Enlève ton casque…
Sans savoir pourquoi, Nath obéit. Il fléchit la nuque et secoua la tête de gauche à droite pour faire glisser le heaume ; il émergea enfin du masque de caoutchouc le visage nu. La jeune femme eut une sorte de hoquet.
– Comme tu es jeune ? Tu as un nom ou bien se contente-t-on de vous donner un numéro, comme aux machines ?
Nath choisit d’ignorer l’insolence et répondit. Sa grande fatigue le rendait insensible à toute forme de provocation ; il aurait aimé se laisser couler dans le puits sans fond du sommeil, oublier…
– Pourquoi m’as-tu enlevée ? reprit la femme verte. Tu es blessé, malade, tu espérais m’extorquer une aide, c’est ça ?
Il eut un geste vague. Il remarqua à cette occasion qu’elle fixait ses mains mutilées avec une crispation douloureuse des sourcils.
– Tu souffres ? interrogea-t-elle.
Et comme il ne disait rien, elle ajouta tout à trac :
– Mon nom est Mussy, j’ai trente-six ans, soixante-douze saisons si tu préfères. J’ai eu beaucoup de chance.
Puis, sans transition, elle retomba dans un mutisme comateux parcouru de tressaillements. Elle ne reprit conscience qu’au milieu de la journée, mais ses gestes restaient toujours aussi lents.
– C’est la fête, murmura-t-elle sans ouvrir les yeux, tu entends ? Ils ont commencé par pleurer les absents, ceux que vos explosifs ont changés en cendre, maintenant ils chantent la pluie… Pourquoi agissez-vous si lâchement ? Pourquoi tuer des dormeurs qui ne peuvent ni se défendre ni s’expliquer ?
– Pourquoi dressez-vous les dragons à harceler nos falaises ? répliqua Nath. Pourquoi leur apprendre à dévorer des femmes et des enfants ?
Mussy battit des cils et soutint son regard.
– Nous ne les dressons pas vraiment, fit-elle d’un ton las, ce ne sont que des chiens de garde, des épouvantails destinés à vous faire peur, à vous tenir à l’écart. Nous ne sommes pas un peuple belliqueux, mais beaucoup parmi les Anciens redoutent que vous ne montiez un jour une opération suicide en pleine saison des pluies, un raid meurtrier qui nous surprendrait éveillés cette fois. Dès lors vous n’auriez aucun mal à nous anéantir car nous ne possédons aucune arme : pas d’épées, pas de cuirasses… Rien que les dragons.
– C’est bien assez, ricana amèrement Nath. Ils s’infiltrent dans nos cavernes, égorgent les enfants, les femmes, les vieux…
– Ce ne sont que des cas isolés, j’en suis sûre, vos chefs vous montent la tête ! Il arrive au meilleur des chiens de garde d’étrangler parfois une poule…
– On m’a toujours répété que votre seul souhait était de nous détruire jusqu’au dernier…
– C’est stupide ! Réfléchis une seconde, si tel était notre véritable désir nous l’aurions contenté depuis longtemps. Il nous aurait suffi de profiter de la saison des pluies pour déferler sur vos falaises, dragons en tête, et de vous noyer sous le jet de nos pompes. Qu’auriez-vous pu faire ? Vous êtes anormalement sensibles à l’élément liquide, vous vous seriez aussitôt transformés en éponges. Crois-moi, cette guerre ne nous aurait pas coûté un seul homme, et il aurait été facile de la gagner !
Nath digéra le raisonnement. La fatigue embrouillait son esprit. Il songea qu’il devait donner l’image d’un parfait attardé mental.
– Si tu dis vrai…, commença-t-il.
– Je dis la vérité ! s’emporta la jeune femme en accompagnant son éclat d’un geste curieusement ralenti. Vos chefs ne supportent pas la différence, c’est tout, notre différence ! Ils veulent affirmer la supériorité du peuple du feu sur le peuple de l’eau comme s’il s’agissait d’un théorème capital ! Ces haines puisent leur nourriture dans l’origine de nos deux races, mais il est grand temps d’oublier de telles querelles.
Nath se souvint alors de la légende contée par Olmar ; celle des savants nains dont le seul but avait été de créer une race capable de s’adapter aux deux saisons de la planète. Il la résuma en quelques mots et demanda à Mussy ce qu’elle en pensait.
– Tout est exact, observa-t-elle. Tu simplifies mais la trame est conforme aux faits. Ils ont échoué et n’ont pu donner naissance qu’à deux peuples génétiquement et « météorologiquement » opposés. Leurs dépouilles dorment à jamais au creux des pyramides. Ce sont eux qui ont allumé la flamme de la haine. Nous ne devons pas nous faire leurs complices…
– Mais vous les vénérez !
– Nous vénérons la mémoire d’un grand dessein, mais nous ne sommes pas aveugles ! Crois-tu que nous ignorions que nombre des vôtres campent à l’intérieur des tombeaux pendant la saison des pluies ?
– Et vous n’avez jamais envisagé de vous débarrasser de ces… profanateurs ?
– Nous n’aimons pas détruire. Nous avons choisi, pour survivre à vos incursions, le seul moyen non violent envisageable : la défense passive, le camouflage. Ce n’est pas toujours efficace car vous devenez de plus en plus habiles, mais réalises-tu qu’aucun d’entre nous n’a jamais encore réclamé qu’on organise une expédition punitive contre vous ?Personne n’a encore exigé de représailles, et les lézards ne sont qu’une piètre punition lorsqu’on songe aux pertes que vous nous infligez ! Tu n’as jamais réfléchi à cela, n’est-ce pas ? C’est dommage car j’ai peur qu’il n’en aille pas toujours ainsi.Un jour la patience et l’abnégation du peuple des averses s’épuiseront. Un jour viendra un chef plus vindicatif que les précédents… Alors la guerre sera totale, et vous la perdrez, car vous êtes les plus faibles, les plus exposés en combat direct. Vous n’avez aucune protection naturelle contre la pluie alors que nos carapaces nous isolent du soleil, de la sécheresse. Vous êtes les moins adaptés, et pourtant, curieusement, les plus vindicatifs. Vous voulez la destruction préventive d’une race qui vous laisse en paix ! L’ardeur belliqueuse de vos dirigeants ne masquerait-elle pas un complexe d’infériorité ?
Nath ricana :
– Sans en avoir conscience, tu ne fais que reprendre le discours de vos créateurs : nous ne sommes qu’une sous-race alors que vous, gens de la pluie, représentez le stade supérieur de l’évolution ! Nous sommes les faibles, vous les forts ! C’est peut-être là la vraie raison de cette… guerre préventive : vous anéantir avant que vous ne décidiez de notre sort comme de celui de simples animaux à qui il est superflu de demander leur avis !
La jeune femme eut une velléité de réplique, mais sombra dans une soudaine somnolence comme si la conversation avait usé toute son énergie. Nath ne tarda pas à la suivre dans cette voie. Ils furent cependant vite réveillés par le clapotis d’une cavalcade ponctuée de halètements sourds et de claquements. Le jeune homme roula sur le flanc, tenta de saisir la poignée de son sabre mais ses mains refusèrent toute coopération.
– Les dragons ! souffla-t-il la gorge sèche.
Ils étaient deux, longs fuseaux écailleux se coulant entre les éboulis, le mufle avide, la queue claquant tel un fouet. La pluie rendait leurs écailles luisantes. Le mâle, aisément repérable à sa crête osseuse, ouvrit les mâchoires, dévoilant l’horrible alignement des crocs tapissant sa gueule. Il hésita une seconde, griffant la roche, puis ses pupilles jaunes localisèrent l’entrée de la niche. Nath s’agenouilla, attirant l’arme entre ses avant-bras fléchis. Il essaya tant bien que mal d’en coincer la garde sous son aisselle. C’était dérisoire et inefficace mais il n’avait pas le temps d’imaginer une autre parade, déjà les sauriens se lançaient à l’assaut du dolmen, leurs palmes adhésives escaladaient la paroi. Une première gueule béante plongea dans l’ouverture…
Avant que Nath ait pu se jeter en avant Mussy s’était relevée sur un coude et avait émis un curieux bruit de gorge, une sorte de miaulement étouffé comme aucune corde vocale d’Hydrophobe n’en pourrait jamais produire. Immédiatement, les lézards firent volte-face et disparurent entre les pierres, abandonnant tout projet belliqueux. Nath laissa tomber la lame.
– Ils vous obéissent comme des chiens ! constata-t-il avec amertume. Pourquoi ne les as-tu pas laissés me dévorer ?
Mussy eut un soupir.
– Tu es plus idiot que je ne le pensais, fit-elle. Nous détestons tuer, ne te l’ai-je pas expliqué ? Cette discussion est sans issue, comme le sera bientôt la coexistence de nos deux races. La coupe débordera avant peu, sois-en sûr. Des factions extrémistes se dessinent déjà dans nos rangs. Si à la prochaine saison vous n’avez pas renoncé à vos quêtes destructrices, attendez-vous au pire ! Je suis une pacifiste, je préfère être tuée que tuer, mais cette option ne regarde que moi et, de plus, je ne suis pas certaine d’avoir raison. Il ne reste plus qu’un an pour tenter quelque chose, une médiation. Un an pour éviter l’holocauste…
– Que veux-tu dire ?
– Il faut que tu retournes à ta falaise, que tu leur racontes la vérité, que tu te battes pour faire cesser les raids d’extermination !
– Personne ne me croira !
– Si tu es seul sûrement, mais si tu parviens à convaincre quelques renégats de t’accompagner ?
– Ceux de vos pyramides me tueront, je leur ai causé trop de tort !
– Il y a d’autres pyramides plus à l’est. Je peux te procurer un équipement de survie : des toiles imperméables, des pierres à lumière, un cheval de pluie…
– Tu faciliterais ma fuite ?
– A quoi pourrait bien servir ton cadavre transformé en méduse au fond d’un trou ? Je préfère jeter une bouteille à la mer…
Nath fut pris d’un doute.
– Ce n’est pas la première fois que tu tentes ce genre… d’ambassade, n’est-ce pas ?
Mussy sourit tristement.
– Non, en effet. J’appartiens à un groupe modéré de plus en plus contesté, nous avons à trois reprises déjà capturé des renégats égarés ou en quête d’un abri. Chaque fois nous les avons chargés du même message… Mais aucun n’a dû avoir le courage de rebrousser chemin, de retourner à sa grotte d’origine pour dire à son peuple : « Nos chefs nous ont menti ! Voici la vérité… »
– Pourquoi ne pas tenter vous-mêmes d’établir le contact ? Pourquoi ne pas venir parlementer au pied des falaises ?
Elle eut un frisson.
– Vos archers nous cribleraient de flèches avant que nous ayons pu ouvrir la bouche !
Nath eut un geste de triomphe désabusé.
– Tu vois ! Vous n’êtes pas si certains que cela de nous écraser ! Vous ne nous faites pas l’aumône de la paix, vous la monnayez pour vous !
– Et quand cela serait ! cracha la jeune femme avec irritation. Il ne fait aucun doute que vous avez, de tout temps, été manipulés. Sais-tu pourquoi votre rituel se conclut par un suicide obligatoire ? Parce que votre survie risquait de vous faire assister à notre réveil, et de vous faire découvrir la vérité : à savoir que les Caméléons n’étaient pas les monstres qu’on s’appliquait à vous décrire ! Votre retour éventuel constituait un danger pour vos maîtres, et pour la doctrine. Voilà pourquoi on a voulu que vous disparaissiez sitôt votre tâche accomplie : pour vous empêcher, par votre témoignage, de remettre la légende en question ! Alors… Acceptes-tu mon offre ?
Nath n’hésita qu’une seconde.
– Ai-je le choix ? murmura-t-il d’un ton calme. De toute façon en venant ici j’étais prêt à mourir. Que ma mort serve au moins la cause de la paix plutôt que celle de la guerre. Mais ton idée doit être réajustée…
– Comment cela ?
– Si je pars seul, personne ne me croira. Si j’arrive accompagné de renégats on ne nous accordera pas plus de crédit car on nous taxera de lâcheté… Ta proposition n’est valable que dans un seul cas de figure…
– Lequel ?
– Si, toi, tu m’accompagnes, si tu viens jusqu’aux cavernes en ambassadrice. De plus, toi seule pourra m’éviter d’être dévoré par les dragons au cours du trajet, tu le sais bien, mes mains ne me servent plus à rien ; attaqué je serais dans l’incapacité de me défendre. Il faut que tu viennes. Toi seule, je le répète, peux apporter un semblant de poids à mes paroles.
Mussy ferma les yeux et ses lèvres tremblèrent. Une minute passa, interminable…
– Soit ! souffla-t-elle d’une voix altérée. Je suppose qu’en effet c’est la seule solution. Et si je dois mourir, au moins que ce ne soit pas pendant le sommeil de la prochaine hibernation !
Nath se détendit. Durant un moment ils s’observèrent sans ciller.
– Ce sera dur, tu sais ! chuchota le jeune homme.
– Je sais. Ils nous tueront probablement, mais l’important est de pouvoir parler. De semer le doute. C’est à cela qu’il faut penser. Se dire que sur cent personnes qui nous auront écoutés, deux songeront peut-être : « Et s’ils disaient la vérité ? »