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A l'image du dragon
  • Текст добавлен: 19 сентября 2016, 13:45

Текст книги "A l'image du dragon"


Автор книги: Serge Brussolo



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Il s’arrêta, en proie au vertige. Une grosse veine étirait son delta palpitant sur la tempe droite. Nath cessa de refréner sa curiosité.

– Vous voulez dire que…

– Oui, tu as compris. Beaucoup, parmi ces statues ne sont pas en pierre ! Voilà la ruse qu’il vous faudra combattre. Le peuple de l’eau a su parfaitement tirer parti du phénomène d’hibernation sèche. Pour se garantir de nos incursions destructrices ils ont imaginé d’exploiter leur ressemblance avec le marbre. Leurs artistes ont donc sculpté des milliers de statues à taille humaine, dont les proportions respectent en tout point la réalité. Pour ce faire ils ont usé d’une roche verte comme leur peau, une pierre d’une dureté sans égale qu’ils dégrossissent et fignolent au moyen de techniques qui nous sont inconnues. Ils ont ainsi taillé une armée de figures mêlant tous les sexes, tous les âges de la vie. Un peuple d’idoles d’une incroyable précision anatomique qu’ils ont hissées sur des piédestaux, accrochées aux façades, juchées sur les toits des bâtiments. Puis, chaque fois que sonne l’heure de l’hibernation, ils s’intégrent eux-mêmes à ces fresques !Ils se mêlent aux statues, enfourchant un cheval de pierre, prenant la pose dans une ronde de nymphes, s’installant sur l’autel d’une divinité fictive ! Ils brouillent les cartes ! La calcification qui change leur peau en carapace leur permet de faire illusion, de se perdre dans cette forêt de sculptures pour la durée d’une saison. Comprenez-vous pourquoi on les a surnommés les Caméléons ? En multipliant les statues ils ont su se rendre invisibles, se fondre dans la masse. L’expérience que vous venez de faire vous prouve la puissance de cet artifice puisque vous vous êtes montrés incapables d’établir une distinction entre les dragons. Entre le vrai et le faux, l’image et son modèle…

– A quoi bon les distinguer si nous ne disposons que de marteaux pour les frapper ? s’insurgea Ulm, vexé.

– Vous ne partirez pas en quête armés de simples masses de carriers, coupa le prêtre ; nous disposons d’explosifs puissants…

– Alors il suffit de raser chaque ville jusqu’à la dernière statue ! exulta sottement Tob.

Razza eut un claquement de langue irrité.

– Les choses ne sont pas si faciles ! Loin de là ! Nos stocks d’explosifs proviennent du passé. On les a découverts dans le ventre de la falaise, là où les avaient enfouis nos ancêtres. Vous savez ce que cela signifie ? Que notre science vacillante est incapable de les recomposer. Il est donc hors de question que vous vous livriez à une débauche d’explosions, que vous rasiez chaque ville jusqu’à la dernière statue ! Il vous faudra bien au contraire user du plus grand discernement, apprendre à isoler, au milieu des figures inertes, ce qui est pierre et ce qui vit. C’est la matière vivante, et uniquement celle-là, qui doit disparaître. Qu’avons-nous à faire d’un holocauste de sculptures !

Tob baissa le front.

– Ce sera là votre principe directeur, appuya le maître. Vous ne devrez jamais gâcher vos explosifs en destructions irréfléchies. Je sais ce que cela implique. Une atroce partie de cache-cache au milieu d’une architecture folle, avec toujours la même question palpitant dans votre esprit : Est-ce une statue ? Est-ce un être vivant ? Vous connaîtrez la torture du doute. Chaque fois que vous gâcherez une charge, vous vous maudirez des heures durant. Vous errerez au long de ces villes de cauchemars comme des somnambules : sautant de piédestal en balcon, de balcon en fresque, palpant, sondant, reniflant, les yeux fermés dans un effort de concentration démesuré. J’ai moi-même connu cela quand j’ai traversé ces cités-pièges pour en dresser la carte. J’étais jeune alors, et j’ai souffert mille morts devant mon impuissance. Il m’arrivait de les questionner, de les insulter. Je me relevais la nuit pour me meurtrir les poings sur leurs torses, et au matin je m’éloignais vaincu, les phalanges ensanglantées. Depuis j’ai appris à affûter mes armes. Vous ne partirez pas d’ici démunis, croyez-moi. Le peuple de l’eau pâtira durement de votre passage. Leur ruse ne leur sera d’aucun secours, vos yeux voleront de gisants en idoles, écartant les simulacres, repérant en trois secondes les hibernants déguisés en statues ! Vous frapperez à bon escient, et pour chaque ennemi abattu, le peuple des cavernes louera vos noms pour l’éternité !

Une quinte de toux le coupa dans son envolée lyrique, et Tob crut malin de ricaner dans son dos.

Nath dormit ce soir-là d’un sommeil troublé. Il rêva qu’il était perdu dans un labyrinthe de silhouettes figées. Il s’épuisait vainement à les marteler sans parvenir à les différencier. Incapable de se décider, il courait d’un piédestal à l’autre, changeant perpétuellement la place des explosifs. Quel était le pourcentage d’êtres vivants au sein des figures ? Combien y avait-il de statues pour un seul Caméléon ? Dix, vingt, cent ? S’il fixait les charges au hasard, quelles étaient ses chances de tomber juste ?

Il se réveilla en gémissant et se fit injurier par ses compagnons de chambrée.

Trois jours plus tard, Razza les mit en présence de très jeunes filles aux seins trop gros – des femelles hydrovores – et leur expliqua qu’en raison de leur infirmité (on leur avait tranché la langue) ces esclaves avaient développé par compensation un sens de l’ouïe particulièrement aiguisé.

Nath avait entendu parler de ce phénomène, mais il ne voyait pas en quoi cette sous-race pouvait leur être de quelque utilité dans la course qu’ils allaient entreprendre. Il en fit la remarque au prêtre qui le foudroya du regard.

– Elles sont capables d’établir des nuances sonores que notre oreille ne peut percevoir. Je le sais, je les ai testées. Elles affirment que les statues et les Caméléons ne rendent pas le même son lorsqu’on les frappe avec un maillet d’argent. Il existerait une variation infime entre les deux résonances. Une variation permettant d’établir une distinction réelle !

– Elles mentent pour se donner de l’importance ! grogna Tob.

– Absolument pas ! trancha Razza. J’ai changé mille fois la disposition des deux dragons en leur absence. Sept fois sur dix elles ont su identifier l’animal endormi. Elles vous accompagneront dans votre quête. Elles constituent un atout que vous n’avez pas le droit de négliger. De plus je précise qu’elles sont pucelles et devront le rester. Je ne veux d’aucune modification organique qui risquerait de perturber leur talent.

Un tirage au sort eut lieu ensuite, qui attribua à chaque futur chevalier une écuyère. Nath apprit que la sienne se nommait Boa. Il lui tendit la main, ne sachant trop quelle attitude adopter. Tob, Ulm et les autres choisirent de se détourner avec dédain. Quelque chose brillait dans les yeux de la jeune esclave. Quelque chose qui ressemblait à de la fierté et du défi… C’était comme si elle venait de lui dire : « Nous verrons qui sera le meilleur, beau sire, de vous avec votre accoutrement de caoutchouc, ou de moi avec ma langue coupée ! »

La foudre et l’oiseau

À l’aube du onzième jour, Boa se dressa sur ses étriers et pointa son index raidi vers la ligne d’horizon. Nath ne put retenir un frisson, Kary perçut aussitôt cette manifestation de nervosité et piaffa en ébrouant sa crinière. Une tache sombre s’étirait au centre de la plaine fendillée, une forme géométrique dont l’agencement ne pouvait relever du hasard. En plissant les paupières on parvenait même à discerner des structures étagées en terrasses, des diagonales crénelées, l’éventail rigide d’escaliers majestueux. Quant à la couleur verte rappelant la malachite, elle ne laissait planer aucun doute sur la nature du lieu… Il s’agissait bel et bien d’une ville. Une ville endormie du sommeil minéral de l’hibernation.

Nath serra les mâchoires. Ainsi le terme du voyage approchait. Il se rendit compte qu’il avait plus ou moins consciemment espéré que la carte établie par Razza se révélerait approximative, voire fantaisiste, et que cette imprécision les obligerait à de longs détours. Il avait misé sur une dérive dont l’écart croissant lui aurait assuré un sursis temporaire. Il avait perdu. Les coordonnées relevées par Razza trente ans plus tôt se montraient aujourd’hui d’une désespérante précision. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et leva le poing en signe de victoire, mais il lui sembla voir grésiller une flamme d’ironie dans les yeux de l’écuyère. Il haussa les épaules et cingla sa monture, le galop zigzagant qu’il s’offrit entre les dunes ne parvint pas, toutefois, à faire tomber son angoisse.

Au début de l’après-midi, et comme pour confirmer l’imminence de l’action, une déflagration assourdie courut sur la plaine, apportée par le vent d’ouest. Nath et Boa se figèrent. Bien que déformé par la distance, l’écho restait identifiable : une stridence métallique de tuyau d’orgue, dont la modulation due à l’onde de choc se terminait par un trille aigu qui vrillait douloureusement le tympan. Il n’y avait pas à s’y tromper : quelqu’un venait de faire exploser une charge…

Quelqu’un se trouvait déjà à pied d’œuvre, au cœur même de la cité endormie. Qui ? Tob ? Ulm ? Acarys ? Malgré la peur larvée qui lui nouait l’estomac, Nath ressentit un pincement de jalousie : ainsi il ne serait pas le premier ! Immédiatement après il s’en voulut de tant de futilité. Il ne s’agissait pas d’une compétition mais d’un travail réclamant des trésors de patience et de minutie, peu importait d’être en tête d’un quelconque palmarès.

Dans le courant de la journée, deux autres détonations roulèrent dans le lointain, mais le vent ne soufflait plus dans la bonne direction et Nath ne put les localiser avec précision.

Instinctivement, il avait forcé l’allure pour se prouver qu’il lui tardait de jongler avec les pains d’explosif. Pourtant il n’en était rien. La muraille verte qu’il voyait grandir au fil des heures l’emplissait d’effroi, et les paroles de maître Razza dansaient dans son crâne. Il se rappelait les descriptions hallucinées du religieux : les rues désertes ponctuées de statues, la mascarade immobile, la grande tricherie de l’hibernation. Arriverait-il à établir les distinctions nécessaires ? Boa serait là pour l’aider, bien sûr. Boa et son petit maillet d’argent. Mais elle n’était pas infaillible et son pourcentage de réussite dépassait rarement 60 %. De plus ils étaient tous deux fatigués par la course.

La jeune esclave avait peu ou mal dormi, la tension nerveuse accumulée au cours des nuits de veille fausserait sans nul doute son jugement. Il conviendrait de lui octroyer une dizaine d’heures de sommeil avant d’entreprendre quoi que ce soit. De toute manière la décision finale revenait au chevalier-quêteur. « Ne tombez pas dans le piège de l’hésitation ! avait coutume de dire Razza. Fixez-vous un délai de réflexion d’une trentaine de minutes et faites-vous un devoir de ne jamais excéder cette durée, sinon vous serez happés par le tourbillon de l’indécision. Le doute vous condamnera à l’inhibition et vous resterez une journée entière à fixer votre cible sans parvenir à vous décider. Si vous vous trouvez dans l’impossibilité de trancher, cherchez une autre proie, mais attention ! Ne refusez jamais de sauter l’obstacle deux fois de suite, vous glisseriez sur la pente de l’impuissance… Voire de la folie. A la deuxième crise d’indécision, remettez-vous-en au hasard, mais que cette licence ne se change pas en système ! Il s’agit d’un simple truc pour combattre un passage à vide, pas d’une règle de conduite… »

Le doute. Là était le véritable ennemi. Il fallait faire vite, sans trop s’interroger. Agir en technicien, vérifier la présence de symptômes déterminés, peser le pour et le contre montre en main, et additionner la colonne des présomptions. Surtout ne pas prendre trop de recul. Ne jamais commencer à hésiter. Le regard critique de Boa sur sa nuque l’obligerait à se gendarmer, il en était sûr, aucun des démons dénoncés par Razza ne parviendrait à l’entraîner dans son maelström. Il en avait fait le serment.

Malgré les vibrations déformantes de l’air brûlant, l’image de la ville se structurait. Les détails s’ajoutaient aux détails, écartant définitivement l’hypothèse d’un mirage. Déjà on devinait l’amorce d’une rampe d’accès longue de plusieurs kilomètres : une double haie d’honneur formée de dragons figés sur des piédestaux cubiques tous semblables. À l’idée de s’engager dans cette travée bordée de crocs, Nath sentait de curieux spasmes naître au niveau de son estomac atrophié. Combien de sauriens de pierre ? Combien d’animaux endormis ? Combien d’hibernants ? Combien de simulacres ?…

Non ! Il ne devait pas se laisser gagner par le vertige ! Pour combattre l’ivresse du nombre, il concentra son esprit sur les différentes manipulations qu’il aurait à accomplir sous peu, et son regard chercha instinctivement les caissons de cuir molletonné sanglés sur la croupe du cheval de bât.

– Il ne s’agit pas d’un quelconque explosif ! leur avait expliqué Razza en les entraînant au cœur de la falaise, dans une crypte obscure dont personne à part le prêtre ne connaissait l’existence.

« Non, la substance que vous toucherez bientôt n’a rien de commun avec tout ce dont vous avez pu entendre parler. Ici pas de mèche, pas de fil électrique, pas de détonateur à poignée, à retardement, à percussion, pas de minuterie, d’horloge, d’amorce… Non, la pâte contenue dans ces coffrets ne craint ni la chaleur, ni le feu, ni les chocs. Vous pourriez la jeter dans les flammes, la frapper à coups de marteau sans obtenir la moindre déflagration. En fait, elle n’est sensible qu’à une seule chose : le son ! Un certain son, et un seul, émis sur une fréquence bien particulière… Rien d’autre. Ne trouvez-vous pas cela merveilleux ? »

Trébuchant dans les ténèbres du boyau d’accès, les néophytes s’étaient abstenus de tout jugement prématuré. Enfin, l’éclat tremblotant d’une torche leur avait révélé les formes étranges d’un gigantesque fuseau de métal fracassé, imbriqué dans la roche comme une lame dans une blessure. La rouille avait rongé l’objet de sa lèpre écarlate, découpant une dentelle misérable dans les ailerons tordus par le choc.

– Un vaisseau spatial, avait murmuré Razza d’une voix vibrante d’émotion ; un croiseur de combat probablement. La crypte constituait sans aucun doute son silo de protection, mais le temps et le travail de la roche ont provoqué un glissement de terrain, l’ensevelissant à jamais dans le ventre de la falaise…

Les sourcils froncés par l’incompréhension, Nath quêta le secours de ses compagnons, mais ni Tob ni Acarys ne purent lui donner le sens des mots étranges proférés par le maître quêteur. Il lui fallut se faire une raison. Rejetant le problème hors du champ de sa conscience il reporta son attention sur la construction oxydée. Razza s’était engagé sur une passerelle rudimentaire plongeant dans le ventre du « vaisseau ». La torche brandie par son bras maigre fumait en grésillant, et les courants d’air rabattaient dans son sillage une écharpe de suie et de flammèches qui venait roussir les cheveux des disciples marchant en file indienne. Ils parvinrent ainsi dans une rotonde aux parois tapissées de coffrets de cuir molletonné semblables à des valises, et que la poussière blanchissait ; çà et là des vides dénonçaient les étuis manquants.

– Cent quatre-vingts, chuchota Razza ; il n’en reste que cent quatre-vingts. C’est un arsenal qui s’épuise. Les trous qui se creusent de rangée en rangée ne seront jamais regarnis… Vous avez sous les yeux notre seule arme contre le peuple des pluies, une arme héritée d’un lointain passé et qui, un jour, n’appartiendra plus qu’au domaine du souvenir. Voilà pourquoi vous ne pourrez vous permettre d’en gâcher n’en serait-ce qu’une charge !

Avec un infini respect il préleva l’un des coffrets et en fit sauter les sangles. Nath remarqua qu’un rembourrage caoutchouteux épais de plusieurs centimètres tapissait l’emballage sur sa face interne. Dans un alvéole central de forme rectangulaire reposait un bloc de matière rose gros comme la main, et dont la consistance évoquait la gélatine.

– Il n’y en a pas des masses ! grogna Tob dans son dos.

– On appelle cela un caisson sourd, commenta le prêtre en désignant la petite valise de cuir ; l’intérieur en est totalement insonorisé de manière que le produit fulminant ne perçoive aucun son en provenance du dehors, à ce qu’il reste sourd aux sollicitations de l’extérieur. Ceci est d’une grande importance et peut, selon que vous respectez ou méprisez cette consigne, vous sauver ou vous coûter la vie.

– Mais la mèche ? hasarda Ulm.

Razza eut un rictus d’agacement.

– Je vous l’ai déjà dit ! Cette substance ne réagit qu’à un signal sonore déterminé. Voilà l’instrument dont se servaient ceux qui conçurent cet explosif…

Il ouvrit la main. Au creux de sa paume brillait un curieux sifflet, une sorte de minuscule flûte d’os.

–  Ça ? s’exclama Tob incrédule.

– Oui, ça ! Un simple sifflet creusé dans une matière dont nous ignorons la provenance. De l’os ou de la corne, mais n’appartenant à aucun animal existant sur notre monde. Cette particularité lui donne le pouvoir de produire un son singulier qu’aucune gorge humaine ne peut émettre. Ce sifflement provoque une fission immédiate de la substance détonante. Une explosion extrêmement localisée mais d’une puissance effroyable à laquelle rien ne peut résister…

– Qu’entendez-vous par extrêmement localisée ? demanda Nath les yeux rivés au tube jaunâtre que le religieux tenait à présent entre le pouce et l’index.

– Je veux dire que la charge détruit tout dans un rayon de deux mètres, quelle que soit la dureté de l’objet, mais que si tu te tiens à cinquante centimètres en retrait de son rayon d’action, tu ne seras nullement incommodé. L’enfer se déchaînera à deux pas de toi, sans que le souffle ou l’onde de choc ne te causent la moindre blessure.

– Incroyable ! hoqueta Ulm.

– Et pourtant je n’exagère pas, insista le prêtre avec un sourire satisfait. Il en allait ainsi de la science de ces êtres inconnus. Nous avons tout essayé contre les dragons. Tous les vieux explosifs classiques de fabrication artisanale dérivés du soufre et du salpêtre. Aucun n’a été capable d’ouvrir ne serait-ce qu’une fissure dans la carapace d’un Caméléon ! Seule cette pâte venue d’outre-étoile peut nous seconder dans notre tâche purificatrice. Cette substance mortelle dont nous ne possédons, hélas, qu’une petite quantité.

– Mais le sifflet ? coupa Tob.

Razza eut une crispation du visage.

– Il en reste quelques-uns. Avec le temps certains se sont désagrégés. Or il suffît d’un simple effritement de l’os pour que la note émise soit modifiée, donc inopérante. C’est là une des épreuves qu’il vous faudra affronter. Je vous l’ai dit, nous avons sculpté des millions d’appeaux semblables sans jamais parvenir au moindre résultat. Une fois dans le désert, vous devrez prendre grand soin de ce détonateur : une fissure, un léger émiettement de l’anche, et vous vous retrouverez impuissants, inutiles. Vous pourrez souffler à vous en faire éclater les joues, vos pains d’explosifs ne daigneront pas sortir du sommeil de l’inertie. De chevalier, vous rétrograderez au stade d’épouvantail. Et que peut un épouvantail contre un dragon ?

Le cylindre osseux était ensuite passé de main en main avant de regagner l’une des poches de Razza, et il n’avait plus été question des explosifs.

Il fallut près d’un an pour que Nath se trouve une nouvelle fois confronté au problème soulevé par cette curieuse méthode de destruction. Il effectuait alors un stage aux écuries, travaillant sous la férule d’un disciple appartenant à la promotion supérieure. C’était un garçon tout en muscles, répondant au nom d’Olmar, qui affichait avec insolence son crâne rasé. Doué pour les complots de chambrée, il jouissait d’un ascendant incontestable sur les néophytes. Nath qui craignait sa force brutale, avait toujours observé vis-à-vis de lui une réserve polie.

Un soir, dans le but de l’impressionner, Olmar se lança dans d’étranges confidences…

– Le vieux Razza, ricana-t-il en plantant avec vigueur sa fourche dans la paille des litières, il se paye votre tête…

Devant l’incompréhension de Nath, il renchérit, un mauvais sourire aux lèvres :

– Ouais ! Il vous raconte des histoires, et vous, les gosses, vous l’écoutez béatement. C’est un vieux malin : ce qui pourrait vous faire peur, il le garde pour lui ! Il vous fait miroiter les honneurs, le tralala ! La gloire ! Il vous cache la merde ! C’est moi qui te le dis. Tu peux me croire. Je parie qu’il vous a montré l’explosif ? L’explosif qui ne peut sauter qu’au son du sifflet ! Le pétard magique qui fait « boum ! » quand on joue de la flûte !

Nath acquiesça d’un signe de tête, la gorge soudain serrée par l’appréhension. Olmar baissa la voix et s’agenouilla dans la paille, lui faisant signe de se rapprocher.

– Tu ne trouves pas bizarre que sa pâte explosive il faille obligatoirementla conserver dans un caisson sourd ? S’il n’y a que le sifflet pour la faire péter, où est le danger ?

Nath se mordit les lèvres ; cet aspect de la question l’avait effleuré mais il n’avait osé l’approfondir par respect pour le maître.

– Je vais te dire le pourquoi de la chose ! s’esclaffa Olmar. Il y a dans le désert un oiseau couleur de sable, une bestiole en voie de disparition qu’on appelle la guline. A la période des amours – vers la fin de l’été – il pousse son cri de rut, une espèce de couinement bizarre. Eh bien, ce cri est le même que celui émis par le sifflet magique de Razza ! Tu comprends maintenant ?

Nath écarquilla les yeux. Le garçon au crâne rasé eut un gloussement de triomphe.

– Tu y es, mon vieux ! Si tes caissons sourds sont mal fermés, ou que tu te balades un pain d’explosif à la main, et que la guline vienne à pousser son roucoulement juste à ce moment-là, tu sautes ! Quand tu seras dans le désert, et que tu te prépareras à déboucler ton caisson, regarde bien le ciel et prie pour que la guline ne soit pas dans le coin… Elle n’a pas besoin de sifflet, elle ! Elle ouvre le bec, elle remue la langue, et hop ! Couic, couic : BOUM !

Olmar eut un rapide coup d’œil pour s’assurer que personne n’approchait, et ajouta d’une voix quasi inaudible :

– Et c’ est pas tout. Tu le sais aussi bien que moi : les sifflets d’os, il n’y en a pratiquement plus et le vieux singe n’arrive pas à en tailler d’autres, alors il a imaginé un moyen inédit pour parvenir au même résultat. Il a dans l’idée de tenter de modifier les cordes vocales des chevaliers-quêteurs ! Rien de moins ! Il paraît qu’il procède en cachette à des opérations. Il prend des gosses et il leur ouvre la gorge, crouiiic ! Il coupe, il tranche, il leur accorde la langue comme un vulgaire instrument de musique ! Tout ça pour leur permettre de pousser un cri semblable à celui de son fichu sifflet… Tu vois le style ? Jusqu’à maintenant il n’est arrivé à rien. Les mômes se sont réveillés muets, ou tout juste capables de couiner comme des canards. On raconte qu’au conseil des chefs on lui a conseillé d’utiliser la castration. Il paraît que ça empêche la voix de muer. Aux dernières nouvelles il serait plus ou moins question de castrer tous les néophytes de moins de dix ans ! Il est fou, je te dis ! Bientôt il faudra chanter une berceuse pour faire péter sa dynamite à la noix ! On fera une chorale : le chœur des apprentis détonateurs ! On patauge en plein guignol….Méfie-toi de lui ! Son cerveau moisi déborde d’idées pourries.

Les mains noueuses d’Olmar s’étaient abattues sur les épaules de Nath, comme des étaux. Il eut un sourire torve.

– Le seul truc qu’on peut se souhaiter, mon vieux, conclut-il, c’est que la guline ne nous siffle pas aux oreilles le jour où nous prendrons en main notre première charge d’explosif !

Par la suite, Nath songea souvent aux révélations d’Olmar. S’agissait-il d’inventions fumeuses improvisées dans le seul but de se faire valoir… Ou bien y avait-il derrière tout cela une vérité cachée ? Comme les autres, Olmar était parti en quête, et n’avait jamais reparu. S’était-il suicidé avec sa dernière charge conformément au rite établi, ou avait-il été victime de la… guline ?

*

Le doigt de Nath caressa les contours de l’étui de bois sombre retenu à son cou par une chaînette à forts maillons. Le sifflet d’os y reposait, enveloppé dans un chiffon de soie, lui-même enroulé dans une pièce de toile goudronnée. Une fois, il se le rappelait, il avait osé réclamer des détails, une justification rationnelle. Contrairement à ce qu’il avait redouté, Razza n’avait pas éclaté en imprécations devant tant d’impudence.

–  Pourquoi un système aussi compliqué ? répétait-il une lueur d’amusement dans l’œil. Es-tu vraiment sûr qu’il soit… compliqué ? N’est-il pas plus complexe d’utiliser une mèche qui craint l’humidité ? Un briquet qui peut refuser de s’allumer, se briser, ou tout simplement perdre sa pierre ? Un détonateur électrique dont la dynamo rongée par le temps ne fournit plus qu’un courant déficient ? Allons, tu le vois bien : ton reproche ne résiste pas à la réflexion…

Nath avait battu en retraite ; de toute manière il n’était guère possible de prendre Razza en défaut. Ce diable d’homme avait réponse à tout.

*

Une gifle de sable courut sur la plaine, fusillant par le travers les chevaux et leurs cavaliers. Nath serra les dents sous la morsure des grains de silice, et Kary hennit. Un pli soucieux s’imprima sur le front du jeune homme ; les attaques du vent se faisaient de plus en plus hargneuses. Ces escarmouches où l’adversaire demeurait invisible irritaient les montures au point de les rendre ombrageuses pour le restant de la journée. Nath soupira, essayant de libérer sa poitrine du poids qui l’oppressait. La période d’inactivité touchait à sa fin, il en était soulagé. Désormais son esprit ne serait plus réduit à tourner entre les parois de son crâne comme une bête emprisonnée. Demain au plus tard il lui faudrait mettre en pratique les gestes appris au cœur des cryptes, il lui faudrait détruire un peuple de fausses statues, de dormeurs affublés d’un déguisement de pierre.

Quelque part au fond de sa tête une voix ténue ajouta : et incapables de se défendre,mais il la fit taire en éperonnant Kary.

*

Le soir même ils atteignirent les premières sculptures constituant la double haie de la rampe d’accès, et les chevaux se cabrèrent. Les dragons figés semblaient faire corps avec leurs piédestaux, leurs mufles hérissés de crocs se tendaient vers le désert dans une attitude pleine de raideur. Les yeux ne reflétaient rien, ni arrogance ni avidité.

« Des yeux de statues ! songea Nath. Vides, faux. Des pupilles sans rien derrière… »

Et il se sentit envahi par le découragement.

La nuit venait. Boa titubait de fatigue. Malgré sa répugnance, le jeune homme se résolut à dresser le bivouac au pied des dragons. La distance et le manque de luminosité ne permettaient pas de distinguer les contours de la ville, mais on devinait déjà un grouillement de formes diverses, une superposition de silhouettes figées en une multitude de poses symboliques.

« Le labyrinthe des statues », pensa Nath en frémissant. Demain il lui faudrait plonger entre les allées bordées de groupes équestres, de nymphes portant couronne, de rondes à la grâce factice…

Un début de migraine lui sciait la nuque ; il se laissa tomber sur le sol et se roula dans sa cape, goûtant l’acier froid du glaive à double tranchant contre sa cuisse nue. Ce n’était qu’un leurre, il en avait conscience. Un fétiche impuissant contre les forces qu’il allait défier, un de ces pantins de chiffon qui rassurent les enfants à l’heure du sommeil quand rôdent les bruits de l’ombre et les diables de la nuit.

Il s’allongea, les yeux tournés vers le ciel. Et si la pluie se déchaînait soudain ?Si la première averse de la saison déchirait le ciel sans préavis, là, dans une heure, alors qu’il aurait les paupières baissées et que rien ne protégerait son corps du flot meurtrier ? Si…

Il se mordit la langue. Pourquoi se faire peur inutilement ? Aucun nuage n’entachait encore l’étendue céleste, il disposait d’un sursis provisoire, il en était sûr. Quinze jours au moins… Deux semaines avant d’endosser l’armure de caoutchouc.


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