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A l'image du dragon
  • Текст добавлен: 19 сентября 2016, 13:45

Текст книги "A l'image du dragon"


Автор книги: Serge Brussolo



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Nath recula de trois pas, les yeux rivés à ce fœtus d’os noyé dans son placenta de gelée. Les yeux agrandis par la stupeur, il tenta vainement d’identifier la tête, la bouche, le nez… Mais il n’y avait rien, rien que cette chose clapotante, saturée de liquide et dont les viscères avaient éclaté les uns après les autres tels des ballons trop gonflés. Une éponge… Rodos était devenu une sorte d’éponge humaine. Son organisme, qu’une simple goutte sur le bout de la langue suffisait ordinairement à réhydrater, avait succombé à l’averse. La limite de saturation dépassée, les chairs avaient explosé en une gerbe d’éclaboussures mêlant eau de pluie et protoplasme.

Nath fit une douzaine de pas à reculons, luttant pour se détourner de la… chose, de cette masse échouée à flanc de dune et qui suscitait en lui souffrance et dégoût.

Ce fut la montée d’une nuée moutonnante sur la ligne d’horizon qui déverrouilla ses jambes. La panique le jeta dans une course folle en direction de la falaise, une de ces ruées d’épouvante comme on n’en connaît que dans les rêves, une cavalcade immobile où les jambes s’agitent follement sans parvenir à faire progresser d’un pouce leur propriétaire.

Il courait, le sac à gemmes lui entaillant les reins, il courait dans le halo du soleil pâlissant, un nuage sur les talons. A tout instant il s’attendait à ressentir l’assaut des premières gouttes tièdes. Elles pointilleraient ses épaules, soulevant des cloques rosâtres. Elles…

Il piqua sur la falaise sans prendre la précaution de se dissimuler, poussé par l’aiguillon de la peur. Les guetteurs de pluie, en armure de caoutchouc noir, le virent arriver du fin fond de la plaine, silhouette minuscule que talonnait le lent glissement d’une forteresse de fumée.

Nath se rua dans l’escalier de pierre taillée, escalada les marches à quatre pattes et plongea à l’abri de la caverne au moment même où le premier éclair lézardait le ciel. Une poigne plastifiée s’abattit sur son épaule marbrée d’ecchymoses, une autre lui confisqua le sac où les gemmes s’entrechoquaient en un concert cristallin.

Il fut conduit devant l’assemblée du conseil des chefs et, à force de gifles, les matrones préposées aux confessions enfantines lui firent avouer la vérité. Son jeune âge lui évita les châtiments corporels. On estima qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres de son père (ce que les tables de la loi ne pouvaient décemment lui reprocher), par contre Oti, sa mère, fut jugée coupable de connivence avec Rodos, et pour ce condamnée à un séjour de trois mois dans le trou à plaisir où elle aurait l’obligation de se prostituer sans exiger de paiement. Les gemmes furent bien sûr confisquées et partagées, comme il se doit, entre les membres du conseil des chefs.

Il s’était donc retrouvé seul avec Djuba, sa sœur, et la honte de savoir que pendant trois interminables mois, Oti, leur mère, croupirait au fond du trou à plaisir, cet entonnoir qui par un réseau de boyaux basaltiques menait à une salle située beaucoup plus bas, et à laquelle seuls les hommes faits avaient accès les soirs de fête où l’on s’enivrait de lumière à l’aide de grosses loupes et de puissants réflecteurs. Il savait bien ce qu’impliquait la punition. Oti était jolie, elle serait contrainte de coucher avec tous les ennemis de Rodos qui verraient là un moyen commode de prendre une revanche inespérée. Pour comble de malheur ils étaient légion…

Le jour de l’exécution de la sentence, deux gardes vinrent arracher Oti à sa couche. On lui rasa la tête au milieu de la caverne, là où les hérauts déclamaient les proclamations officielles. Ses boucles blondes furent jetées au feu, puis une matrone lui tatoua un symbole rouge vif sur le front. Désormais, Oti ne pourrait dissimuler à personne l’infamante souillure qui avait été la sienne durant 90 jours. La grosse femme procédait sans prendre la moindre précaution, piquant et repiquant la chair délicate au moyen d’une aiguille creuse à travers laquelle elle insufflait une poudre indélébile.

Oti se mordait les lèvres pour ne pas hurler. Sa tête rasée n’arrivait pas à l’enlaidir et les crispations de son visage faisaient ressortir ses traits délicats, et son nez à la courbe parfaite.

Enfin on la releva pour la repousser vers le trou d’où émergeait une échelle de bois. Les femmes ricanaient, l’injure aux lèvres, mais les hommes – eux – avaient la respiration courte.

« … La femme de Rodos ! chantait-on. Rodos le fier-à-bras ! Rodos l’aventurier qui se moquait des lois, Rodos aux poings d’acier ! Hé ! Rodos ! Regarde ta femelle si tu as encore des yeux, bientôt tous les guerriers de la caverne se seront réchauffés dans son lit ! »

Nath s’enfuit. Il gagna le fond de la niche rocheuse où, par bonheur, Djuba, sa sœur, dormait encore. Il demeura longtemps prostré, la tête sous les fourrures pelées faisant office de couvertures. À son réveil, Djuba n’avait posé aucune question, et Nath se demanda si, feignant le sommeil, elle n’avait pas suivi toute la scène. Par la suite, ils se firent un devoir de n’en jamais parler.

Ils furent d’ailleurs très vite réquisitionnés par les matrones chargées de la surveillance des tâches civiques. Perdus au milieu d’une centaine d’enfants, ils durent lier en fagots les brindilles desséchées récupérées tout au long de l’été sous la couche de sable durci. Décolorés par le soleil torride, les sarments offraient un aspect blanchâtre, qui, s’ajoutant à leur configuration noueuse, leur donnait l’allure d’ossements rachitiques.

Pendant cinq mois, les femmes de la tribu avaient labouré les dunes à main nue en quête de ces résidus de forêt, de ces branches que le feu ardent du ciel avait racornies lorsque la saison de la brûlure avait succédé à celle des végétaux. A présent il convenait d’entasser ces débris et de les ligoter afin de rendre leur transport plus aisé.

Les enfants travaillaient au centre d’une vaste salle souterraine dont l’éclairage avait été réduit au minimum en raison des risques d’incendie, il fallait procéder à tâtons, les doigts tendus, plissant les paupières pour deviner les formes qui vous entouraient.

Au bout de trois semaines de cet esclavage, Nath et Djuba ne comptaient plus les échardes fichées sous leur peau, les blessures et les entailles infligées par les tronçons de bois mal ébarbés. Le manque de luminosité ne permettait pas à leur corps de reconstituer normalement ses réserves calorifiques, et la nourriture du soir se composait le plus souvent d’une purée aigre qu’on s’empressait de recracher dès la troisième cuillerée.

Nath ne mit pas longtemps pour comprendre qu’on les avait relégués, sa sœur et lui, dans la zone la plus obscure de la caverne, là où le rayonnement des torches nutritives venait mourir en une frange jaunâtre. Il en fit la remarque à la matrone supervisant la corvée, mais ne réussit qu’à s’attirer un coup de badine dont la marque violette resta imprimée en travers de sa joue droite deux semaines durant. De constitution naturellement frêle, Djuba ne tarda pas à s’anémier. Ses ongles tombèrent un à un, puis ses dents. Nath n’ignorait rien de ces symptômes. C’étaient ceux du mal de l’ombre, de la privation de lumière. La rage au cœur il songeait alors aux gemmes volées par son père, ces pierres que les anciens s’étaient partagées en se frottant les mains, et qui rayonnaient à présent de tout leur éclat dans les niches d’habitation des vieillards du clan, les gavant de luminosité au point de transformer certains d’entre eux en obèses.

Quand la corvée de bois prit fin, Djuba ne tenait plus sur ses jambes. Nath tenta de lui obtenir une place dans le cercle des enfants pauvres groupés autour du feu communautaire. Mais chaque fois les autres gosses les chassèrent à coups de pierres en entonnant une ignoble petite chanson dont le refrain commençait par :

Ton père est une éponge

L’est plus mou qu’une méduse

Dans le trou ta mère plonge

Avec son ventre les hommes s’amusent…

Nath et Djuba durent apprendre à vivre à l’écart, et à voler des brandons, des torches, pendant l’assoupissement des gardes.

Enfin, Oti émergea du trou à plaisir. Ses cheveux avaient repoussé, lui couvrant le crâne d’un lichen rêche où la main s’égarait en crissant. Elle avait l’air d’une somnambule et Nath eut vite la certitude qu’elle avait perdu tout contact avec la réalité. De ce jour, les femmes de la caverne la surnommèrent « la folle ».

La saison des pluies atteignait maintenant son apogée. Les nuages couleur de suie avaient reconquis le ciel et mitraillaient le désert du crépitement haché de leurs averses. Les guetteurs en armure de caoutchouc avaient dû déserter le seuil des grottes s’ouvrant sur le désert, battre en retraite pour échapper aux trombes et aux éclaboussures. Nath, qui traversait un soir la place des palabres, assista involontairement à l’arrivée des deux hommes déconfits.

– C’est fini, grommelait le plus grand en arrachant son casque piqueté de perles d’eau, cette fois c’est bien fini. Le soleil a regagné son terrier, comme nous. Ce matin Luzini a vu des taches vertes sur la plaine. C’est l’herbe. Elle commence à pousser…

Les commères qui faisaient cercle reculèrent avec un frémissement d’effroi, et un silence terrifié plana sous la voûte de granit.

– Si la verdure arrive, il ne reste plus qu’à prier les dieux, fit une vieille en esquissant un geste conjuratoire ; car derrière l’herbe il y a la forêt… Et derrière la forêt, les dragons…

Mettant à profit le départ des guetteurs, Nath prit l’habitude de se lever à l’aurore et de porter Djuba tout en haut du tunnel d’accès, aussi près de l’extérieur que les rafales cinglant la grotte le permettaient. De cette manière la fillette bénéficiait de la luminosité blême de l’aube, et s’en fortifiait.

Oti les suivait dans leur équipée, l’œil vague, la bouche molle. Elle s’asseyait à l’écart, et lâchait de petits rires bêtes quand une goutte de pluie, ricochant sur la pierre, l’atteignait, soulevant sur sa cuisse une cloque rosâtre.

Nath, lui, ne parvenait pas à détacher son regard du désert, ou plutôt de ce qu’il en subsistait, car la mousse verte des jeunes pousses tapissait chaque jour un peu plus la géographie blanche des dunes. Des troncs dressaient leurs squelettes verts, des feuilles s’épanouissaient, grasses, épaisses, palpitant au vent comme des lambeaux de peau.

La grande horreur végétale entamait son règne.

Un matin le jeune garçon se réveilla seul dans la niche, au milieu des fourrures refroidies. Lorsqu’il voulut courir au tunnel d’accès, un homme du clan lui barra le chemin, l’air ennuyé.

– N’y va pas, mon gars, articula-t-il en essayant d’adoucir sa voix, ta mère, elle était folle, elle est montée sur la falaise avec ta sœur. Elles se sont avancées au bord du vide.

Boa l’esclave

Boa l’éponge

La nuit était tombée plus vite que la veille. Ce décalage qui excédait à peine une heure n’avait cependant pas échappé à Boa, l’écuyère. C’était un mauvais présage, le signe que la saison du feu touchait précocement à sa fin. Le soleil s’anémiait, et, lorsqu’il se mettait à rougeoyer, ses rayons se changeaient en une haleine à peine tiède. Sitôt touché le sol, elle s’activa à l’ordonnance du bivouac, libérant les chevaux des sangles et des charges accumulées sur leurs flancs, puis elle ratissa le sable de ses doigts tendus en fourche, récupérant les sarments blanchâtres qui, sous la couche superficielle du désert, formaient le squelette éparpillé de la forêt déshydratée cinq mois plus tôt.

Elle érigea un foyer savant capable de tenir la tête aux sautes de vent les plus capricieuses. Tout autour, les ténèbres rongeaient le paysage. Ce serait une nuit sans lune, une nuit d’encre pleine de bruits inidentifiables, et il faudrait une fois de plus se montrer vigilants. Par association d’idées, elle vérifia les armes de Nath, caressant le fil des lames d’un pouce prudent. Le coup d’œil irrité du jeune homme ne lui échappa guère mais elle n’en fut pas blessée. Depuis leur départ de la falaise, il s’était laissé emporter par le flot de ses souvenirs, comme tous ses semblables, négligeant les précautions les plus élémentaires.

Boa s’assit sur ses talons. Les flammes tordaient des éclats rouges sur ses cuisses nues, soulignant les bosses de ses muscles abdominaux. Elle tourna la tête en direction des dunes que les coups de pinceau successifs de l’obscurité rendaient maintenant indiscernables. Son oreille exercée isola sans peine une série de craquements ténus. Le bruit furtif d’un guetteur qui se déplace en souplesse pour chercher un meilleur point d’affût. On les suivait. Elle en avait la certitude.

En plein après-midi, alors qu’elle feignait la somnolence, elle avait brusquement pivoté sur sa selle, surprenant la fuite rapide d’une ombre derrière un amas de rocs. Qui les épiait ? Aucun dragon n’était encore éveillé, en outre un tel type de filature n’entrait pas dans le cadre de leur grossière stratégie. Une proie entr’aperçue était attaquée sur-le-champ, et le carnage qui s’ensuivait ne durait jamais plus d’une minute. Elle aurait voulu attirer l’attention de Nath sur le problème, mais le jeune quêteur ne paraissait guère disposé à prendre en compte les intuitions d’une esclave, muette de surcroît.

Découragée, elle se raidit en posture de veille, dégageant ses oreilles des longues mèches qui les recouvraient. Elle décontracta ses épaules, son torse, les coulant dans une immobilité statufiée. Sans les soubresauts spasmodiques de ses mèches érectiles on aurait pu la confondre avec l’une de ces sculptures oubliées qu’on croisait parfois au hasard des dunes, divinités à demi ensablées veillant obstinément au carrefour de routes n’existant plus depuis des millénaires.

Cette nuit encore elle ne dormirait pas. Mais c’était là son rôle, puisque le chevalier-quêteur n’était pas encore à pied d’œuvre. Elle eut un regard en biais. Nath avait regagné le cocon de sa méchante cape de laine brune, et les brusques flamboiements du bivouac jetaient des taches mouvantes sur son profil que la jeunesse imprégnait de féminité. Elle songea qu’il ne connaîtrait jamais les rides, l’affaissement des joues et du menton. Sa chevelure ne s’émietterait pas sous les assauts sournois de la calvitie. Non, dans quelques semaines il entrerait dans la mort, intact, à l’apogée de sa perfection physique, charpente de muscles souples, au meilleur de sa forme.

Elle reporta son regard vers la nuit. Il ne lui appartenait pas de juger ; elle et ses semblables n’avaient pas rang de citoyennes dans l’univers des grottes. Elles ne formaient qu’une main-d’œuvre affublée de surnoms ridicules : « les éponges », « les outres ». À l’origine, on les avait appelées les « Hydrovores » – les mangeuses d’eau – ce qui était idiot, puisqu’à l’instar des maîtres elles se nourrissaient de la chaleur du soleil. Leur souillure, leur malheur venaient du fait qu’anormalement sensibles à l’humidité, elles s’étaient révélées plus fragiles que les autres membres du clan.

« Nous mourons jeunes, lui expliqua Sobra – sa mère – le jour de ses quatorze ans, et quand je dis « nous », je veux surtout parler des femmes. Toi, moi, comme toutes celles de notre sexe, sommes particulièrement vulnérables. La matrone recruteuse va bientôt passer, elle prélèvera les jeunes filles dont la poitrine est pleinement développée. Toutes les gamines qui, comme toi, ont maintenant des mamelles de femme faite. On vous marquera, puis on vous acheminera vers les niveaux supérieurs, vers les cavernes des riches seigneurs habillés de costumes de caoutchouc. Vous serez vendues pour quelques brassées de fagots, un briquet, une pierre lumineuse, un vieux parapluie. Et le calvaire commencera… Ma pauvre petite ! Si tu savais ! »

Mais Boa ne savait pas. Elle s’était reculée dans le coin le plus sombre de la niche granitique, les paumes plaquées sur ses seins énormes qui, depuis leur brutale croissance, la gênaient pour dormir ou courir.

Comme l’avait prédit Sobra, la matrone recruteuse était passée peu de jours après, un fouet de cuir à la ceinture, soupesant de la paume les glandes mammaires des adolescentes alignées dans le halo des torches. Elle remontait la file, pas à pas, prenant son temps, faisant sauter une mamelle dans sa main comme elle l’eût fait de fruits à l’heure de la cueillette. Gémir, protester, vous valait un coup de lanière en travers des cuisses.

– T’as pas l’air bien gracieuse toi ! ricanait la bonne femme. C’est pas en faisant la grise figure que tu t’attireras les faveurs de ton maître. Si tu ne veux pas seulement servir d’éponge, faudra apprendre à faire risette !

Sobra, la mère de Boa, n’était qu’une esclave reproductrice, jamais elle n’avait eu accès aux étages supérieurs. Jamais elle n’avait eu la possibilité de devenir la concubine d’un riche seigneur du feu. Sa vie avait toujours été ponctuée d’engrossements successifs, eux-mêmes dispensés par des partenaires aussi furtifs qu’anonymes. Chaque année de sa vie avait vu l’arrivée d’un nouvel enfant, et depuis sa puberté elle avait donné le jour à plus de vingt filles. Chez les Hydrovores les mâles étaient rares. Les filles, il est vrai, développaient des pouvoirs que les hommes, eux, ne possédaient qu’à l’état embryonnaire. Des pouvoirs qui, dans le monde cruel des grottes, équivalaient rapidement à une condamnation à mort.

Boa avait été choisie avec quinze autres gamines. Aiguillonnées telles des chèvres, on les avait poussées vers les niveaux supérieurs, là où les cavernes s’ouvraient sur le désert, à flanc de falaise, et où la chaleur de l’été s’emmagasinait comme dans un four. Son premier contact avec la lumière crue, qu’elle n’avait à ce jour jamais perçue qu’au travers des fissures de la grotte de reproduction, l’avait enivrée. L’euphorie plaquant sur son visage un masque béat, l’une de ses compagnes de chaîne la pinça cruellement au-dessus du coude.

– Idiote ! cracha l’adolescente à son oreille. Il n’y a pas lieu de se réjouir ! On ne t’a donc rien appris ? C’est la mort qui nous attend ici ! Ils vont nous couper la langue… Après quoi nous leur servirons de putains. Crois-moi ! L’été tu le passeras allongée sur le dos, un homme couché sur toi. Puis viendra la saison des pluies, et pour eux tu ne seras plus qu’une éponge !

– Une éponge ?

L’incrédulité se peignit sur le visage de sa compagne.

– Tu es stupide ? Tu n’as jamais écouté le bruit de tes seins ? C’est çaqui les intéresse !

Instinctivement Boa avait posé les doigts sur sa poitrine, faisant crisser les cristaux emplissant ses glandes mammaires. Cela crépitait comme des sacs emplis de paillettes métalliques qu’on aurait pétris sans ménagement.

– Ça ?

– Oui, ça : les cristaux absorbants ! Les cristaux buveurs d’humidité ! A la mauvaise saison les parois des cavernes se couvrent de perles de rosée, l’air se sature de vapeurs d’eau. Les infiltrations creusent leurs ruisseaux. Tes seins tout neufs vont assécher cela. Ils préserveront l’atmosphère aride des habitations, évitant aux hommes du feu les maladies nées de la période des pluies : les rhumatismes, la tuberculose. Ta seule présence leur assurera des couvertures sèches. Désormais, pendant leur sommeil, les voûtes ne les mitrailleront plus de leurs pleurs nitreux. Tout cela sera pour toi, pour toi seule. Tu « mangeras » l’humidité jour après jour, et tes seins gonfleront au rythme de l’absorption. Des réservoirs d’eau ! Voilà ce qui t’a poussé sur le torse ! Ils ne l’ignorent pas, crois-moi ! On t’appellera « l’éponge ». Nous ne sommes pas bâties comme eux, c’est là notre malheur. Si l’eau les touche, ils gonflent ! Leurs cellules éclatent, ils se changent en méduses. Nous, nous supportons mieux la pluie, du moins apparemment. Notre épiderme draine l’excédent liquide vers nos seins où les cristaux l’absorbent.

– Et alors ?

– Et alors ? Chaque séance d’absorption augmente un peu plus la taille des cristaux ! D’abord grains de sable, ils se changeront en paillettes, puis en billes, et enfin en cailloux. Ta vie deviendra un calvaire lorsqu’à force de grossir ils atteindront la taille d’un galet… Tu comprends ?

Boa était blême. Elle venait effectivement de comprendre. Lorsque les cristaux atteignaient une taille démesurée, la peau tendue des seins finissait par se fendre. Deux cratères s’ouvraient sur le torse des esclaves, vomissant chacun leurs caillasses.

– Ce n’est pas possible !

– Tu verras ! ricana l’autre. Si tu as la chance d’être vendue à un notable installé loin des infiltrations, tu pourras tenir le coup. Un taux d’humidité moyen reste supportable, tu souffriras mais tu n’éclateras pas, c’est la seule chose qui compte. Dès les premiers rayons de l’été expose ta poitrine au soleil, la chaleur desséchera les cristaux en quelques jours, et tes seins reprendront leur taille normale. Tu auras gagné un sursis. Six mois de chaleur, avec au bout la perspective d’un nouveau semestre de pluies incessantes… Voilà ce qui t’attend. Ce qui nous attend toutes ! Souhaitons-nous bonne chance, demain nous n’aurons plus de langue pour le faire. Après tout on raconte que certaines « éponges » ont pu résister jusqu’à quatre ou cinq saisons avant de voir leur torse éclater… Pourquoi pas nous ? Allez ! A dans deux ans ma vieille !

Atterrée, Boa avait continué à avancer d’un pas de somnambule, les paumes toujours plaquées sur les boules mouvantes tressautant de part et d’autre de son sternum, sur ces poches à cristaux qui allaient devenir sous peu les instruments de sa souffrance, peut-être même de sa mort. La réalité était donc si noire ? les paroles de sa camarade de captivité firent monter à sa conscience de vieilles confidences oubliées. Des monologues tenus par sa mère donc elle n’avait pas compris le sens sur le moment mais qui, aujourd’hui, s’éclairaient d’un nouvel éclat…

« Jadis, chuchotait Sobra, on employait certains carbonates pour les conditionnements spéciaux. Les médicaments notamment, toutes les drogues sensibles à l’humidité. Une pastille asséchante, et hop ! Le tour était joué. Nous fonctionnons de la même manière, toi et moi – Nous sommes des déshumidificateurs vivants. »

Elle avait tenté de préparer sa fille,  de lui faire saisir le pourquoi des choses.  Mais les mots qu’elle employait ne signifiaient rien pour Boa. « Conditionnement »… « Médicaments ». Ils faisaient référence à une réalité oubliée, si lointaine.

Épuisées par leur longue ascension, les fillettes s’étaient abattues autour d’un feu de nuit. On leur avait alors tendu une pipe nauséabonde en leur demandant d’en inspirer la fumée à pleins poumons. Il n’avait pas fallu cinq minutes pour qu’elles sombrent une à une dans l’inconscience.

Boa se réveilla le lendemain avec Impression qu’une bête aux dents de feu lui dévorait la langue. Des élancements insupportables la traversaient du menton à la nuque. Des croûtes noirâtres maculaient sa poitrine. Sa bouche, ses lèvres avaient la consistance du bois. Elle voulut crier et n’émit qu’un son rauque, guttural. Alors seulement elle réalisa que plus rien n’occupait l’espace délimité par ses dents. On lui avait coupé la langue… Elle bascula dans le néant avec l’espoir de ne plus jamais ouvrir les yeux.

Au bout de trois semaines l’affreuse blessure se changea en un tissu cicatriciel acceptable, et elle fut vendue à un membre influent du conseil des chefs qu’avaient ému ses yeux fendus et son nez plat. Il se nommait Maltazar.

C’était un vieillard à la physionomie d’écorché. Si maigre que le dessein de ses muscles apparaissait aussi nettement que sur une planche anatomique. Il vivait dans la terreur perpétuelle de l’humidité et, bien que l’été chauffât les rocs à les fendiller, il obligeait Boa à se tenir collée à lui. La nuit, elle devait se coucher sur son corps décharné, telle une couverture de chair, pour le préserver des éventuelles gouttes d’eau que pourrait laisser choir la voûte à la faveur des brouillards matinaux. Jamais il ne chercha à l’utiliser charnellement comme le faisaient d’ordinaire les propriétaires d’esclaves hydrovores. Sa seule préoccupation était l’humidité. Rien que l’humidité. Pendant qu’il se faisait cuire au soleil allongé sur une pierre plate, Boa devait veiller à l’entretien de sa cuirasse de caoutchouc que le temps avait transformée en une carapace mi-croûteuse mi-dissoute, traquer la moindre fissure, vulcaniser les déchirures, poser des rustines sur les trous du heaume…

Le soir, lorsqu’il rentrait, la peau sèche comme un vieux parchemin, il examinait le travail de la jeune esclave au moyen d’une forte loupe. Le plus souvent il hochait la tête en maugréant une vague approbation. Tous les matins il lui pétrissait les seins sans ménagement pour évaluer la taille des cristaux. Comme ils semblaient ne pas vouloir augmenter, il dévisageait Boa avec suspicion.

– Tu n’es pas malade au moins ? Je veux dire : tu n’es pas anormale ? Tes mamelles fonctionnent ? On dirait qu’elles ne grossissent pas. Pourtant avec toute cette humidité !

On avait beau lui répéter qu’on n’avait jamais connu pareille canicule, il s’obstinait à épier la voûte d’un œil craintif, à passer son doigt sur les parois de la niche d’habitation, à revêtir son armure anti-pluie dès que le thermomètre tombait d’un degré. Boa voyait venir la mauvaise saison avec angoisse. Si le soleil effrayait tant Maltazar, qu’exigerait-il d’elle quand les averses fouetteraient la falaise ?

Vint le temps des nuages. Boa les regardait monter à l’horizon le cœur serré. Ils paraissaient se traîner au ras de la plaine encore blanche, rabotant les dunes et les empilements rocheux. Maltazar ne quittait plus son armure de caoutchouc et vivait dans la hantise d’un accroc. Cent fois par jour il exigeait que Boa se livrât à un examen complet du vêtement de protection, les yeux collés à la matière grumeleuse, qu’elle sondât plis et crevasses, qu’elle s’assurât de la parfaite adhérence des rustines.

– Oh ! je sais bien qu’on ricane dans mon dos ! grogna-t-il un soir en s’asseyant près du feu (la température était de 75°à l’ombre !). Mais va ! Je sais ce que je fais. L’âge m’a appris bien des choses, et j’ai connu plus d’un esprit fort qui s’est réveillé un beau matin le corps gélatineux parce que le brouillard d’automne avait envahi sa hutte au cours de la nuit… Le brouillard, un ennemi terrible ! Tu le confonds avec la fumée du bivouac et c’est justement l’inverse : une buée, un nuage formé de minuscules gouttes d’eau en suspension dans l’air, des millions de gouttes microscopiques qui se déposent sur ta peau pendant que tu dors !

Pris d’une soudaine inspiration, il se leva et saisit la jeune fille par le poignet.

– Viens ! ordonna-t-il. Je vais te montrer quelque chose. Un secret. Tu n’as pas de langue, tu ne pourras rien répéter. Et d’ailleurs je doute que t’en vienne l’envie ! Allez, viens !

Mi excité mi effrayé, il traîna Boa au long d’un boyau rocheux avec l’obstination d’un prêcheur gagné par la rage de convaincre. Ils descendirent ainsi de trois niveaux, s’enfonçant dans le ventre de la falaise par un tunnel jalonné de torches. Enfin, ils débouchèrent dans une salle naturelle où crépitait un bûcher alimenté par ces briquettes noires que certains appelaient « charbon », et dont l’usage était réservé aux seuls seigneurs. Une dizaine de monstres rôdaient sur le pourtour du foyer. Des êtres gélatineux, des méduses humaines à la peau transparente. Ils se déplaçaient en clapotant, laissant dans leur sillage des traces gluantes ou des débris organiques. Boa eut un recul, mais la main du vieillard s’appesantit sur ses reins, la poussant en avant.

– Regarde ! gloussa-t-il, heureux de sa plaisanterie. Regarde ce qu’il est advenu d’anciens ricaneurs ! Des esprits forts, tous, mais que le brouillard a ramenés à plus d’humilité. Ils ne sont pas morts, non ; leur chair a été humectée superficiellement et la mutation s’est bornée à une dilatation épidermique irréversible. Une nuit ! Il a suffi d’une nuit ! Comme leurs familles sont riches et influentes, on ne les a pas supprimés, on s’est contenté de les… isoler. Ils ne sortent jamais de leur trou, d’ailleurs en auraient-ils la force ? Une fois l’an on leur abandonne une dizaine d’esclaves dans ton genre, pour qu’ils puissent se distraire un peu. Des gamines rétives qui n’ont pas donné satisfaction à leur maître. Qu’en font-ils ? Je ne saurais le dire. Certaines mauvaises langues prétendent que les gosses préfèrent se jeter dans le feu plutôt que de subir leur contact.

Boa aurait voulu hurler, mais son moignon de langue s’agitait dans sa bouche sans parvenir à moduler un son. Maltazar sortit enfin de son hypnose.

– Secoue-toi ! On remonte. Il fait terriblement humide ici. Dis au revoir aux ricaneurs, après tout ils n’ont pas beaucoup de visites !

Avant de regagner le tunnel, il se retourna une dernière fois, et la jeune fille l’entendit murmurer entre ses dents :

– Gâcher tant de bon charbon pour de pareils débris ! Quelle honte !

Une semaine après, les orages éclataient et Boa sentit ses seins devenir douloureux. Le moindre choc se traduisait par un élancement sourd. Elle entamait son travail « d’éponge ». Pour comble de malheur, Maltazar eut la déveine d’être désigné comme guetteur par le hasard du tirage au sort. Cet « honneur » impliquait une garde de douze heures au seuil de la caverne battue par les pluies, douze heures pendant lesquelles il lui faudrait scruter l’horizon envahi par la végétation, et dont les frémissements éventuels pouvaient à tout instant trahir l’approche d’un dragon. Le vieil homme prit très mal la chose.

– C’est un complot ! vociférait-il le soir sous ses fourrures. Le tirage était truqué. Ils veulent m’éliminer c’est sûr. Mon âge aurait dû me dispenser de tout service actif. C’est une besogne de jeune coq, pas un travail de vieux sage ! Une cabale, rien d’autre te dis-je !

Boa hochait la tête, un nœud au creux de l’estomac. Elle avait en effet acquis la certitude que le vieillard ne renoncerait pas à la traîner là-haut, au milieu des rafales et du crachin. Il lui avait déjà expliqué comment il conviendrait de monter l’abri de toile goudronnée qu’on dénommait « tente de guet », et qui se réduisait à quelques pans d’étoffe imperméable tendus sur des piquets.


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