Текст книги "A l'image du dragon"
Автор книги: Serge Brussolo
Жанр:
Классическое фэнтези
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Les naufragés des pyramides
Le jour se leva sur un soleil de flammes, une boule incandescente à la chaleur insoutenable ; Nath en fut heureux. Secondé par Boa, il travailla jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. La caresse de l’astre de feu déchaînait les échanges chimiques sous leur épiderme, rechargeant leur organisme épuisé.
Ils firent sauter dix-huit sculptures. Des dragons ornementant une rampe d’accès, mais aussi plusieurs « divinités » trônant au-dessus d’autels factices, ainsi qu’une statue équestre marquant le centre d’un carrefour. Neuf cibles laissèrent derrière elles des traces de sang, pour les autres il fut difficile d’établir un diagnostic, mais c’était tout de même un bon score.
Pourtant Nath se sentit gagné par une lassitude qui ne tarda pas à se changer en dégoût. Il tenta de se fustiger, puis de s’exalter. Il se répéta que chaque victoire remportée ici se traduisait par une chance supplémentaire de survie pour le peuple du soleil, mais une petite voix ironique chuchotait au fond de sa conscience : « Une goutte d’eau arrachée à la mer… Une goutte d’eau ! »
Comble de malchance, le vent se leva soudain et une nappe de brume voila le soleil, faisant chuter la température de près de 30 degrés. Ce brusque changement le fît frissonner, et les seins de Boa se hérissèrent de chair de poule. Ils n’en continuèrent pas moins leur œuvre destructrice, concentrant leurs efforts sur les sauriens qui encadraient l’entrée des temples et les volées d’escalier. Le contact du sifflet avait fini par irriter les lèvres du jeune homme.
Les statues se volatilisaient dans un geyser de flammes bleues, laissant derrière elles un nuage de sang, de pierre, ou de cendre…
Après une brève interruption, ils procédèrent à quinze éliminations. Toutefois l’expertise de Boa ne permit d’homologuer que six victoires. Leur pourcentage de réussites dégringolait ; mieux valait s’en tenir là pour aujourd’hui avant de transformer un honnête travail en gâchis.
Ils remisèrent leurs instruments et reprirent le chemin du bivouac où les attendait Olmar, toujours enchaîné.
Nath n’avait pas pris de décision. Le matin même il avait lancé à la jeune esclave :
– Ce n’est pas le plus urgent ! D’abord la mission, ensuite nous verrons…
Boa détestait Olmar, la haine qui brillait dans ses yeux valait tous les discours. Si Nath lui avait demandé d’égorger le renégat, elle l’aurait fait séance tenante, avec un plaisir certain.
Ils s’installèrent pour la nuit, chacun dans son trou de sable. Le soleil les avait nourris à satiété, et c’est avec soulagement qu’ils se dispensèrent d’absorber la moindre alimentation solide. Seul Olmar réclama une part de pitance.
– Tu n’as pas eu assez de lumière ? s’étonna Nath.
L’ancien chevalier haussa les épaules.
– C’est pas ça, mais l’hiver – si tu veux survivre – il faut beaucoup manger. Mâcher et avaler plusieurs fois par jour, alors l’estomac s’habitue, et après…
Boa lui jeta un morceau de viande séchée sur lequel il se précipita avec voracité. A ce spectacle, Nath sentit sa gorge se contracter de dégoût. Hypnotisé par le spectacle du renégat mastiquant, il finit par prendre conscience que l’autre prenait plaisir à cette occupation !
– On dirait que tu aimes ça ! cracha le jeune homme d’une voix vibrante d’indignation.
– Et alors ? ricana Olmar. Tu t’imagines que nous, les « renégats », nous pouvons nous prélasser devant des bûchers ronflants ou nous dorer à la lumière des pierres photo-amplificatrices ? Tu rêves ! L’hiver il faut se terrer dans un trou à rat, vivre enfermé dans un sac de toile goudronnée pour échapper à l’humidité. Faire du feu est difficile… D’abord il faut trouver du combustible, le stocker ; or à l’extérieur il n’y a que du bois vert… et puis la fumée attire les dragons qui patrouillent autour des cités.
– C’est une existence indigne d’un quêteur, mieux vaut la mort !
– Pantin ! Il n’y a pas que des mauvais côtés. Les trous de roche, les fissures où il faut se tenir debout pour dormir, bien sûr ce n’est pas réjouissant, mais il y a les tombeaux…
– Les tombeaux ?
– Mais oui ! Ne te fais pas plus idiot que tu n’es ! Les pyramides des dieux-nains ! Le peuple de la pluie les vénère, les constructions sont taboues. Les dragons ont été dressés à ne pas s’en approcher. Si tu t’y installes avec quelques pierres à lumière, tu peux passer l’hiver en toute quiétude !
Nath eut un hoquet de surprise.
– Les pyramides ? Elles sont minuscules ! Seul un enfant pourrait y tenir, et encore ! Tu divagues…
– Pas du tout ! Je suis d’accord avec toi : les pyramides du sud sont des tombeaux individuels ; un adulte ne peut s’y glisser, mais au nord il existe des sépultures collectives conçues pour renfermer toute une dynastie ! Des cryptes assez vastes pour accueillir trente sarcophages. Un homme y tient à l’aise. Avec un stock de pierres amplifiantes, quelques bougies et un peu de nourriture séchée, on affronte l’hiver en position de force.
– Et l’humidité ?
– Il faut une bonne armure, ou un sac de couchage en toile goudronnée, imperméable, dans lequel tu te couches avec une fille à langue coupée, une esclave dans le genre de la tienne… Généralement elle ne survit pas à la mauvaise saison, alors il convient de s’en procurer une autre l’été suivant.
– En attaquant et dépouillant les nouveaux quêteurs qui ne se doutent de rien !
– Exactement, gamin ! C’est la loi, le code des renégats. Et ça m’a réussi, regarde : neuf saisons sans être mutilé ! Des blessures, d’accord ! Des plaques de gélatine dans le dos et sur les épaules, mais c’est tout.
– Tu vis dans une de ces pyramides ?
Olmar se rembrunit et une expression maussade déforma ses traits.
– J’y vivais… J’ai perdu l’abri. C’est dur, il y a tout le temps de nouveaux arrivants, des types qui viennent vous défier. Au début on s’affrontait en combat singulier, en duel à la loyale. Maintenant ils se déplacent en groupe ou vous coupent la gorge pendant la nuit… J’ai dû filer et céder la place à trois jeunes gars bien armés. J’ai perdu mon équipement, mes lames.
– Où comptais-tu aller ?
– Plus haut, dans le nord. Il y a, paraît-il, des pyramides gigantesques où l’on peut tenir à une centaine. Si on arrive à se faire admettre par une bande, c’est gagné !
Nath cilla.
– Une bande ? Tu veux dire que les renégats sont assez nombreux pour s’organiser en bandes ?
– Exactement ! Réfléchis : depuis des générations et des générations on envoie des quêteurs dans le désert. Sur chaque dizaine, six chevaliers en moyenne ont refusé la mort. Calcule toi-même ! Cinq ou six survivants supplémentaires tous les ans pour chaque tribu ! Une petite armée au bout du compte !
– Mais les Caméléons ? Ils vous pourchassent, non ?
– Je te l’ai déjà expliqué : pas dans les tombeaux qui sont des lieux de culte dont personne ne doit approcher. Même les lézards se tiennent à bonne distance.
– Tu as pu observer les gens de la pluie ? Les espionner dans leur vie quotidienne ?
– Un peu, au début. Puis j’ai cassé mes jumelles, ça n’a d’ailleurs rien d’excitant. Ils vivent comme n’importe quel clan, sauf qu’ils aiment l’eau. Ils se promènent nus sous la pluie, mangeant les fruits. Certains sculptent des statues pour les ajouter à celles qui existent déjà.
– Ils taillent la pierre ? Avec quoi ?
– Des outils inconnus. Des cylindres de métal qui jettent des rayons et font fondre la matière verte.
Nath demeura un moment songeur.
– Razza nous a raconté des histoires, renchérit Olmar qui percevait le trouble du jeune homme, ils ont l’air tout ce qu’il y a de pacifique. En fait ils se défendent contre nos incursions, c’est tout. Leurs dragons sont comme des chiens chargés d’effrayer les renards qui rôdent autour d’un poulailler. Nous sommes peut-être les seuls prédateurs de cette planète, Nath, y as-tu pensé ?
– Tais-toi ! Dis-moi plutôt pourquoi ils vouent un culte aux pyramides…
Olmar haussa les épaules.
– C’est compliqué. Leur écriture est très différente de la nôtre. Par contre, dans les tombeaux, il y a des dessins, des fresques qui font tout le tour des murs. J’ai cru comprendre que les nains sont nos créateurs…
– Tu dérailles ?
– Absolument pas ! Avant leur arrivée il n’y avait rien en ce monde, qu’une saison de feu, et une saison des pluies. Le désert et la forêt, alternativement… Ils sont venus au moyen de machines volantes semblables à celle qui dort dans les entrailles de la falaise, et où Razza puise les explosifs. Leur science était grande. Ils ont voulu créer un peuple adapté à cette terre, mais ils ont échoué. Leurs sages ne sont pas parvenus à concevoir un être capable de supporter à la fois le feu et l’eau. Tantôt ils donnaient naissance à des hommes aimant la chaleur et détestant la pluie, tantôt l’inverse, mais jamais à une race hybride. Alors il y a eu des querelles. Deux clans se sont formés. Le premier a dit : « Le soleil est le principe même de la vie. Les hommes du feu doivent être les seuls habitants de ce monde. » Le second a répliqué : « C’est faux ! L’eau est l’unique élément vital. Dans le ventre de sa mère, l’homme n’est-il pas semblable au poisson immergé dans un bocal ? Le peuple de la pluie est donc le seul digne de régner en maître absolu ! » Alors il y a eu un grand conflit, ils se sont affrontés… et détruits. Laissant derrière eux leurs enfants, deux peuples opposés et à jamais rivaux : les gens du soleil et les Caméléons.
– Tu as lu tout ça sur les parois d’un tombeau ? s’esclaffa Nath pour masquer son angoisse.
– Oui, j’ai interprété les dessins. Il y en a beaucoup, des centaines. Je n’ai pas tout compris mais je crois avoir saisi le fond des choses. Les Caméléons ont su mieux que nous conserver l’héritage scientifique des nains. Ils sont plus raffinés, ils connaissent le moyen de tailler les pierres vertes. Ils ont probablement récupéré leurs outils dans le ventre d’un quelconque vaisseau cosmique, comme nous l’avons fait pour les explosifs, mais leur savoir est moins négatif que le nôtre.
Il eut un geste de lassitude qui fit tinter ses chaînes.
– Je ne sais pas pourquoi je me fatigue à te raconter ça, grommela-t-il entre ses dents, tu es endoctriné jusqu’aux moelles. Razza s’est appliqué à développer tes facultés de haine, c’est tout. Il a fait de toi une machine à détruire… Une simple machine.
Il se roula en houle, tournant le dos à son interlocuteur. Nath s’étendit à son tour, les mains croisées sous la nuque, les yeux fixés sur la torche fumeuse plantée à quelque distance des chevaux. Les révélations d’Olmar avaient semé la perturbation dans l’architecture rigide des règles édictées par Razza. D’un seul coup le monde lui paraissait beaucoup plus compliqué qu’auparavant. Trop compliqué. Comme il allait fermer les paupières, il surprit le regard de Boa rivé sur lui. Les sombres pupilles brillaient d’exaspération et Nath en fut remué. Que lui reprochait donc l’esclave ? Quel grief attisait cette hargne subite ? Il haussa les épaules et se roula dans sa cape, un chevalier-quêteur n’avait pas à se soucier de l’humeur d’une Hydrovore à la langue coupée !
Un chevalier-quêteur…
Il nota que le titre, dont il s’était jadis grisé, éveillait à présent dans son esprit une gêne indéfinissable, mais à laquelle les propos d’Olmar n’étaient pas étrangers.
Il dormit d’un sommeil chaotique traversé de rêves sibyllins et de cauchemars. Quand il ouvrit les yeux, le soleil était déjà haut dans le ciel, et Boa toujours roulée sous sa couverture. Il tourna la tête vers l’endroit où se tenait enchaîné leur prisonnier.
Olmar reposait sur le dos, les jambes écartées, la bouche grande ouverte. Une plaie béante lui cisaillait la gorge d’une oreille à l’autre et le sang, sous sa nuque, avait dessiné un disque brunâtre sur le sable.
Nath se dressa, l’arme au poing. Le renégat était exsangue, et son corps raide. Ses mains, réunies par les menottes, serraient le manche d’un fin poignard à la lame engluée jusqu’à la garde.
Le premier sentiment de Nath fut un intense soulagement : Olmar avait choisi le suicide et retrouvé le chemin de l’honneur, libérant son compagnon de la désagréable obligation de s’improviser juge et bourreau.
Puis le doute s’insinua dans son esprit : le renégat n’était guère homme à se trancher ainsi le cou ; un tel geste nécessitait un courage physique bien supérieur à celui requis pour porter à ses lèvres le tuyau d’os d’un détonateur, or l’ancien quêteur n’avait pas même été capable d’user du sifflet pour mettre fin à ses jours, dès lors comment imaginer qu’il ait soudain trouvé la force de s’égorger ?
D’ailleurs, la blessure paraissait bien trop profonde et régulière pour être le fait d’Olmar. Comment concevoir que l’intense souffrance causée par une telle entaille n’ait pas fait trembler sa main ?
Et Boa, qui– contrairement à son habitude– feignait de dormir d’un sommeil pesant !
Nath grimaça. La jeune esclave n’avait-elle pas profité de la nuit pour régler son compte au renégat ? Mais pourquoi ? Il se souvint du regard lourd de reproche qu’elle lui avait jeté la veille au soir. Avait-elle voulu, par cet acte, condamner l’attitude indécise de son maître ? Avait-elle tenté de le protéger du travail de sape entrepris par Olmar ?
Peut-être désirait-elle lui donner une leçon, lui montrer qu’elle respectait mieux le dogme – elle, une simple esclave – qu’un prétendu chevalier ?
En proie à un grand trouble, Nath laissa couler une poignée de sable sur les yeux du réfractaire.
Quand Boa s’éveilla, elle ne manifesta nulle surprise, se contentant de récupérer sur le cadavre les menottes et la chaîne qui avaient servi à l’entraver. Nath vit dans une telle attitude l’aveu de sa culpabilité, pourtant – à aucun moment au cours des heures qui suivirent – il ne trouva le courage d’exiger une explication.
Extermination
Quand les hululements du vent emplirent la ville, couvrant en permanence les échos du marteau de Boa, il leur fallut se résoudre à partir. Ils ne pouvaient plus travailler dans de telles conditions.
Ils remontèrent plus haut vers le nord, en quête d’une cité mieux abritée. Ils laissaient derrière eux un paysage dévasté. L’harmonie des haies de sculptures, le tracé élégant des avenues ponctuées de statues équestres avaient cédé la place à une nuée de cratères béants.
Boa s’était appliquée à tenir un registre exact de leur palmarès. Cent vingt-quatre cibles avaient été sans conteste des êtres vivants : Caméléons des deux sexes ou dragons. Une trentaine se cantonnaient dans l’indéterminé. Le reste appartenait à la pierre. C’était un beau tableau de chasse, et la jeune esclave ne cachait pas son contentement. Nath, lui, tentait de faire bonne figure mais ne parvenait qu’à grand-peine à donner le change. Il n’essayait même plus de se le cacher : depuis qu’Olmar avait semé en lui le poison du doute, il faisait son travail à contrecœur, et les mots du renégat ne cessaient de résonner à ses oreilles : Ils sont pacifiques. Y as-tu pensé, Nath, et si nous étions les seuls véritables prédateurs ?
… Les seuls prédateurs ?
Et si Olmar avait vu juste ?
Nath prit l’habitude de chevaucher à l’écart, loin du regard scrutateur de Boa qui l’épiait à travers les longues mèches qu’elle laissait pendre sur son visage. Sans qu’il voulût réellement se l’avouer, elle commençait à lui faire peur. A quelle compétition avait-elle choisi de se livrer ? Tenait-elle vraiment à se montrer plus royaliste que le roi ? Ou bien Razza chargeait-il les écuyères de remédier aux faiblesses de leurs « maîtres », voire de les punir, le cas échéant ?
Comment savoir, le jeu paraissait maintenant si complexe, si… truqué ?
Quoi qu’il en soit, Nath ne se sentait plus en sécurité. Son hésitation à supprimer Olmar, sa complaisance et son trouble aux propos du renégat l’avaient rendu suspect aux yeux de Boa. Boa-la-pure ! Boa-la-gardienne-du-dogme !
Il tenta de ricaner à cette idée, mais le rire s’étrangla dans sa gorge.
*
Ils arrivèrent bientôt en vue d’une autre cité, sise dans une vallée aride. Un canal présentement à sec serpentait entre les constructions. Des dauphins et des tritons de pierre verte marquaient le centre des bassins, tirant à grands coups de nageoires immobiles des chars emplis de dieux marins aux sourires figés, aux yeux vides.
En ces lieux, Nath et Boa causèrent une fois de plus de grands dommages, pulvérisant en l’espace de dix jours deux cent trente-sept statues. Toutefois la proportion des pièces homologuées tomba à 30 %, ce qui fit grimacer Boa, d’autant plus que ce raid leur avait coûté la totalité du second caisson sourd. La réserve d’explosifs diminuait, suivant en cela la courbe de leurs performances. Nath avait conscience de bâcler son travail. Il était devenu distrait. Il choisissait les cibles au petit bonheur, négligeant l’avis de Boa que cette attitude emplissait d’une rage larvée. Mais il n’avait plus aucune envie d’être le meilleur, il s’attachait à détruire les dragons. L’esclave avait essayé de le rappeler à l’ordre en mimant le commandement de Razza : « Les sauriens n’ont pas grande importance, seuls comptent ceux qui les dressent. » Nath avait feint de ne pas comprendre le sens de sa pantomime et s’était détourné en bâillant. Le lendemain il s’était appliqué à miner trente-cinq lézards, s’attirant des regards haineux.
Rongé par le doute, il avait patiemment revécu chaque étape de sa vie. Aujourd’hui il se rendait compte que le prêtre l’avait choisi, non pas pour ses qualités morales, mais parce que son désir de revanche et d’honorabilité lui donnait le profil exact du quêteur. Grisé par les honneurs et la déférence que lui témoignaient les plus hauts personnages de la société des cavernes, il avait fini par oublier le but de la comédie qu’on lui faisait jouer. Pour lui, il avait été surtout question de dominer l’élite politique en place, d’être un intouchable. Cette soif de considération venait effacer les moqueries qui avaient salué la mort de Rodos et la honte d’Oti condamnée à jouer les putains au fond du trou à plaisir…
Nath avait voulu « casser du dragon », abattre par dizaines, par centaines, les sauriens criminels qui avaient causé la mort de sa mère et de Djuba. Il avait…
Il avait voulu tant de choses… Aujourd’hui il se réveillait avec l’impression de n’avoir été durant toutes ces années qu’un pantin sans cervelle dont on avait tiré les ficelles.
Ils quittèrent la vallée, remontèrent le lit du canal asséché, toujours plus haut en direction du nord. Enfin, ils virent se découper sur l’horizon les pyramides gigantesques dont avait parlé Olmar. Une autre ville s’étendait là. En songeant à l’unique caisson d’explosif encore accroché à la croupe du cheval de bât, Nath comprit qu’il touchait au terme de son voyage.
La cité ne différait en rien des précédentes. Comme le temps fraîchissait, ils se mirent au labeur sans prendre de repos.
Désormais, Boa supervisait chacun des gestes de Nath. Par signes, elle lui fit comprendre qu’il devait se montrer économe et prélever des tranches d’explosif beaucoup plus fines. C’était effectivement leur ultime pain. À l’aide d’une badine, elle traça sur le sable le résultat de ses prévisions : une estimation serrée ne laissait guère espérer plus de cent soixante charges. Il n’était donc pas question d’en gâcher une seule ! Nath opina mollement du chef et dégagea son sifflet. Le cérémonial entamait une fois de plus son cycle mortel…
Alors qu’ils étaient occupés à tester un groupe de colosses soutenant un balcon, un formidable coup de tonnerre roula sur la plaine, les clouant sur place. Même Boa demeura stupide, la bouche ouverte, le maillet d’argent levé à mi-course. Nath frissonna et leva le front, scrutant le ciel.
Une nouvelle déflagration crépita, un éclair zigzagua, imprimant une lézarde de feu bleuâtre sur la rétine des jeunes gens, mais l’orage demeura dans les lointains. Nath et Boa restèrent figés, dans l’attente de la catastrophe. La peur leur faisait soudain des pieds de plomb.
Soudés au sol comme des statues sur leur socle, ils s’étaient mis à haleter… Puis le choc se dissipa et ils retrouvèrent l’usage de leurs membres. Ils marchèrent vers les chevaux et déballèrent les différentes panoplies de caoutchouc jusqu’alors entassées dans les coffres. Le coup de cymbale céleste résonnait toujours à leurs oreilles. L’été venait de mourir et leurs tympans meurtris conservaient le souvenir de son assassinat. Le sursis serait court. Encore un jour ou deux puis la lente charge des nuages envahirait l’horizon, des montagnes de nuées saturées d’eau se bousculeraient pour voiler l’éclat du soleil moribond. La pluie mitraillerait la plaine, ruissellerait sur les bâtiments, les statues…
La pluie…
Nath se coula dans le carcan de l’armure, bouclant une à une les différentes pièces de caoutchouc. Puis ce fut le tour des bêtes qui renâclèrent au contact des chanfreins, muserolles et autres tonnelles de protection. Boa bouclait les attaches en grimaçant d’énervement. Les chevaux, eux, piétinaient et soufflaient par les naseaux, fort mécontents de devoir supporter cette mascarade.
Quand les montures furent recouvertes de latex, Nath et Boa se pressèrent de retourner au travail. Tout en répétant les gestes mécaniques du plasticage, Nath songea aux légendes colportées par les néophytes. On racontait que les hibernants encore statufiés percevaient l’écho du tonnerre comme le symbole de leur délivrance prochaine. L’écho assourdi de la déflagration s’enfonçait sous leur carapace, éveillant une lueur de conscience dans leurs cerveaux engourdis.
Ils procédèrent à trois exécutions, sans succès. Aucune trace de sang ne macula les cratères après explosion et la jeune esclave laissa transparaître son mécontentement.
Alors qu’il revenait prélever une nouvelle charge sur la réserve du « caisson sourd », Nath entrevit la fuite d’une ombre au coin d’une rue. Prêtant l’oreille, il lui sembla percevoir un bruit de sabot étouffé par la distance. Sans marquer de précipitation, il se défît de ses gants qu’il coinça sous la selle de Kary, coupa une plaque de gélatine explosive, et, de la main gauche, dégagea les deux sabres de combat fixés par une lanière au pommeau. Il agissait avec lenteur, affectant une nonchalance qu’il était loin d’éprouver. Les lames plaquées contre son flanc, pour qu’on ne les vît point, il rejoignit Boa et la mit au courant en deux mots. L’esclave arqua les sourcils, à la fois incrédule et déjà soupçonneuse. Peut-être pensait-elle qu’il avait imaginé cette fausse alerte dans le seul dessein de leur faire perdre un temps à présent minuté ?
Avec brusquerie elle lui arracha la boule d’explosif des mains, et alla elle-même la coller sur le ventre d’un barbu brandissant une lyre. Une telle façon d’agir relevait du crime de lèse-majesté. Oser se substituer à la décision d’un chevalier-quêteur, ou même devancer son ordre, était une insolence. Pour se moquer ainsi du protocole, il fallait que Boa tînt son maître en piètre estime, mais Nath se souciait fort peu, désormais, des questions de préséance.
– Il y a quelqu’un, se contenta-t-il de murmurer en dégageant son sabre du fourreau de bois noir. Des cavaliers. Ils nous observent.
Il se hissa sur un piédestal circulaire d’où il pourrait dominer les assaillants et ordonna à Boa de le suivre, ce qu’elle fit avec mauvaise grâce.
A peine étaient-ils installés que la troupe envahit l’esplanade, soulevant une tornade sablonneuse. Les cavaliers arrêtèrent leurs bêtes de façon à décrire un demi-cercle barrant l’avenue. Avant même que la poussière fût retombée, Nath avait dénombré une dizaine de silhouettes. Un silence lourd de menace s’installa, seulement troublé par le raclement des lames qu’on dégageait des étuis. La troupe était constituée de renégats d’une quarantaine d’années, tous vêtus de haillons à la façon d’Olmar, ou ficelés dans des toiles goudronnées qui avaient fini par déteindre sur leur peau. Des armures qu’on leur avait confiées vingt ans auparavant, ne subsistait plus que des casques avachis. Les sabres, eux, avaient été soigneusement entretenus ; ils brillaient tels qu’à la sortie de la forge.
Nath recula, écarta les pieds pour assurer son assise et leva sa lame en position de garde haute, imité en cela par Boa qui, comme toute bonne écuyère, n’ignorait rien du maniement des armes. La troupe de réfractaires était précédée par deux chevaliers aux cuirasses neuves. La visière rabattue du heaume interdisait cependant de distinguer leurs traits. Ils s’avancèrent et l’un d’eux saisit Kary par la bride.
– Dommage que tu aies eu le temps d’enfiler ton armure ! ricana la voix grasseyante de Tob. Maintenant je suppose qu’il va falloir te tuer pour la récupérer…
Nath sursauta. Tob ! Mais l’autre ! Se pouvait-il que… ?
Comme pour répondre à son interrogation le second renégat souleva sa visière, dévoilant son visage.
– Ulm !
Le garçon au poil roux éclata d’un rire insolent.
– Eh oui : Ulm ! Si tu étais plus sage, tu te joindrais à nous, les pyramides sont assez vastes pour accueillir un nouveau déserteur…
– Viens avec nous, coupa Tob, ou sinon donne-nous tes armes, ta cuirasse, ton sifflet et ton esclave.
– Pourquoi mon sifflet ?
– Nous avons besoin des explosifs pour écarter les dragons trop curieux, et tu sais aussi bien que moi qu’on n’a jamais trop de détonateurs. Donne…
– Viens le prendre !
– Tu es idiot, plaida Ulm, tu as vraiment cru aux fables du vieux singe ? Tous les apprentis connaissaient l’existence des renégats !
– Pas moi !
– Assez perdu de temps, fit Tob d’un ton tranchant. Pour commencer nous prenons tes chevaux et leur chargement. Ensuite il nous faudra te tuer sans abîmer ton armure. La pluie va venir et le temps n’est plus aux raffinements. Je le regrette, car je ne t’ai jamais aimé, Nath, j’aurais voulu te voir mourir lentement.
Ils s’emparèrent de Kary et du cheval de bât sur la croupe duquel ballottait le dernier « caisson sourd » hermétiquement clos sur sa charge de mort. Puis la ligne des assaillants se recomposa. La plupart des réfractaires présentaient de nombreuses mutilations : doigts arrachés, brûlures profondes, cicatrices de morsures, et tous laissaient apparaître des plaques gélatineuses aux endroits qu’avait touchés la mitraille des averses.
– C’est une sacrée bande d’éclopés que tu as là, Tob ! persifla Nath pour faire refluer sa peur.
Un colosse barbu se détacha du groupe, l’œil flamboyant de rage.
– J’ai survécu à dix-neuf saisons des pluies ! martela-t-il en levant un glaive ébréché. J’ai tout affronté : l’eau et ses cicatrices spongieuses, les dents des dragons, les explosifs qui risquent de vous péter dans la main quand passe la guline ! Tout ! Peux-tu en dire autant, gamin ?
Il chargea sur ces derniers mots. Aveuglément, sous-estimant son adversaire. Nath n’eut même pas conscience de passer à l’action, ses bras répétèrent un geste mille fois décomposé dans la pénombre de la crypte d’entraînement. La longue lame siffla en une trajectoire à l’ellipse parfaite, cisaillant la gorge de l’attaquant sans rencontrer la moindre résistance. Le barbu bascula sur le sol dans un éclaboussement pourpre.
Un hurlement de haine parcourut le rang des réfractaires, déchaînant l’hallali. La ligne de têtes et de sabres s’ébranla en un roulement confus. « Cette fois c’est fini ! » songea Nath, se remettant en garde. Il fut surpris de constater qu’il se trompait. Les renégats se battaient mal, usant d’une technique rudimentaire. Il était visible qu’aucun d’entre eux n’avait eu à livrer un véritable duel depuis fort longtemps. Sans doute étaient-ils plus coutumiers de l’agression nocturne pratiquée sur un adversaire endormi que de l’affrontement direct. Cette carence leur laissait peu de chance face à Nath et Boa, frais émoulus des salles d’armes de la falaise.
Le chevalier et l’écuyère brisèrent deux charges successives. Leurs longues lames au double fil tranchant traçaient dans l’air des éclairs d’argent se terminant chaque fois en nuage de gouttelettes écarlates. Ils désarçonnèrent quatre pillards qui ne se relevèrent pas et furent piétinés par leurs montures.
Un véritable mur de poussière entourait la bataille, les cavaliers émergeaient de ce brouillard de sable l’épée brandie et la bouche tordue par l’injure. Chaque fois le sifflement du sabre de combat les cueillait en pleine charge, et leurs yeux devenaient vitreux.
Pourtant, au cinquième assaut Boa fut blessée à la cuisse, puis à l’épaule. Elle tomba, évitant de justesse un coup de hache. Nath haletait, les poumons en feu. Son armure de caoutchouc était entaillée en maints endroits mais l’épaisseur du latex avait protégé sa chair de la morsure des couperets. Il se déplaça en crabe, saisit Boa sous l’aisselle et l’aida à se redresser. Le sang poissait la peau de l’esclave, la rendant gluante comme une grenouille échappée d’un bocal.
– Ça va ? souffla-t-il.
Elle ne répondit pas et se dégagea avec irritation, humiliée de se retrouver en position d’infériorité. Nath regagna sa place. Brusquement, Tob fut devant lui. Il était meilleur que ses acolytes, et Nath dut parer en catastrophe trois coups meurtriers. L’épée de son ancien condisciple siffla sous sa gorge, dérapa sur le hausse-col et trancha la chaîne du sifflet. Le cylindre roula sur le piédestal, échappant au regard du jeune homme. Un trait de pointe le contraignit à reculer et il heurta la hanche de la statue dressée au centre du socle. Une seconde, il crut qu’il allait perdre l’équilibre et basculer sous les sabots des chevaux.
Il parvint cependant à parer, passa sous la garde de l’attaquant et sabra le ventre de Tob d’un terrible aller-retour. Le garçon eut un boquet et se cramponna à la crinière de sa monture tandis qu’un flot de sang maculait le pelage de la bête. Cette dernière défaite donna le signal de la débandade. Les pillards refluèrent en désordre, emportant les chevaux des morts. Tob leur emboîta le pas, retenant ses viscères d’une main.
Quand le nuage de poussière se dissipa et que l’écho de la cavalcade se fut éteint à l’horizon, Nath et Boa se retrouvèrent seuls, debout sur leur piédestal, entourés de cadavres en haillons. Kary avait disparu, ainsi que le cheval de bât, et avec eux tout l’attirail de la quête. Les bras douloureux, le jeune homme se laissa glisser à terre et soutint Boa qui perdait son sang en abondance. Il la força à s’allonger et aveugla les blessures avec des morceaux de chiffon récupérés sur les morts. S’il avait disposé de la trousse médicale, il aurait pu tenter de recoudre les plaies et d’endiguer l’hémorragie au moyen d’onguents adéquats, mais le coffret de chirurgie se trouvait à présent entre les mains des renégats.