Текст книги "A l'image du dragon"
Автор книги: Serge Brussolo
Жанр:
Классическое фэнтези
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La situation n’était pas brillante. Nath rassembla les armes dispersées et découvrit à cette occasion les débris du sifflet-détonateur au beau milieu du socle. Piétiné au cours du combat, le précieux tuyau d’os se résumait à une poignée de débris jaunâtres. Nath les recueillit sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que Razza leur avait enseigné à vénérer cette étrange flûte.
Finalement, il glissa les morceaux dans la poche latérale de sa cuirasse et s’agenouilla au chevet de Boa. Elle était si pâle qu’il n’osa pas la traîner à l’abri d’un temple. Sous l’effet de la souffrance, les cheveux de l’esclave grouillaient comme une couvée de serpents et ce spectacle avait quelque chose d’effrayant. Nath s’installa à trois pas de distance, planta son sabre dans le sol, joignit les mains sur la garde et y posa son front, dans la posture de lamentation des chevaliers-quêteurs. Il n’ignorait pas que cette attitude faisait aussi partie du rite funèbre, mais Boa était plongée dans une sorte de coma intermittent dont les brusques phases d’inconscience semblaient l’annonce d’une agonie prochaine.
Au vrai, elle n’avait guère de chance de survivre. Le manque de soins, la nuit glacée hâteraient le processus de désagrégation physiologique. Toutefois, si elle luttait jusqu’à l’aube, le soleil du matin reconstituerait sa réserve d’énergie et déclencherait l’ébauche d’un tissu cicatriciel, aveuglant les trous béants par où s’échappait son fluide vital.
L’obscurité ne tarda pas à envelopper les jeunes gens. Nath serra les mâchoires pour ne pas claquer des dents. Il avait froid, il était désemparé. La quête s’achevait d’une manière inacceptable ; le scénario mis au point par Razza avait déraillé à l’instant même où les renégats étaient entrés en scène…
Alors qu’il n’était qu’un néophyte, le prêtre lui avait dépeint un monde solidement structuré qui n’avait jamais existé que dans son imagination : d’un côté il y avait les bons (les chevaliers !), de l’autre les mauvais (les Caméléons). Aucune confusion possible, le blanc et le noir, le positif et le négatif… Sur le terrain, par malheur, les choses se révélaient moins simplistes et il était difficile de savoir à qui décerner l’étiquette d’adversaire.
Qui assassinait qui ?
*
L’aube se leva sur le rayonnement blanc du soleil et Nath eut un long frisson de soulagement. La pluie ne viendrait pas encore aujourd’hui ! A neuf heures la chaleur frôlait les 75°à l’ombre, à midi elle atteignait le cap des 100°. Nath avait débarrassé Boa de ses pansements, exposant les plaies aux feux du jour. L’hémorragie s’arrêta mais la jeune fille respirait toujours faiblement, et son pouls restait irrégulier.
Nath ne bougea pas, s’obligeant à conserver la posture de lamentation malgré la douleur de l’ankylose qui vrillait ses articulations.
Vers quatre heures enfin, l’esclave ouvrit les yeux et parvint à se redresser sur un coude. Les plaies paraissaient ressoudées, et elle avait repris des couleurs. Nath lui enjoignit de ne pas bouger et se leva. Cassé par les multiples crampes qui lui tordaient le corps, il se traîna de bâtisse en bâtisse à la recherche de combustible pour affronter le soir. Il rassembla quelques bancs qu’il transforma en bûchettes ; puis il enterra les cadavres dont la chaleur hâtait la décomposition.
Il passa une nouvelle nuit au chevet de la jeune esclave, alimentant le brasier dont le crépitement leur chauffait délicieusement la peau.
Le lendemain, Boa avait recouvré sa lucidité. Elle s’assit sans effort et mima la psalmodie du remerciement vénéré, mais Nath devina une obscure réticence dans l’enchaînement des gestes, comme si l’esclave n’approuvait pas l’attitude de son maître. Peut-être estimait-elle, après tout, qu’il avait perdu son temps en la veillant et qu’il aurait mieux fait de l’achever au terme de la bataille ?
Ne sachant quelle attitude adopter, Nath lui montra à tout hasard les restes du sifflet piétiné. A la vue des esquilles d’os, Boa lui jeta un regard glacé où se mêlaient à doses égales désespoir et soupçon. Il comprit qu’elle le suspectait d’avoir profité de son inconscience pour écraser le détonateur. Une bouffée de colère le submergea.
– À quoi aurait-il servi ? hurla-t-il au comble de l’exaspération. À quoi ? Peux-tu me le dire, puisque les explosifs sont en ce moment même aux mains des renégats !
Boa baissa les yeux et se rallongea, lui tournant le dos. Nath était si furieux qu’il faillit la frapper.
Mais qu’attendait-elle, enfin ?
Pour se calmer il arpenta une heure durant les rues inondées de soleil, insensible à la chape bouillante que l’armure faisait peser sur ses épaules. Il passa la nuit dans le hall d’un palais encombré de sculptures, se retournant d’un flanc sur l’autre. Il se débattait au milieu de cent constructions logiques toutes plus contradictoires les unes que les autres.
Il n’était pas responsable de l’arrivée intempestive des réfractaires, or, sans cette intervention il aurait normalement disposé d’une semaine pour achever sa mission destructrice. Ce délai, que la disparition des explosifs rendait inutile, il tenait pourtant à en conserver la jouissance intégrale. « J’ai besoin de me préparer ! se répétait-il à mi-voix. Le suicide implique une longue ascèse mentale… Il me faut ces sept jours. Je ne précipiterai la procédure sous aucun prétexte. »
Cette pensée à peine formulée, il s’accusait de mauvaise foi : « Tu ne cherches qu’à gagner du temps. Tu as peur. »
« De toute manière, concluait-il invariablement, le rituel est bouleversé, je ne dispose plus des instruments de ma mort. La cérémonie est donc remise en cause. »
Le jour se leva sans qu’il ait réussi à fermer l’œil. Boa l’attendait où il l’avait laissée, adossée au piédestal qui leur avait servi d’arène, appuyée sur son sabre comme sur une canne. Tout le temps qu’il mit pour arriver à sa hauteur elle ne cessa de le fixer dans les yeux. Enfin, alors qu’il n’était plus qu’à trois pas, elle pivota et tendit le doigt en direction d’une statue : une sorte de dieu barbu serrant une lyre contre ses pectoraux.
Nath écarquilla les paupières, suivant la trajectoire de l’index. Il ne lui fallut qu’une seconde pour repérer la boule de gélatine explosive aplatie d’une paume rageuse sur la pierre verte. Aussitôt les images de la veille défilèrent dans son esprit et il se revit, prélevant la dose de pâte dans la sacoche, décrochant les sabres suspendus à la selle… Ensuite, il revenait vers Boa… C’est à cet instant que la jeune esclave lui avait arraché la tranche d’explosif des mains pour aller la coller sur la cible. Le triton à la lyre.
Après, Tob et ses réfractaires avaient envahi la scène, bouleversant l’ordre des choses… Nath avait oublié, mais Boa, elle, s’en était souvenu !
Il haussa les épaules. Pourquoi tant d’insistance puisque le sifflet avait fini écrasé sous un talon ?
– Qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-il. On ne peut rien en faire ! Sans détonateur la gélatine est aussi inoffensive qu’un vulgaire caillou !
La jeune fille ne bougea pas. Elle avait le visage plombé par une détermination aussi féroce qu’incompréhensible. « Elle est folle ! » pensa Nath en reculant d’un pas.
Ils demeurèrent ainsi face à face un long moment, puis, avec un mouvement très doux, Boa plongea la main dans son pagne. Quand elle la ressortit, quelque chose brillait entre ses doigts, un petit cylindre luisant percé de trous. Un sifflet intact.
Le sifflet d’Olmar…
Nath accusa le coup. Le sol vacilla sous ses semelles. La flûte confisquée au renégat… Par les dieux ! Il n’y songeait plus. Qu’en avait-il fait ? L’existence de l’objet lui était sortie de l’esprit, il avait dû l’enfouir dans une poche, puis le perdre dans le sable lors d’un bivouac… Dans le sable, où Boa l’avait ramassé.
Il était glacé, acculé comme un rat poursuivi par un chat, et qui s’égare dans un boyau sans issue. Il ne pouvait plus reculer. Essayant de maîtriser son tremblement, il tendit la main. La dernière charge… Le sifflet… La panoplie funèbre était reconstituée. Le rituel suicidaire reprenait ses droits.
Prisonniers de la pluie
Ils avançaient avec une extrême lenteur, tel un couple de vieillards. Boa avait posé sa main droite sur l’épaule de Nath, et le jeune homme se demandait si ce geste n’avait pas pour but de briser chez lui tout élan de fuite ? L’esclave avait ramené son poing gauche entre ses seins, et le tenait crispé sur la boule de gélatine qu’elle était montée récupérer sur la statue, au mépris de ses blessures.
Ils gravirent les degrés d’un temple et posèrent le pied sur une vaste terrasse d’où l’on découvrait tout l’horizon. A quelques dizaines de kilomètres, les pyramides sacrées découpaient leur profil de triangle isocèle. Beaucoup plus loin, le soleil luttait pour se dégager de la brume, mais on devinait déjà qu’il n’y parviendrait point. D’ailleurs, ses rayons étaient désagréablement tièdes. Les yeux de Boa brillaient d’une flamme de folie, ses narines palpitaient à un rythme accéléré. Imitant son maître, elle sondait l’horizon, détaillant les objets pour se pénétrer de l’importance du moment. Une sombre passion animait ses traits, comme si depuis toujours elle n’avait vécu que pour cette ultime minute.
Nath soupira. A présent, la tortueuse démarche de la jeune fille lui apparaissait dans toute son absurdité : elle n’avait vécu que pour mourir ! Que pour s’associer au suicide d’un chevalier-quêteur, haussant du même coup cette mort au rang de promotion sociale ! Simple esclave vouée à la fin sordide des femmes-éponges, elle avait, grâce à Razza, entrevu le moyen de donner un sens à sa vie, de conquérir une gloire transfigurant son humble condition de servante. Dans l’explosion qui n’allait pas tarder à les dévorer tous deux, elle deviendrait son égale.
Nath déboucla la jugulaire du heaume, libéra son visage du carcan caoutchouté. L’air n’avait aucun goût particulier ; contrairement à ce qu’on racontait, l’approche de la mort ne décuplait pas les sensations. Il assura le sabre sur sa hanche, glissa le bec du sifflet entre ses lèvres…
Pourquoi continuait-il à agir comme une marionnette ? Pourquoi ne parvenait-il pas à rompre le cycle de l’envoûtement, à refuser cette mise à mort grotesque ? Le conditionnement, bien sûr… La leçon répétée des années durant, et qui s’était enracinée dans son cerveau, plus forte que son intelligence, plus forte que sa volonté. La leçon de Razza.
Il n’avait pas le pouvoir de s’y opposer, sa révolte s’effritait devant la menace du blasphème. Il redevenait un enfant, avec des peurs d’enfant. C’était comme si une chaîne paralysait ses processus réflexifs ; il coulait, entraîné par le poids d’une évidence factice. Il était impuissant…
Boa malaxait la boule de gélatine entre ses doigts. Quand elle ne fut plus qu’une pâte molle, elle la porta à sa bouche et la tint serrée entre ses dents selon le rite établi. Puis elle s’agenouilla aux pieds de Nath, posa son front sur le ventre du jeune homme et lui entoura les hanches avec les bras.
Nath mit ses mains sur la tête de l’esclave, aussitôt les mèches érectiles se redressèrent pour venir se nouer à ses poignets. À présent, les deux jeunes gens ne formaient plus qu’un bloc resserré sur le noyau de la charge destructrice. Il ne fallait plus attendre, la peur avait déserté le cœur du garçon, faisant place à l’engourdissement. Ses lèvres crispées sur la fente de la flûte funèbre commençaient à s’engourdir. Il avait la tête vide, aucune image ne venait plus s’épanouir sur l’écran de sa conscience, il était temps…
Il s’interrogea pour savoir s’il valait mieux garder les yeux ouverts, puis gonfla ses poumons. Au loin, le soleil avait perdu la bataille et le brouillard s’était changé en une nuée moutonnante. L’avant-garde de l’armée des nuages prenait possession du ciel.
« Cette fois, c’est fini ! » songea-t-il.
Dans ses reins les mains de Boa accentuèrent leur pression. Elle s’impatientait. Nath ferma les paupières et souffla à s’en faire éclater la carotide. Un son strident déchira l’espace, filant loin sur la plaine, éveillant des échos modulés sous les voûtes des bâtiments, remontant les rues vides pour se perdre dans le désert.
Rien ne se passa.
Aussi figé qu’une statue, il ne sut que répéter son acte, faisant naître un second miaulement, mais la charge demeura inerte entre les dents de Boa. Alors seulement il comprit : Olmar avait menti. Olmar – en prétendant l’avoir volontairement épargné lorsqu’il transportait les pains de gélatine – avait essayé de le berner. Il n’avait rien tenté contre Nath parce que son sifflet était hors d’usage. La grandeur d’âme n’avait rien à faire là-dedans. Une fêlure indiscernable à l’œil nu avait modifié la fréquence de la minuscule flûte, la rendant inopérante ! Olmar n’avait pas sifflé dans le dos de son condisciple parce que siffler ne lui aurait servi à rien !
Olmar, vieille fripouille, qui – à son insu – venait de lui sauver la vie !
Nath éclata d’un rire fou, une cascade de hoquets que sa volonté ne réussissait pas à endiguer. Olmar avait menti ! Olmar lui avait joué la comédie du compagnon au cœur charitable : « Je t’ai laissé la vie, épargne la mienne ! »
Olmar, vieille canaille !
Nath riait, cramponné à son sabre comme à une canne pour ne pas tomber à genoux. Boa, elle, s’était redressée, les yeux flamboyants de dépit. Il la vit cracher la charge pour l’enfouir dans son pagne avant de lui tourner le dos et de s’éloigner en direction de l’escalier. Le garçon se laissa choir sur les dalles, à bout de souffle. Il eut encore deux ou trois hoquets, puis son hilarité se changea en quinte de toux.
En bas, l’esclave s’agitait avec la véhémence d’une fourmi. Agenouillée près des statues, elle creusait le sable à deux mains, soulevant un nuage de poussière jaune. Un instant, Nath crut qu’elle avait perdu la raison, puis il la vit se pencher sur un cadavre à demi déterré. Il frissonna de dégoût. Folle ! Elle était devenue folle ! Elle allait éventrer les tombes au mépris de la puanteur qui s’en dégageait, cherchant sur les corps des renégats ensevelis un éventuel sifflet de rechange… Par les dieux nains ! Elle ne lui pardonnerait jamais de lui avoir fait rater sa mort !
Nath se coucha sur le ventre, le visage enfoui au creux de ses bras. Il était fatigué, très fatigué. Il n’aspirait plus qu’au sommeil. Au-dessus de lui le ciel était gris.
Boa le rejoignit en fin d’après-midi, elle avait l’air égaré et les yeux fous. Elle s’accroupit contre une colonne et adopta une attitude de prostration, les genoux au menton, les mains crispées sur les épaules. A cette occasion, Nath vit que ses blessures s’étaient rouvertes et qu’elle recommençait à perdre son sang. Il était un peu confus de la tournure prise par les événements, mais pas réellement triste. Les relents de culpabilité qui l’avaient tout d’abord assailli s’estompaient avec l’arrivée du soir.
– Ne te désespère pas ! lui lança-t-il. Après tout, si une guline niche dans le coin elle peut très bien se mettre à chanter et nous expédier droit au paradis des quêteurs !
Une faible lueur d’espoir s’alluma aussitôt dans les pupilles de l’écuyère, et Nath fut affligé de constater qu’elle avait pris sa boutade au sérieux. Il n’eut pas le courage de la décevoir et s’allongea sur le dos, les paupières closes.
Alors qu’il sombrait dans l’inconscience, il devina que Boa s’installait à ses côtés. Son corps élancé s’incurva contre celui du garçon, son ventre se plaqua contre la hanche recouverte de caoutchouc et sa main droite vint se poser sur la poitrine de Nath, comme pour un tendre enlacement. Surpris par ce contact, le jeune homme ouvrit les yeux : le poing de Boa reposait sur la cuirasse, à la hauteur du sternum, et malgré la lumière parcimonieuse de ce début d’hiver il était facile de distinguer entre les doigts crispés la boule pâle de la charge explosive ! Bien décidée à ne jamais renoncer, Boa attendait maintenant le chant de la guline !
Ils passèrent la matinée du lendemain dans cette position, tels deux gisants, rivalisant d’immobilité avec les statues des alentours. Les conditions atmosphériques se détérioraient et le soleil anémique se signalait par une lumière floue derrière l’écran sombre des nuages.
Vers midi un nouveau coup de tonnerre ébranla le ciel, tout proche, et une lézarde de feu zigzagua entre les pyramides. La pluie venait. Nath se redressa, la guline avait eu sa chance, elle ne l’avait pas saisie, désormais c’était trop tard, il n’avait plus envie de mourir pour une mission aux desseins fumeux. Le doute était en lui, hurlant ses milliers de questions. Tant que ses interrogations n’auraient pas obtenu de réponse, le processus de la quête resterait suspendu jusqu’à plus ample information. Sur ce point il demeurerait inébranlable. Pour l’instant le plus urgent était de dénicher un abri hors de l’enceinte de la ville. Inutile de se tourner vers les pyramides, les renégats l’y auraient accueilli à coups de hache, de plus ils ne partageaient pas leur philosophie. Pour Nath il n’était pas question de survivre à n’importe quel prix mais de ne pas mourir berné. Il voulait savoir ce qui se cachait sous cette image du dragon qu’on l’avait dressé à haïr.
Boa s’accrocha à ses basques, essayant de le ralentir dans sa marche. Il se débarrassa d’elle d’une secousse ; il n’avait que faire d’une folle confondant suicide et promotion sociale.
Il lui fallut près d’une heure pour sortir de la cité et gagner les éboulis marquant la frontière où le désert reprenait ses droits. Les événements des derniers jours l’avaient à ce point bouleversé qu’il agissait par impulsions. Boa le suivait à distance, incapable – malgré la révolte ouverte de son « maître » – de rompre le lien d’obéissance tissé entre eux par Razza.
Pendant qu’ils serpentaient au milieu de l’amoncellement des rocs, le tonnerre tira trois salves dans le lointain, et la température chuta. A présent il faisait presque froid pour un fils du soleil accoutumé à des pointes de 80°Celsius.
Nath trouva enfin ce qu’il espérait : une sorte de boyau surélevé plongeant au cœur d’une aiguille naturelle affectant l’aspect d’un dolmen. Avec un minimum de chance, la cache ne serait pas noyée à la première averse. Il s’arrêta pour souffler. Boa le rejoignit, l’air hagard.
– Ecoute, lança-t-il d’un ton qu’il voulait calme, tu as encore ton maillet ?
Devant la mimique égarée de la jeune fille, il précisa :
– Il nous faut un otage ,tu comprends ? Je t’expliquerai plus tard. Pour l’instant il nous faut un Caméléon, un hibernant de petite taille qui puisse tenir avec nous dans ce tunnel. Une femme peut-être. Viens, il ne nous reste plus beaucoup de temps.
L’esclave s’ébroua et obéit ; le langage des ordres était le seul qu’elle fût encore en mesure de comprendre. Ils revinrent sur leurs pas mais ne dépassèrent pas les faubourgs. Là, Boa se mit à ausculter les figures bordant les allées ; les yeux clos, écoutant les échos nés des impacts du marteau. Nath trépignait. L’horizon semblait noir de fumée, le soleil avait sombré au sein de ces montagnes de suie aux volutes sans cesse plus nombreuses.
Un otage… Il devenait fou. Qu’en ferait-il ? Il ne savait pas encore, mais son sixième sens lui criait de ne pas négliger cette solution.
Après une demi-heure d’hésitation, Boa fixa son choix sur une jeune femme jouant du pipeau. Verte et menue, elle inclinait sur l’épaule un visage gracieux.
Nath s’impatienta.
– Elle est vivante, tu en es sûre ? Ce n’est pas un morceau de pierre ?
Boa haussa les épaules et parut se désintéresser de la question. Comprenant qu’il était inutile d’insister, Nath rassembla son énergie, saisit la « sculpture » aux hanches et la fit basculer de son socle. Elle ne pesait guère plus lourd qu’une vraie femme mais sa consistance était tout à fait celle de la pierre.
Sa prisonnière sur le dos, il reprit le chemin de la grotte. Il avançait maladroitement, enfonçant dans le sable mou jusqu’aux chevilles. Boa trottinait à l’écart, ne faisant rien pour l’aider.
La luminosité avait encore diminué, changeant ce milieu d’après-midi en crépuscule précoce. Nath haletait, ses doigts dérapaient sur la pierre verte, il s’arc-boutait à son fardeau, se retournant les ongles. Il finit par tomber à genoux et dut terminer le trajet en tirant la nymphe par les aisselles, tel un cadavre. Il progressait à reculons, pas à pas, creusant un profond sillon dans le désert, pitoyable laboureur rivé à la plus étrange des charrues.
Enfin, ses épaules butèrent contre la surface du dolmen. Il lui fallut encore hisser sa prisonnière à l’intérieur du boyau où elle glissa avec un raclement sonore. Epuisé, Nath s’affaissa au pied du monolithe. Le heaume l’étouffait. Il aurait voulu se défaire de l’armure, la rejeter pièce à pièce, se sentir léger, nu, mais une nouvelle canonnade céleste le dissuada de céder à une telle pulsion. Il pivota sur la hanche, agita la main en direction de Boa qui errait entre les éboulis, sans but.
– L’orage ! hurla-t-il. Dépêche-toi ! Viens te mettre à l’abri.
L’esclave daigna le rejoindre tandis que l’ombre d’un nuage large comme un continent, les recouvrait. Nath saisit la jeune fille à la taille, la propulsa dans le boyau sans ménagement, et la suivit en se hissant à la force des poignets. Il bascula dans la tanière cul par-dessus tête, se meurtrissant les flancs aux formes de la statue capturée un instant plus tôt.
Boa avait reculé vers le fond du tunnel, où elle s’était recroquevillée dans l’attitude de prostration qu’elle affectionnait depuis plusieurs jours. Il faisait presque nuit. Les nuages aux ventres de suie tiraient un rideau opaque sur la terre, la condamnant aux ténèbres. Nath serrait les mâchoires pour ne pas claquer des dents.
Dix minutes plus tard l’orage creva. Un déluge s’abattit sur le désert, détrempant le sable, creusant des ravines, des torrents. Un véritable mur liquide voila l’horizon et les choses. Cela crépitait tel le flot ininterrompu de milliards de billes d’acier se déversant sur un gong. Nath n’avait jamais entendu bruit plus affreux.
Au bout d’une heure la mitraille s’allégea et les contours de la ville redevinrent discernables à travers le mur liquide. Par bonheur les gouttes tombaient perpendiculairement au sol et la niche échappait au tir serré des rafales. Nath avait repris le contrôle de ses nerfs, mais le froid le faisait grelotter. Il ne faisait guère plus de 40°, comment pouvait-on vivre dans une pareille glacière ?
Il rampa vers Boa, s’adossa à la paroi. La jeune fille s’était enveloppée dans ses mèches grasses comme dans une couverture. Pour elle le cauchemar recommençait : l’humidité ! La mort ignominieuse des femmes-éponges étendait à nouveau son spectre sur elle. Elle avait cru fuir la malédiction pesant sur sa race, et voici que le destin la rattrapait. Elle n’aurait pas le bonheur de connaître la fin éclatante des chevaliers-quê-teurs, non, il lui faudrait se résoudre à faire son « travail » d’assèchement, gonfler, se distendre… puis mourir dans l’éclatement des organes saturés… A cette seule idée elle sentait la main noire de la folie étreindre son cerveau.
Nath, lui, avait relâché chacun de ses muscles et s’efforçait de vaincre la panique par le raisonnement. La situation n’était guère brillante. Ils se trouvaient isolés, sans aucune possibilité de faire du feu, sans la moindre pierre photo-amplificatrice. La précipitation des événements ne leur avait pas même laissé le loisir de rassembler quelques vivres. Pour le moment leurs glandes stockaient encore assez d’énergie calorifique pour tenir le coup, mais dans un tel environnement elles auraient tôt fait de se décharger, qu’adviendrait-il d’eux alors ?
Nath rentra la tête dans les épaules. « Peut-être, après tout, aurait-il mieux valu que le sifflet d’Olmar fonctionnât ? » souffla une voix au fond de son crâne.