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A l'image du dragon
  • Текст добавлен: 19 сентября 2016, 13:45

Текст книги "A l'image du dragon"


Автор книги: Serge Brussolo



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Le tombeau des dieux nains

         Boa le secoua au milieu de la nuit, et comme il éprouvait quelque difficulté à émerger du sommeil, lui planta ses ongles dans les épaules. Nath sursauta, mais l’esclave le bâillonna de la paume pour étouffer ses récriminations. Elle avait jeté du sable sur les braises du bivouac et ils n’étaient plus éclairés que par la lueur des étoiles. Le visage de la jeune écuyère reflétait l’inquiétude, et ses narines palpitaient plus vite qu’à l’accoutumée. Elle se toucha l’oreille droite et désigna le mur d’obscurité qui les encerclait. Elle avait probablement entendu quelque chose, des pas, peut-être un chuchotement…

Nath repoussa la couverture et rampa vers une anfractuosité de la roche. Boa l’imita, ils progressèrent de concert, hanche contre hanche, épaule contre épaule. Il remarqua encore une fois que la poitrine hypertrophiée de la femme entravait ses mouvements de reptation.

Quand leurs omoplates s’égratignèrent sur les aspérités des rocs, Boa se retourna sur le dos et lui tendit la courte épée qu’elle avait eu le réflexe de prélever sur l’équipement de survie. Nath se maudit de n’y avoir point songé, et son humiliation se changea en irritation. Il arracha l’arme des mains de l’esclave plus sèchement qu’il n’aurait dû. Tout de suite après l’inquiétude le reprit et il s’efforça de tendre l’oreille. A présent les chevaux eux-mêmes s’agitaient en tirant sur leur longe. Nath serra les doigts sur la poignée du glaive. Le vent de la nuit soufflait sur les dunes, remaniant sans cesse leur profil, et son haleine chantait sur une note uniforme. Il en allait autrement des craquements de bois mort provenant des brindilles desséchées par le soleil, et qui parsemaient le sol, vestiges de la dernière saison verte. Seul un être se déplaçant dans les ténèbres pouvait les faire bruire de cette façon régulière, un être à l’affût, un fauve guettant sa proie, ou… un dragon ?

Nath haussa les épaules. C’était idiot, aucun de leurs ennemis héréditaires ne serait en état de se mettre en chasse avant la première pluie. Non, c’était autre chose… Mais quoi ? On racontait tant d’histoires sur les créatures peuplant le désert qu’il devenait difficile de démêler le vrai du faux. Comme le lui avait enseigné maître Razza, il cingla le rocher du plat de la lame à plusieurs reprises, faisant naître une stridence métallique aux limites du supportable, dont l’écho porta loin sur la plaine de sable. Ce n’était à vrai dire qu’un rituel d’intimidation fort classique, un moyen comme un autre de faire savoir qu’on se trouvait en possession d’une arme d’acier prête à servir. Si l’adversaire n’avait pour tout équipement qu’un épieu de bois ou une massue de silex, il se le tenait généralement pour dit et filait sans demander son reste.

Les craquements cessèrent une minute, puis reprirent, amorçant un mouvement tournant. Cette fois aucun doute n’était plus permis, des yeux les guettaient dans les ténèbres. Nath voulut se redresser mais la main de Boa s’appesantit sur son épaule. Il hésita à la repousser, puis s’aperçut que les pas s’éloignaient. La menace invisible regagnait lentement le fourreau de la nuit. Le jeune homme demeura perplexe. Une bête ? Mais il y avait peu d’animaux dans le désert à la saison chaude, tout juste de petits reptiles, inoffensifs pour la plupart, et, excepté les chevaliers-quêteurs, on ne pouvait guère rencontrer que les dragons et leurs maîtres pour l’heure endormis du sommeil de la pierre. Alors ?

Il planta sa lame dans le sol avec mauvaise humeur. Le double fil crissa en forant son trou dans la poussière de silice, lui hérissant encore plus les nerfs.

Boa se déplaça à quatre pattes en direction du foyer éteint et s’assit sur ses talons, se noircissant les genoux aux brandons charbonneux. Elle allait rester ainsi jusqu’à l’aurore, Nath en eut la certitude, veillant sur le sommeil de son maître, et demain elle devrait s’attacher au dosseret de sa selle pour ne pas tomber de cheval lorsque ses yeux se fermeraient tout seuls.

Il jura entre ses dents. A certains moments, il avait l’impression que Boa le maternait comme un enfant, bien qu’il fût plus âgé qu’elle ; à d’autres qu’elle s’acquittait de sa tâche avec un zèle suspect, un peu condescendant, comme si par son empressement et la qualité de son service elle tentait de lui démontrer la supériorité réelle de ses réflexes et de son esprit d’initiative.

Il chercha la couverture, s’en enveloppa.

Cette fois il dormit sans mauvaise surprise jusqu’au lever du soleil. Lorsqu’il s’éveilla les montures étaient déjà sellées, le paquetage réparti en charges égales, et les dangereux caissons de cuir molletonné sanglés sur la croupe du cheval de bât.

En mettant le pied à l’étrier, Nath se rappela les paroles de Razza, lors des premières séances d’initiation.

« Le nom de notre peuple contient toute notre histoire, mes enfants. Il vient d’une antique langue dont on ne sait plus rien aujourd’hui ; un dialecte oublié, peut-être né de la bouche même d’un dieu, qui sait ? Nous sommes des Hydrophobes, entendez-vous ? Hydrophobes… Ecoutez pleurer chacune de ces syllabes, elles chantent notre damnation. Hydroest la déformation du vocable Hudôr, qui signifie « eau ». Quant à phobe, il est le produit de phobos, la « crainte »… Nous sommes ceux qui craignent l’eau, ceux que l’élément liquide peut tuer, ou conduire à la déchéance physique. Oui, l’eau fera de vous des monstres, mes fils, des êtres d’horreur qui fuiront leurs semblables. Votre corps, votre organisme, sont conçus pour vivre en harmonie avec le désert, avec la sécheresse. Vos tissus cellulaires n’ont besoin que d’une infime dose d’humidité pour échapper à la déshydratation, il vous suffit de la fraîcheur d’une grotte, de quelques gouttes d’eau sur la langue pour régénérer votre métabolisme. Le contenu d’une gourde suffirait à faire vivre une tribu de cent personnes au milieu des sables pendant dix ans.

» Je dis la vérité. Au soir d’une longue course à travers les dunes, au terme d’une semaine de marche incessante en plein soleil, il n’est besoin que d’une perle d’eau sur le bout de votre langue pour que s’éteigne votre soif… Vous ne connaissez pas l’ignoble pratique qu’on appelle « boire » et qui consiste à se gorger comme une outre, à remplir ses viscères d’une effroyable quantité de liquide qui, en clapotant au fond des ventres, transforme les êtres en barriques ambulantes. Non, les dieux de l’aridité vous ont préservés de cette ignominie ! Apprenez à leur en être toujours reconnaissants…

» Pourtant, d’autres que nous ont érigé cette perversion en système. Ils se remplissent par le haut, se vident par le bas. Toutes les heures il leur faut absorber d’incroyables doses de « boissons » : deux verres, trois verres… Quelquefois davantage ! Ne vous récriez pas ! Je n’exagère nullement ! J’ai vu, les dieux m’en sont témoins, j’ai vu un homme avaler sous mes yeux le contenu de deux gobelets en l’espace d’un quart d’heure alors qu’il faisait à peine 70°en plein soleil ! Cela peut paraître fou, insensé, mais que vos jeunes esprits m’accordent leur confiance. Je suis formel : de telles choses existentet nous devons les craindre !

» Oui, des races vivent ainsi, esclaves de l’humidité, du flot perpétuel. Réservoirs vivants où marinent en permanence des fluides qu’il leur faut éliminer par le bas du ventre ! Je vois vos visages se convulser de dégoût, mais il est de mon devoir de vous dévoiler la laideur de ces organismes dégénérés ! Je le répète : ils se vident au moyen de leur pénis ! Rabaissant l’organe sacré de la procréation au stade de tuyau de vidange ! Malheur sur eux ! Créatures abominables qui confondent déjection et fécondation, qui souillent ainsi la partie la plus noble de leur corps : celle qui donne la vie.

» Comment leurs femmes peuvent-elles accepter de se reproduire dans de telles conditions, me direz-vous ? Mais parce qu’elles sont coutumières de la même pratique ! N’oubliez jamais mes paroles : aucun d’entre eux ne peut être épargné. Ils sont la souillure, et vous – fils de la sécheresse – ne devez avoir en tête qu’un seul but : les détruire avant qu’ils ne nous anéantissent… Vous êtes la pureté. Le soleil vous nourrit : son flux lumineux absorbé quotidiennement par votre épiderme se change en apport calorifique. Vous vous alimentez de ses rayons, vous mangez sa lumière. Chaque bande du spectre vous apporte un élément vital différent, qui reconstitue vos réserves bioénergétiques initiales. Vos parents vous l’ont enseigné : on ne s’alimente par la bouche qu’à la saison des pluies, lorsque le soleil a déserté le ciel, que les nuages porteurs de pluie nous mitraillent de leurs salves mortelles, et qu’il nous faut chercher refuge au creux des cavernes.

» Vous savez cela, mais il est important de le répéter car je sais que nombre d’entre vous préfèrent jeûner et se laisser dépérir plutôt que d’absorber de la nourriture par voie buccale. Ils ont tort. Se servir de sa langue et de ses dents n’est pas souillure quand il s’agit de survivre. Ne faites pas le jeu de nos ennemis ! Le spectre lumineux dispensé par les feux de caverne n’est pas assez vivace pour vous alimenter et faire de vous des hommes forts, des combattants, et peut-être – plus tard – des chevaliers-quêteurs… »

Une fois, Tob, l’un des compagnons d’étude de Nath avait soulevé une objection :

– Maître, je vous écoute et l’incompréhension me gagne. Nous craignons l’eau, soit, mais pourtant… Ne sommes-nous pas, nous Hydrophobes, paradoxalement gorgés de liquides ?

– Comment cela ?

– Mais… Le sang qui gonfle nos veines ! Le contenu du placenta où flotte le fœtus ! Tout cela ne nous détruit pas… Comment l’admettre ?

Razza avait eu un sourire amusé.

– Bien sûr ! Car aucune de ces substances n’a chez nous la composition chimique de l’eau ! Et de l’eau de pluie, plus précisément. C’est là la différence ! Nos liquides vitaux n’ont rien de commun avec ceux du peuple des averses. C’est l’eau qu’il vous faut redouter, et seulement l’eau vomie par les nuages-porteurs-de-mort !

*

Nath leva les yeux vers le ciel. La boule de feu irradiait sa blancheur aux quatre points cardinaux. Le vide immaculé de la voûte céleste le rassura. Aucun nuage ne viendrait y traîner avant longtemps ; ce matin il en était sûr : les devins s’étaient trompés ! Quoi de plus normal ? Avec l’âge, les vieillards du conseil des chefs se révélaient de plus en plus timorés…

Il se laissa aller, décontracta ses muscles un à un. Il était nu, ainsi la brûlure du jour naissant pouvait le dévorer tout entier, l’enveloppant de son halo bienfaisant. Il avait presque oublié les événements de la nuit. Quelques instants plus tôt il avait fait une ronde, décrivant par acquit de conscience un cercle autour du bivouac. Il n’avait rien découvert. Cela ne prouvait pas grand-chose, toutefois, car le vent de sable avait la fâcheuse coutume de gommer les traces de pas en cinq secondes. Le rôdeur n’avait rien laissé qui pût contribuer à déterminer son identité. D’ailleurs tout cela était-il si important, puisque le simple bruit de l’acier d’une lame sur la roche avait suffi à le mettre en fuite ?

Nath se sentait bien, comme toujours le soleil l’enivrait. Le déchaînement des échanges chimiques courant sous sa peau l’emplissait d’euphorie ; pour un peu il aurait jeté Kary au galop entre les dunes, s’abandonnant au plaisir de la course. D’ailleurs le cheval, dont la physiologie répondait aux mêmes lois nutritives, jouait de la crinière et des antérieurs, gambadant tel un jeune poney qui n’a d’autre envie que de se creuser à grands coups de sabots une piste au milieu des sables. Nath dut refréner son ardeur en tirant sur les rênes.

A cent pas en arrière, Boa cheminait mollement, cramponnée au pommeau de sa selle pour lutter contre l’assoupissement qui, d’un moment à l’autre, risquait de la surprendre et de la faire rouler entre les pattes de sa monture. Le jeune homme fronça les sourcils, gagné par un indéfinissable malaise. Pourquoi aurait-il dû se sentir coupable ? La servante n’avait fait qu’accomplir son devoir d’écuyère. Périr en compagnie d’un chevalier-quêteur n’était-il pas, du reste, ce qu’une esclave pouvait espérer de mieux ? Les femelles hydrovores, qu’on surnommait la plupart du temps « les éponges », mouraient fort jeunes, et dans des conditions sordides. Suivre un quêteur aurait dû emplir Boa de fierté. Pourtant Nath ne distinguait aucun de ces sentiments dans les pupilles de la jeune femme.

Avec un soupir il vérifia le cap. L’aiguille bleue de la boussole indiquait toujours le nord. Autour d’eux le paysage ne changeait pas. Les monticules succédaient aux monticules, les dunes aux dunes. Parfois l’on croyait prendre un repère sur la forme particulière d’une arête rocheuse, mais ces certitudes s’effritaient rapidement. Après trois kilomètres de course on en venait à douter de la configuration de la borne choisie. Les rocs se ressemblaient tous, et lorsqu’on se retournait sur sa selle pour mesurer la distance parcourue, il fallait s’avouer vaincu. Était-ce ce cairn à l’ombre si allongée ? Ou bien cette aiguille basaltique que l’érosion avait fini par rendre coupante comme une lame ? Avait-on couvert une lieue ? Deux ? Trois ?

Nath haussa les épaules dans un geste qui lui était familier lorsqu’il désirait chasser un problème hors du champ de sa conscience. Il se relaxa, détendant muscle après muscle, commençant par les mollets, pour s’élever progressivement vers les épaules. Quand il ne fut plus qu’une architecture molle de fibres au repos, son esprit se réfugia dans la chambre secrète de son cerveau. La « chambre du bilan » comme la surnommait Razza. Une image le frappa soudain sans qu’il s’y fût préparé, grésillant de neurone en neurone avec la force d’un court-circuit, une image échappée d’un souvenir d’enfance…

Quel âge avait-il alors ? Huit ans ? Six ? Peut-être moins, mais la scène était restée gravée dans sa mémoire avec une précision hallucinante.

… Rodos, son père, courait à lourdes foulées, remorquant son fils par la main. Chacun de ses pas faisait naître une secousse douloureuse dans l’épaule du gosse. Nath s’était mis à pleurnicher. Ils couraient depuis plus d’une heure à travers la grande plaine de l’ouest et ses pieds lui faisaient mal, mais Rodos n’écoutait pas ses plaintes, il avait peur. Son visage se levait toutes les deux minutes vers le ciel, et ses pupilles, dilatées malgré la forte luminosité, trahissaient son angoisse. Pourtant le matin même il avait réveillé son fils avec un sourire rusé et des chuchotements de conspirateur.

– On va aller vers l’ouest, petit, murmura-t-il un doigt en travers des lèvres, il y a un gisement de pierres-miroirs, je suis le seul à l’avoir localisé. Si on peut en ramener une pleine besace, c’est la fortune et l’abondance assurées pour tout l’hiver, mais il faut faire vite. Si d’autres nous devancent, le trésor nous passera sous le nez.

Il n’eut pas besoin d’en dire plus. Nath se dressa, fou d’orgueil. Il jeta sur son épaule le sac de cuir que lui tendait Rodos, et quitta la niche de pierre en prenant bien garde de n’éveiller ni sa mère ni Djuba, sa sœur.

Comme des voleurs, ils se faufilèrent hors de la caverne collective, déjouant la vigilance des guetteurs de pluie, se coulant entre les éboulis, sautant de surplombs en cheminées jusqu’au sol. C’était la mauvaise saison. Nath malgré son jeune âge savait déjà cela. Franchir les limites de la grotte tribale constituait une grave infraction aux lois du Conseil. Mais les chefs étaient vieux, desséchés telle une brassée de sarments. Beaucoup radotaient, alors que Rodos avec son corps cuivré et musculeux, sa crinière blonde, sa barbe si dorée qu’elle en avait des reflets de platine, savait mieux qu’eux ce qu’il convenait de faire !

Peu chargés, seulement vêtus de leur cache-sexe de cuir, le père et le fils filaient sur la plaine de sable durci, bondissant de roc en tumulus telles des antilopes, ne parvenant ni l’un ni l’autre à s’essouffler réellement. Pourtant le soleil entrait dans sa phase déclinante à cette époque de l’année. Sa vigueur donnait déjà des signes de fatigue ; ses rayons tombaient mous et tièdes, surtout le matin. Les guetteurs de pluie avaient officiellement décrété l’agonie de la saison sèche deux jours plus tôt, et consigné le peuple des fils du feu à l’intérieur des grottes pour les six mois à venir. Mais quelques intrépides, d’incorrigibles coureurs de pistes pour la plupart, passaient outre, s’acharnant à profiter au maximum du délai de sécurité précédant l’arrivée des premiers nuages. Rodos était de ceux-là.

Cette fois l’enjeu était de taille : les pierres-miroirs, fort rares, avaient la faculté de décupler la lumière émise par les feux de camps et les torches résineuses qu’on utilisait au fond des grottes pendant la saison des pluies. Ces réflecteurs naturels amplifiaient le rayonnement du spectre nourricier au-delà de toute espérance. Une bougie mise en leur présence développait une aura de blancheur digne du grésillement d’un éclair zébrant le ciel. La famille qui réussissait à se constituer une réserve de ces minéraux photo-amplificateurs n’avait plus à se soucier de la mauvaise saison. Elle se nourrirait du simple rayonnement des torches, elle pourrait troquer les pierres de moindre volume contre des objets de luxe. Sa position sociale à l’intérieur du clan en serait du même coup modifiée. C’est souvent ainsi que se signalaient les futurs chefs : par le butin de lumière qu’ils s’avéraient capables de conquérir au mépris du danger…

Nath trébuchait dans le sillage de son père, enivré par la course et le soulagement que lui apportait la perspective d’échapper, pour un semestre, à l’horrible obligation de l’alimentation buccale, rite immonde auquel il n’avait jamais réussi à s’accoutumer. Il faudrait ramener beaucoup de pierres, un plein sac chacun, quitte à en avoir l’épaule sciée jusqu’à l’os, car leur pouvoir n’était malheureusement pas éternel. Un caillou gros comme le poing s’épuisait en quinze jours si on ne le conservait pas enfoui dans le sol ou enveloppé dans un emballage opaque ; bref en un lieu où il ne pouvait refléter aucune source lumineuse.

Il conviendrait non seulement d’amasser une réserve suffisante pour l’entretien de la famille, mais aussi de quoi alimenter les offrandes aux Anciens, aux prêtres, auxquelles on ne couperait pas si l’on voulait échapper aux tracasseries rituelles dont ils avaient le secret.

Vers midi, Rodos s’arrêta au pied d’un tertre pyramidal haut de 3 coudées ; les blocs disjoints laissaient entrevoir une cavité encombrée d’objets dont Nath ignorait l’usage. Les pierres-miroirs se trouvaient scellées sur le pourtour du tombeau, dessinant une frise grossière. Rodos s’agenouilla aussitôt et, empoignant ses outils, entreprit de dessertir les cristaux. La tension nerveuse lui donnait un souffle haletant, et les mots s’emmêlaient dans sa bouche.

– Prends les chiffons goudronnés, fils ! chuchota-t-il (comme s’il craignait de réveiller les momies millénaires ensevelies au fond de la tombe). Emballe soigneusement chaque joyau ; dès que le soleil ne les nourrit plus ils commencent à se décharger. Dans le noir ils dorment.

Il eut un rire forcé et ajouta :

– C’est de la lumière en conserve, si tu préfères !

Nath dut se contraindre à émettre une sorte de hoquet joyeux. Depuis quelques minutes l’angoisse de son père déteignait sur lui. Il s’absorba dans son travail d’emballage, roulant chaque gemme dans un pan de toile dont la noirceur lui empâta progressivement les doigts, puis les paumes. Rodos ahanait, jurait à voix basse, et ses coups se faisaient moins assurés. Il fendit l’une des pierres, la rendant inutilisable, et se blessa au poignet. Nath se retira à l’écart. La besace se remplissait lentement. Rodos avait de toute évidence sous-estimé le travail de sertissage des orfèvres-funéraires, et l’escapade prenait l’aspect d’une dangereuse course contre la montre.

Entre deux séquences d’emballage, Nath risquait un œil timide à l’intérieur de la minuscule pyramide. Il crut distinguer les contours d’un sarcophage de très petite taille. Le cercueil d’un nain… ou d’un enfant ? Les légendes entretenues autour des feux de camps racontaient qu’une race de gnomes avait jadis régné sur le monde. Un peuple de dieux nains dont l’immense magie avait donné naissance aux Hydrophobes… et aux dragons. Mais personne ne savait quel crédit accorder à ces contes de bonne femme. La mémoire collective des fils du feu ne conservait aucun souvenir d’un tel culte, aussi les tombeaux qui fleurissaient çà et là, au hasard des sables, n’étaient-ils l’objet d’aucune vénération. D’ailleurs on en rencontrait fort peu, la lente avancée des dunes les submergeant au fil des années.

Rodos attaquait la seconde rangée de la frise quand le vent fraîchit. Des gifles régulières vinrent fouetter les dos nus du père et du fils. Levant le front, Nath remarqua que le ciel n’était plus aussi blanc…

– Père, risqua-t-il en effleurant de l’index la cuisse noueuse de l’homme, le temps… On dirait que…

Mais Rodos ne l’écoutait pas, absorbé par son travail, il avait fini par perdre conscience des choses qui l’entouraient. Plus rien n’avait d’importance que l’angle d’attaque du burin, la pesée de la masse, qui auraient raison de la sertissure. Il frappait, raclait, pesait. Chaque pierre volée aux momies des dieux-nains accroissait sa puissance. De simple coureur de piste, il s’élevait au rang de chef de groupe, de responsable des gîtes. Il devenait maître et intendant d’une caverne, on l’élisait au conseil des grottes, on…

Le nuage apparut au ras de l’horizon, comme une bête tapie qui flaire le vent. Nath sentit ses articulations se verrouiller sous l’effet de la peur et ses doigts creusèrent le sable pour s’y ménager une cache. La masse tumultueuse de vapeur d’eau oscillait sur la lointaine ligne des dunes, après une longue hésitation elle sembla prendre son envol, et le jeune garçon put voir son ventre sale porteur de pluie, sa panse semeuse de mort. Malgré la terreur qui l’habitait, il n’osa pas interrompre une nouvelle fois son père.

Enfin, Rodos se retourna, comme si le regard d’une bête féroce venait d’irriter sa nuque. Il blêmit. Abandonnant le burin, il chargea la besace sur son épaule, saisit Nath par la main et se mit à courir.

Derrière eux le nuage avait pris de la hauteur, étirant son bourgeonnement couleur de suie. Nath suffoquait, bouche grande ouverte, le flanc scié par un point de côté, essayant tant bien que mal de calquer sa foulée sur le rythme de son père. Peine perdue. Il se tordait les chevilles, s’enfonçait jusqu’aux genoux dans les croûtes de sable pourri.

– Vite ! balbutiait Rodos. Vite !

Et comme le gosse venait de s’écrouler, il le chargea sur son épaule et reprit sa course. Trop alourdi il n’avançait plus qu’en zigzag, d’une foulée mal assurée.

– Jette les pierres ! supplia Nath. Je t’en prie ! Jette les pierres ! Nous reviendrons, nous emmènerons des cuirasses, nous…

Mais Rodos n’écoutait pas, il filait d’un pas lourd de bête blessée chargeant à l’aveuglette, se cramponnant à ses trésors avec une obstination puérile. D’ailleurs il savait parfaitement qu’il ne pourrait pas revenir, il n’était pas assez riche ni assez important dans la hiérarchie du clan pour posséder une armure anti-pluie, une de ces carapaces de caoutchouc noir qui faisaient la fierté des anciens. Pour qu’on daigne lui en prêter une, ne fût-ce qu’une journée, il aurait fallu qu’il vende sa femme et sa fille. Il n’en était pas question.

Dès qu’ils eurent dépassé la ligne des dunes, il devint évident que leur fuite était sans espoir. La falaise où nichait la tribu dressait sa muraille à plus d’une heure de marche forcée. Entre l’endroit où ils se tenaient et la montagne qu’ils n’auraient jamais dû quitter, s’étendait le désert. Une étendue plate, lisse, parfaitement poncée par des millénaires d’érosion. Le nuage les dominait à présent, monstrueuse forteresse de buée. Le vent fraîchissait chaque seconde davantage. Rodos comprit que toute retraite était impossible, il fit volte-face et se rua dans ses propres traces.

Nath hurla, terrifié :

– Pas par là ! Pas par là ! Fais demi-tour !

Il se débattait, et la poigne de son père dut se faire plus impérieuse.

– Écoute ! haleta-t-il d’une voix presque inaudible, nous n’avons pas le temps de rejoindre la caverne, c’est trop tard, l’averse va éclater. Il faudra que tu fasses tout ce que je te dirai, compris ?

Nath hocha la tête, les paupières tiraillées par les contractions des sanglots secs du peuple hydrophobe. Les battements du cœur de l’homme irradiaient dans son propre ventre. A présent, ils se déplaçaient sous le plafond obscur du nuage. Lorsque Rodos le déposa sur le sol, l’enfant vit qu’ils avaient regagné le tombeau pyramidal sur lequel ils s’étaient échinés des heures durant.

– Regarde ! ordonna Rodos, les pupilles fiévreuses, tu vas t’introduire là-dedans, par cette fissure. Tu es assez petit pour pouvoir t’y tenir recroquevillé. Garde la sacoche sur ton ventre, tu la donneras à ta mère, plus tard. Ne la montre à personne ! Quand la pluie va commencer à tomber, bouche-toi les oreilles, ferme les yeux et attends. Ne sors pas avant que le soleil ait séché le sable. Compris ? Pas avant, surtout. Alors tu essaieras de regagner la falaise sans te faire voir. Tu as tout compris ? Allez vite…

– Mais toi ? Toi ?

Rodos le souleva sans répondre, le porta au niveau de la brèche qui s’ouvrait à mi-hauteur du mausolée. Nath se débattit.

– Mais toi ? Où vas-tu aller ? C’est trop étroit pour deux là-dedans…

– Ne t’occupe pas de ça, j’ai un truc, un truc de grande personne. Je n’ai pas le temps de t’expliquer ! Et n’oublie pas ! Le sac !

Nath perçut vaguement l’effleurement d’un baiser qui le terrifia, car, d’ordinaire, son père ne se laissait jamais aller à de tels débordements affectifs, puis il bascula dans le tombeau, s’écorchant les épaules, les mains et les genoux. Il faisait quasiment nuit à l’intérieur de la pyramide, et il se retrouva à califourchon sur un sarcophage, incapable d’adopter une autre position tant l’espace était réduit.

Dehors Rodos s’activait, obturant la brèche à l’aide de gravats, ne laissant subsister aucune fissure par où l’eau pût pénétrer. Tout de suite après, un coup de tonnerre fit trembler le mausolée sur ses bases, puis un clapotis se fit entendre, cinglant la muraille, un clapotis que Nath identifia aussitôt comme celui de la pluie. Quand le premier hurlement de Rodos éclata, Nath se boucha les oreilles, mais ses paumes n’étaient pas assez épaisses pour étouffer les feulements de douleur qui, une heure durant, s’élevèrent à l’extérieur en une insupportable chanson d’agonie.

Les rafales sabrèrent le mausolée une nuit, un jour, puis encore une autre nuit. Nath s’était roulé en boule sur le couvercle du sarcophage. Les gemmes lui meurtrissaient les côtes malgré la double épaisseur de toile les emmaillotant. Il écouta le crépitement de l’averse quarante heures durant. Des millions de gouttes qui mitraillaient la construction comme autant d’ongles. À certains moments il se sentait près de perdre la tête. L’infinie patience de l’averse aurait raison de l’abri, il en était sûr. La pyramide allait s’user sous ce ruissellement, ses parois deviendraient de plus en plus minces. Et, pour finir, les gouttes les transperceraient aussi facilement qu’une feuille de papier détrempée.

Nath avait froid, l’obscurité l’étouffait. Son organisme, privé du pouvoir régénérant de la lumière, s’affaiblissait. Il allait mourir de la manière la plus absurde qui fût, les bras serrés sur un trésor de pierres amplificatrices que l’absence de tout lumignon rendait inutiles. Il eut une nouvelle crise de sanglots secs puis sombra dans un sommeil épuisé. Il rêva que le sarcophage s’ouvrait, et que la momie du dieu nain le saisissait à la gorge pour l’entraîner au fond de l’horrible boîte pour lui faire expier le vol des gemmes.

Enfin, bien plus tard, il fut réveillé par la caresse d’une coulée de soleil sur son épaule. Il était déjà très faible et il dut attendre que sa chair transforme le flux lumineux en apport calorifique. Le rayon doré s’insinuait par une fissure et traversait l’obscurité du tombeau avec l’impeccable rectitude d’une droite tracée au tire-ligne. Nath se laissa rouler sur le dos, offrant son ventre à l’effleurement de ce doigt tiède.

Quand il eut suffisamment récupéré, il se dressa sur la pointe des pieds et repoussa le bouchon de tourbe que Rodos avait accumulé dans l’étroite brèche. Le bloc bascula en se fragmentant, laissant entrer un flot de lumière éblouissante. Nath passa la tête au travers de cette lucarne et appela son père. Il ne savait pas pourquoi il agissait ainsi, pour se dissimuler la vérité, peut-être ? Pour tenter de croire que tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve…

Il devait être midi, le soleil avait séché la couche superficielle du sable tapissant la plaine, mais de grandes auréoles d’humidité demeuraient par endroits, ébauchant de larges fleurs aux pétales menaçants. Prudent, Nath déballa deux pierres photo-amplificatrices et se servit des chiffons goudronnés pour se confectionner des chaussures de fortune. Cette tâche achevée, il chercha en vain ce qu’il pourrait encore faire pour retarder le moment de la sortie, ne trouva rien, et se hissa hors du mausolée.

Malgré la présence du soleil, le vent restait frais, et l’on sentait bien que l’apparente vitalité de l’astre de feu n’était qu’un sursaut d’agonie, un dernier défi à la saison des pluies, une fanfaronnade. Nath sauta sur le sol criblé de minuscules cratères. Le sable amalgamé craquait sous ses talons, se lézardant. Il appela encore une fois « Père ? ».

Puis il vit… la chose.

Il s’était préparé au spectacle, mais l’horreur de la découverte lui arracha un cri rauque.

Rodos s’était traîné au flanc de la dune, avec l’espoir de s’y enterrer, selon l’usage des coureurs de pistes surpris par le mauvais temps. L’averse ne lui avait pas laissé le loisir de s’enfouir dans le sol. La mitraille de la pluie l’avait flagellé, ruisselant sur sa peau en un flot mortel. Chacune de ses cellules, accoutumées à la sécheresse, s’était gorgée d’eau comme une éponge, se distendant jusqu’au point de rupture. Son corps s’était amolli. La peau avait gonflé sous l’effet d’une monstrueuse levure. Les membres, le torse avaient triplé de volume, transformant l’athlète qu’avait été Rodos en un être effroyable, une méduse gélifiée aux contours flous, une boursouflure humanoïde dont l’épiderme translucide laissait apercevoir en son centre un lointain squelette.


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