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A l'image du dragon
  • Текст добавлен: 19 сентября 2016, 13:45

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Автор книги: Serge Brussolo



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Le peuple des statues

Nath ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le cercle blême de la lune lui faisait l’effet d’un œil fixé sur sa nuque. Le vent de la nuit était glacé et, sous son flanc, le sable rendu compact avait à présent la dureté d’une dalle. Il se sentait engourdi. Sa chair perdait toute chaleur, le froid du glaive plaqué contre sa cuisse devenait contagieux. Ainsi couché, immobile sous sa cape, il songea avec amertume qu’il avait tout d’un cadavre gisant sous son linceul.

Boa dormait à l’écart, dans un trou, ses cheveux répandus sur ses épaules comme une couverture de fibres grasses. Les chevaux rêvaient, la crinière parcourue de frissons, les paupières entrouvertes. La présence des statues les effrayait, c’était visible. Nath lui-même ne pouvait s’empêcher de glisser un coup d’œil par-dessus le col de la cape pour détailler le profil des sculptures. Dans la lumière bleuâtre de la nuit, les silhouettes des dragons s’étiraient en ombres gigantesques qui débordaient des piédestaux pour couler sur le sol, ramper, comme à la recherche d’une proie…

Occupé à remuer ces tristes pensées, le jeune homme ne remarqua pas tout de suite les craquements ténus convergeant dans leur direction. Si son imagination n’avait pas été échauffée par l’angoisse, il est même probable qu’il ne les aurait jamais perçus. Aussitôt, ses phalanges raidies par l’onglée se refermèrent sur la poignée du glaive et ses yeux s’écarquillèrent. Mais ceux de sa race, conçus pour regarder le soleil en face, ne jouissaient pas d’une bonne vue dans l’obscurité. Il lui fallut un moment avant de distinguer les contours d’une forme mouvante qui se rapprochait des bêtes. Son allure générale était celle d’un homme, ou du moins un bipède de taille similaire, et il en fut rassuré.

Avec précaution il entreprit de dégager ses jambes emmêlées dans les plis de la cape. L’ombre s’activait maintenant près des chevaux qui, curieusement, ne manifestaient aucun signe de frayeur. Nath entendit le cliquetis de lanières qu’on débouclait, le voleur agenouillé fouillait les fontes des selles. Rejetant la cape, le jeune homme bondit sur ses pieds, la lame haute, poussant le cri d’attaque des sentinelles : « Qui vive ? »

Hélas ! il avait trop présumé de sa souplesse, et une douleur fulgurante lui vrilla la cuisse lui annonçant qu’un de ses muscles, ankylosé par l’immobilité et le froid, venait de se froisser. Jappant de souffrance, il tomba sur les genoux, alors que la silhouette mystérieuse se redressait d’un bond. Boa réagit toutefois avec vivacité et lança l’une de ses mèches érectiles entre les chevilles de l’agresseur qui trébucha, effectua un roulé-boulé… et détala dans la nuit.

Nath saisit sa lame par la pointe et, l’utilisant comme un poignard, la projeta de toutes ses forces en direction du fuyard. Il entendit le sifflement de l’acier fendant l’air, puis le crissement de la pointe se fichant dans le sable. Il avait raté sa cible. Ce dernier échec acheva de le plonger dans une rage impuissante.

Il se releva en boitillant, la cuisse droite nouée par une contracture, et sautilla en direction des chevaux. Déjà, Boa avait joué du briquet, allumant la mèche d’une petite lampe à huile. La lueur du bec de cuivre dansa sur le spectacle des sacoches bouleversées, des coffres aux couvertures rabattues. Bizarrement, une seule chose semblait avoir éveillé la convoitise du voleur nocturne : l’armure de caoutchouc qu’il avait à demi extraite de son étui, comme s’il avait eu l’idée de se l’approprier. Boa eut un haussement de sourcils pour marquer son incompréhension, et n’obtint pour toute réponse qu’une grimace irritée de son maître.

Nath, toujours sautillant, clopina jusqu’au glaive planté à mi-lame, s’en saisit et revint en s’aidant du support des piédestaux. Boa examinait le sol, mais le sable pulvérulent que troublaient les tourbillons constants d’un vent sournois n’avait conservé aucune empreinte identifiable.

– C’est un homme, jura Nath en se laissant tomber près des sacoches, et un des nôtres, qui plus est ! Qui d’autre aurait intérêt à voler une armure de pluie ?

Boa hocha la tête, signifiant qu’elle partageait cette appréciation des événements. Un autre indice confortait Nath dans son hypothèse : le silence des chevaux à l’approche de l’intrus. Seul un habitué avait pu ainsi les côtoyer sans éveiller leur crainte, un habitué ou autrement dit : un chevalier-quêteur… Cette constatation le troubla. Le code de la quête se clôturant sur l’inévitable suicide rituel interdisait de concevoir une telle éventualité. Il était impensable, voire sacrilège, d’imaginer que quelqu’un ait pu oser survivreaux précédentes missions. Et pourtant…

– Un renégat ! lâcha-t-il à mi-voix, provoquant un sursaut de la jeune fille.

Oui, c’était la seule explication valable : un renégat qui avait osé passer outre, mépriser les saints commandements de la quête… Un scélérat, un profanateur qui avait – sans honte aucune – violé le code d’honneur des chevaliers-quêteurs. Aussitôt, il fut frappé par l’absurdité de sa thèse : l’existence d’un tel survivant défiait la logique ! Comment un homme du soleil aurait-il pu survivre à une (ou plusieurs) saison (s) des pluies ? C’était inconcevable. Le désert changé en forêt gorgée d’humidité… Les hordes de dragons patrouillant dans l’herbe caoutchouteuse des prairies, le sable saturé d’eau et virant au marécage, à la rizière. La pluie constante… Non, c’était impossible !

 

Il eut conscience que Boa le fixait, et il se détourna pour cacher son trouble. Un renégat ! Jamais Razza n’avait fait mention d’une telle aberration devant ses élèves. D’ailleurs, les garçons n’auraient jamais – ne fût-ce qu’une seconde – envisagé qu’un chevalier puisse se dérober à son destin de kamikaze.

– Nous le prendrons ! rugit-il. Demain tu placeras des pièges près des chevaux et nous demeurerons éloignés, comme si notre travail de dynamitage nous absorbait.

Boa déboucla une sacoche et en sortit une double mâchoire d’acier commandée par un ressort. Un piège à lézard bien assez large pour un pied d’homme. Nath eut un claquement de langue satisfait. Pendant que la jeune esclave lui massait la cuisse, il s’interrogea sur le sort qu’il conviendrait de faire subir au renégat. Le plus simple aurait été de l’attacher à un piédestal et de le faire sauter en même temps qu’un Caméléon, mais cette solution – si elle avait l’avantage d’économiser une charge – associait dans la même mort un homme du soleil et un représentant de la race honnie du peuple de la pluie. Tout renégat qu’il fût, l’homme n’en restait pas moins ex-chevalier. Et ce statut lui accordait le bénéfice d’une mort honorable… Pourrait-on le convaincre de se trancher la gorge ou de s’ouvrir les veines du poignet ? Nath en doutait.

Il regagna sa couche plein d’indécision. Cette complication de dernière minute ajoutait à ses angoisses, il n’avait guère de temps à dilapider en parodie de procès. Les conditions météorologiques se dégradaient et il devenait de plus en plus évident qu’il n’aurait pas l’occasion de se mettre en quête d’une seconde cité. Il devrait s’estimer heureux si les ultimes feux de la saison lui laissaient la chance d’épuiser ses charges au sein de la présente « nécropole ».

*

Le lendemain, alors que le soleil montait à son apogée, ils franchirent les portes de la ville.

Le spectacle qui les attendait ne différait en rien des descriptions brossées par Razza, jadis. Nath se fit un devoir de refréner sa surprise et de rester insensible au pittoresque des avenues qu’encadraient d’innombrables figures de pierre. En dépit des croquis étudiés durant son apprentissage, son imagination s’était complu à peupler les boulevards des cités hibernantes de créatures statufiées au beau milieu des gestes de la vie quotidienne : une femme se recoiffant, un enfant ramassant un jouet, un cavalier mettant le pied à l’étrier… Au lieu de cela, il découvrait des allées tirées au cordeau, des trottoirs vides, des statues alignées comme à la parade, des groupes à l’ordonnance strictement géométrique. Bref, une architecture apparemment dépourvue d’habitants…

Boa se déplaçait à pas prudent, tenant son cheval par la bride. Le maillet d’argent pendait entre ses seins au bout d’une chaîne. De temps à autre, elle jetait un bref coup d’œil en direction de Nath, attendant un ordre. Le jeune homme avala sa salive et s’arrêta devant un socle supportant une ronde de nymphes couronnées de fruits. Les corps vert sombre, malgré leur texture pétrifiée, respiraient la souplesse et la joie. Nath tendit la main. Le minéral lui opposa une surface inerte, sans vie. Il compta : douze jeunes filles, douze visages différents, douze expressions particulières, toutes criantes de naturel.

« L’une d’elles est une vraie femme, songea-t-il tandis que les battements de son cœur s’accéléraient. Oui, l’une des douze. Mais laquelle ? »

Il se hissa sur le socle, baissa la tête pour passer sous la barrière des bras tendus, des mains nouées. Une fois au milieu de la ronde, encerclé par les statues, il fut pris d’un malaise. Ces visages… Tous ces visages, si… humains ! Il lutta contre le vertige, et promena ses doigts sur les formes offertes. Il sentait le grain des mamelons aux pointes dressées, les fines rides encadrant les bouches plissées en sourires alanguis, il…

– Boa !

Il avait crié pour rompre l’enchantement. L’esclave sauta sur le piédestal, lissa ses mèches de manière à dégager ses oreilles et abaissa son maillet d’un mouvement sec du poignet. Un son cristallin s’éleva pour mourir aussitôt. Elle recommença, la tête penchée sur l’épaule, tel un oiseau qui cherche à localiser un bruit. Elle procédait avec minutie, auscultant les sculptures les unes après les autres, revenant en arrière, comparant.

Nath, lui, ne percevait aucune différence de timbre. Son instinct le poussait à choisir pour victime la plus belle nymphe du groupe, une fille-liane dont la taille et les cuisses étaient figées en un mouvement lascif. Toutefois il restait conscient du caractère puéril de son choix. La beauté en question avait été probablement placée là pour retenir l’œil du chasseur, et le détourner de sa vraie cible. On avait misé sur la libido du quêteur, et taillé, dans le seul but de l’égarer, cet appel au rut dont le regard ne parvenait à se détacher !

Il se secoua, examina les autres visages. Une imperfection pouvait trahir l’hibernante : une verrue, une minuscule cicatrice… A moins… A moins que l’artiste, dans sa malignité, n’ait justement décidé de se servir de ces « indices » pour aiguiller l’ennemi sur une fausse piste ? Le peuple des pluies usait fréquemment de semblables ruses. Nath inspira à fond, chassant la pénible sensation d’oppression qui gagnait sa poitrine.

« L’angoisse ! songea-t-il. L’angoisse de l’indécision… »

Il fallait choisir. Il ferma les yeux, les rouvrit : Laquelle ? La plus belle ? La plus anodine ? Boa fit la moue, marquant son embarras. Le vent déportait les sons, étouffait la musicalité des chocs. Elle ne parvenait pas à se décider.

Elle posa la main sur la nymphe aux formes de déesse et agita son maillet de droite à gauche, annonçant un fort pourcentage d’incertitude.

Nath opina d’un mouvement de tête et sauta sur le sol. Il marcha vers la croupe du cheval de bât, déboucla la lanière du coffret molletonné. Ses yeux se levèrent, balayant l’étendue du ciel. Un mot dansait dans sa mémoire, sautillant, ironique : « La guline !… La guline ! » Aucun oiseau ne croisait dans les airs.

Il se pressa, libéra la seconde boucle, rabattit le couvercle. A l’aide de la spatule d’os, fixée dans une encoche du revêtement d’insonorisation, il découpa une tranche de gelée rose qu’il malaxa dans sa paume.

Boa accourut et se chargea de refermer le « caisson sourd » tandis que Nath appliquait la boule de pâte entre les seins de la nymphe. Sur la pierre vert sombre, cette excroissance rosâtre avait quelque chose de gênant. Il recula, fît coulisser la plaquette de bois noir obturant l’étui du sifflet. Boa saisit les chevaux par la bride et assura sa prise.

Nath posa ses lèvres sur l’embout du tuyau d’os. Aussitôt une saveur âcre lui emplit la bouche. « Un goût de cadavre ! » comme avait coutume de répéter Tob.

Il gonfla les joues, souffla. Un son indescriptible fusa entre ses doigts, une sorte de miaulement mécanique, un cri défiant toute corde vocale, une plainte à la limite de l’audible et pourtant affreusement présente.

Une colonne de feu jaillit à l’emplacement de la nymphe, brisant la belle ordonnance de la ronde. Un jet bleuâtre où ronflaient les étincelles, un geyser à la verticalité sans défaut, et qui s’évanouit à peine apparu. Nath relâcha ses muscles. Il n’y avait eu aucun souffle, pas d’onde de choc. La déflagration avait été canalisée vers le haut. Quant à la puissance de dispersion, elle n’occasionnait aucun débris. La matière, pulvérisée, retombait sous l’aspect d’une cendre impalpable. L’utilisateur, lui, n’avait à souffrir d’aucun désagrément. Il était désormais superflu de courir se cacher derrière un mur. On détruisait en toute commodité… à son aise.

Boa plissa le nez, selon une mimique qui lui était familière. Une brèche s’ouvrait maintenant dans la ronde, brisant le cercle. Elle bondit sur le socle et s’agenouilla, palpant du bout des doigts l’emplacement qu’avait occupé la nymphe lascive. Un sourire illumina soudain ses traits et elle leva la main dans un geste de triomphe.

Nath faillit détourner la tête au spectacle de la paume gluante de sang. Il se ressaisit, brandit le poing en signe de victoire. Ils avaient frappé juste ! Pour leur premier assaut ils avaient su localiser la cible ! C’était un vrai tour de force… et un bon présage !

Puis son enthousiasme retomba, et il se sentit déprimé.

*

Ils poursuivirent leur travail jusqu’à la tombée du jour, détruisant onze personnages. Cinq fois la présence de sang permit d’établir qu’ils avaient frappé juste. Deux cas demeurèrent douteux, quant aux quatre dernières explosions, il fallut se résoudre à admettre qu’elles avaient pulvérisé de simples statues. Sitôt le sifflet remisé dans son étui, la fatigue s’abattit sur leurs épaules et à l’exaltation de la chasse succéda une profonde apathie.

Boa dressa le bivouac et plaça le piège à lézard devant le coffre contenant l’armure anti-pluie. Ils attachèrent les chevaux et se retirèrent à l’écart comme deux travailleurs exténués incapables de résister plus longtemps à l’appel du sommeil. D’ailleurs, malgré son désir de surprendre le voleur, Nath ne tarda pas à se laisser emporter par le flot de l’inconscience.

À l’aube, un hurlement le dressa, emmailloté dans les plis de sa cape. Déjà, Boa avait enflammé une torche de résine, éclairant un homme en haillons qui se tordait sur le sol, tentant de libérer sa cheville prise dans l’étau du piège.

Nath s’approcha avec défiance, le glaive au poing. Le visage de l’inconnu disparaissait sous la double broussaille d’une barbe et d’une chevelure aussi grasses qu’hirsutes. Il était vêtu de morceaux de toile goudronnée maintenus en place par des lanières de cuir. Une antique cuirasse de caoutchouc enserrait son torse d’une plaque de latex dissoute. Un casque hors d’usage avait roulé sur le sable.

C’était bien un renégat, Nath en fut contrarié, il avait plus ou moins espéré que l’homme ne reviendrait pas, lui ôtant du même coup le souci d’une exécution rituelle, mais l’autre avait sous-estimé ses adversaires.

Boa leva la torche. Le prisonnier rugit et lui jeta une poignée de sable. Nath put voir son visage, c’était celui d’un homme entre trente et quarante ans. Son abondante pilosité ne permettait pas de se faire une plus juste idée.

– Arrête de gigoter ! commanda Nath. Es-tu un homme du soleil ? Et si oui, appartiens-tu à l’ordre des quêteurs comme le laissent supposer les lambeaux de ton armure ?

Le blessé cracha une obscénité et reprit sa gesticulation.

– Pauvre crétin ! haleta-t-il. Libère-moi au lieu de jouer les pères-la-justice ! Tu crois que j’aurais besoin de te piquer ton caleçon de caoutchouc si j’étais imperméable ?

– Tu t’avoues donc renégat ?

–  Renégat ! grasseya l’autre. Tu me ferais rire si je n’avais pas la cheville en bouillie. Dis à ta femelle de déverrouiller le ressort avant que les mâchoires ne touchent l’os !

Boa quêta un commandement, le sourcil haut. Nath acquiesça mais prit soin de poser le fil de sa lame sur la gorge du prisonnier. La jeune esclave se saisit alors d’une clef et mit le ressort du piège hors tension. Les deux demi-cercles dentelés se rabattirent. L’homme rampa à l’écart. Sa cheville avait l’aspect d’une boursouflure violacée où perlait le sang.

–  Renégat ! ricana-t-il de nouveau les traits crispés par la douleur. Pauvre clown ! Il n’y a pas longtemps que le père Razza devait encore te sortir le petit-lait par les narines !

Nath choisit d’ignorer la provocation.

– De quelle promotion es-tu donc ? s’enquit-il. Il y a un bon nombre de saisons que tu devrais avoir rejoint le royaume des ombres, il me semble…

– Donne-moi de quoi faire un pansement. Tu as ça dans ton petit équipement tout neuf, j’ai eu le temps de m’en apercevoir. Moi aussi j’ai eu une panoplie fringante un jour… Une garde-robe et une femelle à langue coupée pour me servir. Moi aussi j’ai joué au matamore avec mon petit sifflet, mes explosifs… Et puis un beau matin est venue l’heure de la dernière charge…

– Tu devais t’en servir pour te donner l’oubli, le repos, récita Nath. Ta mission était achevée. On ne peut pas survivre décemment à la mauvaise saison, mieux vaut la mort…

Il se tut, conscient de l’incohérence de ses paroles.

–  On ne peut pas survivre à la pluie ? ricana l’inconnu. Imbécile ! Et moi ? Je suis un fantôme ? J’ai passé huit saisons entre désert et jungle, gamin ! Huit saisons entre pluie et soleil… Et je suis toujours vivant. Rien n’est impossible, il y a les malins et les idiots, c’est tout…

Il se tut. Sur un signe de Nath, Boa lui lança une poignée de charpie dont il s’empara sans un remerciement. Pendant qu’il s’activait sur sa jambe blessée, la lumière de la torche détailla son profil. Nath se mordit la lèvre, troublé. Ce front bas, ce nez aux narines épatées éveillaient un écho lointain dans ses souvenirs. Les mains surtout… Epaisses, noueuses. Brusquement il fut certain d’avoir, à un moment ou à un autre, côtoyé le renégat.

– C’est gagné ! grogna l’autre. Je ne pourrai pas tenir debout avant un sacré bout de temps, avec la pluie qui vient c’est comme si tu me condamnais à mort.

– Tu devrais déjà l’être, coupa Nath en plongeant sa lame dans le sable.

– Tu parles de ce que tu ne connais pas ! maugréa l’homme en haillons. Attends de voir tes caissons se vider, la pâte destructrice s’amenuiser jour après jour. J’ai connu cela, moi ! Un matin tu te réveilles et tu te dis : « C’est pour tout à l’heure ! » Tu couches ton esclave dans le sable, tu lui écartes les jambes et tu t’enfonces en elle. Qu’elle soit vierge ou non, quelle différence puisque dans trois minutes à peine vous ne serez plus que cendre ! La dernière boule de pâte est dans ta poche, tu as le sifflet entre les dents, tu penses : « Je soufflerai au moment du plaisir, ce sera moins dur ! » Alors, tu prends ta jouissance, tu t’abats sur la fille… Et tu ne siffles pas… Après… Après c’est trop tard, l’envie de vivre est en toi, comme une maladie. Alors tu ranges le sifflet et tu réfléchis.

– Tu blasphèmes ! Tais-toi !

– Ce que je raconte te gêne, hein, petit ? Tes copains, ceux qui sont partis en même temps que toi, combien crois-tu se feront sauter la tête ? Tu penses : tous ! Et moi je te dis : trois ou quatre sur la dizaine, pas davantage ! Ça n’implique pas qu’ils survivront longtemps, loin de là ! Il faut passer la saison des pluies, et ça c’est difficile. Il faut de la chance, beaucoup de chance, et de l’habileté… Moi, le hasard m’a servi. Si on ne trouve pas le truc, survivre aux averses relève du miracle…

Nath crispa les poings.

– Tes histoires ne m’intéressent pas, siffla-t-il. Tu veux gagner du temps. C’est inutile, il faut respecter le dogme. Demain tu devras choisir : ou tu te suicides ou je te tue. Il n’y a pas d’autre solution !

Le visage du renégat se convulsa de rage.

– Qui es-tu pour décider ! Pour jouer à l’intransigeant ? Tu sais que j’ai toujours mon sifflet ? Tiens : regarde ! Tout à l’heure, quand tu coupais ta gélatine, j’aurais pu siffler dans ton dos ! J’étais là à vous observer. J’aurais pu te volatiliser. Tu n’aurais même pas eu conscience de mourir ! J’aurais pris la fille et le cheval sans avoir à t’affronter… C’était simple, pourquoi crois-tu que je ne l’ai pas fait ?

– Parce que ton sifflet ne fonctionne plus ? lâcha perfidement Nath qui luttait contre un trouble croissant. Ou bien parce que tu craignais de détruire du même coup l’armure qui t’intéresse tant ?

– Crétin ! Je pouvais siffler alors que tu te trouvais sur le socle des statues, loin du cheval de bât, ta boule d’explosif à la main… Non, je ne t’ai pas tué parce que j’ai pitié des pantins de Razza. Il m’a berné, comme toi. Il a fait de moi une marionnette, mais je me suis réveillé à temps ! Fais comme moi ! Laisse-moi filer, garde ton armure et souviens-toi de mes paroles. C’est un marché honnête : ma vie contre un conseil.

– Tu veux rire !

Nath se redressa, la main droite serrée sur la garde du glaive. De la gauche il arracha le sifflet pendu au cou de l’inconnu.

– Enchaîne-le ! ordonna-t-il à Boa. Nous nous occuperons de lui demain.

L’homme voulut ruer, mais la lame frôlant sa gorge le dissuada de toute révolte. Boa fit claquer sur ses poignets une paire de bracelets d’acier qu’elle relia par une chaîne cadenassée au pied d’une statue. Ils s’éloignèrent ensuite, dédaignant les injures du prisonnier qui se débattait, tentant d’échapper à ses entraves.

– Je t’ai reconnu ! hurlait l’homme. Va donc ! Suppôt de Razza ! Tu es Nath… Nath son préféré, son « disciple » ! Je t’ai rencontré alors que tu commençais à peine ton initiation. Déjà, à l’époque, tout le monde savait que Razza t’avait mis dans sa poche. Chevalier ! Le vieux singe, il t’a raconté que tu étais chevalier ! Il t’a fait croire à ton importance, il t’a convaincu que tu étais puissant ! Chevalier ! Tu n’es rien… Rien qu’un valet ! Tu fais son ménage, tu sers sa folie… Libère-moi et je te dirai où aller pour survivre. Tu ne peux pas me tuer ! Rappelle-toi : j’ai déjà essayé de te prévenir il y a longtemps… Souviens-t’en : la guline ! Je suis Olmar ! Olmar-tête poncée !

Nath tressaillit, foudroyé par la coïncidence. Olmar ! Alors que quelques heures auparavant il avait justement évoqué l’image de la jeune brute… Il faillit se relever, mais le regard de Boa l’en dissuada.

– J’aurais pu te supprimer ! vociférait Olmar. J’aurais pu siffler ! Je ne l’ai pas fait !

Un silence de mort succéda aux cris du prisonnier. Nath se roula dans sa cape. La torche de résine achevait de se consumer, laissant filer un serpent de suie au ras du sol. Le jeune homme éleva la main à la hauteur de ses yeux, examinant le tuyau de corne confisqué un instant plus tôt. Il paraissait intact, mais il suffisait de si peu de chose : une fissure indiscernable, un infime émiettement de l’anche ou du cylindre interne… Il faudrait vérifier demain. Vérifier ? Pourquoi ? Olmar n’avait pas droit aux circonstances atténuantes, c’est ce qu’aurait déclaré Razza… ou Boa, si elle avait pu parler.

Nath s’endormit, le poing serré sur le sifflet dont les ciselures s’incrustaient dans sa paume.


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