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A l'image du dragon
  • Текст добавлен: 19 сентября 2016, 13:45

Текст книги "A l'image du dragon"


Автор книги: Serge Brussolo



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Elle ne se trompait pas. Dès le lendemain, elle se vit contrainte de l’accompagner au bord du vide, là où la caverne s’ouvrait sur l’abîme. Maltazar s’était bardé de caoutchouc de la tête aux pieds, colmatant les interstices de la cuirasse avec des chiffons goudronnés. Comme Boa grelottait, il lui permit de s’asseoir à l’intérieur de la tente pendant qu’il effectuerait sa ronde au seuil de la grotte. La jeune esclave se recroquevilla sous le cône que déformait le vent, et s’enveloppa les épaules dans les mains. Ses seins, terriblement alourdis, tiraient sur leurs attaches. Leur peau se marbrait de bleu.

– Dragons ! Dragons ! rugissait Maltazar quand il venait se reposer sous la tente. Un prétexte ! Ces monstres ne rentrent pratiquement jamais dans les tunnels d’habitation, et puis nous sommes situés si près du sommet ! Pourquoi monteraient-ils si haut ? Ils s’attaqueront d’abord aux niveaux inférieurs. Certaines tribus leur abandonnent des cadavres empoisonnés, d’autres des esclaves bien vivants. C’est certainement l’idée la plus idiote qu’on puisse imaginer : au lieu d’amadouer les bestioles, ils ne font que les conforter dans l’opinion que la falaise est un garde-manger…

Maltazar ne cessait de tempêter que pour examiner le tranchant des armes rouillées que Boa avait affûtées en hâte le soir du tirage au sort.

– Tu n’en as jamais vu, toi, de dragon ! lançait-il ironiquement à l’adresse de la jeune fille. On t’en a sûrement raconté de belles ! En vérité ce sont des lézards, de simples lézards à peau verte. Ils mesurent trois mètres de long, et leurs pattes sont munies de ventouses, ce qui leur permet de se déplacer à la verticale. Il s’agit de mutants provenant d’une race ancienne qui se complaisait dans l’eau : les crocodiles. Le vrai danger est ailleurs, dans ceux qui les dressent à nous harceler : les Caméléons… Là est la tête à trancher. Les Caméléons : une race honnie ! Les hommes de la pluie, le peuple des averses. Le mal à l’état brut, la perversion des liquides… Mais comment les détruire ? Les chevaliers-quêteurs ne font qu’arracher une goutte d’eau à la mer, rien de plus…

Boa suivait mal les détours de l’interminable monologue. Trop de mots inconnus dansaient dans sa tête : Caméléon… Peuple de l’eau… Cheva-liers-quêteurs… Elle aurait voulu obtenir des précisions, mais déjà Maltazar avait enfourché un autre cheval de bataille et pestait contre les monteurs de cabales. Il dénombrait ses ennemis qui, à l’en croire, étaient légion. A son tour il jetait les bases d’une riposte, parlait d’organiser un parti, de limiter le plus possible l’accession des jeunes au conseil des chefs. Puis, quand ses fantasmes de menées politiques s’évanouissaient, il revenait à sa grande phobie : l’humidité.

Alors Boa cessait de l’écouter et reportait son regard vers le rideau argenté de la pluie derrière lequel se devinait les entrelacs végétaux d’une monstrueuse forêt, et il lui fallait accomplir un effort d’imagination pour parvenir à se persuader que l’endroit était encore un désert trois semaines auparavant.

Le drame se produisit au terme du premier mois de garde. Il fut si rapide que Boa eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait. Depuis un moment déjà, Maltazar effectuait sa ronde mécaniquement, les yeux mi-clos, absorbé par l’échafaudage d’une mystérieuse combinaison politique censée lui assurer une prompte remise en selle. Il ne vit pas la bête couler son mufle écailleux entre les rocs, étirer ses mâchoires en un bâillement jalonné de plusieurs centaines de crocs. Boa aurait pu l’avertir si elle avait encore possédé une langue, mais le glapissement qu’elle poussa fut dominé par le crépitement de l’averse ricochant sur les rocs. Happé au mollet, le vieillard n’eut pas le temps de dégainer son épée. Le dragon sauta dans le vide, l’entraînant dans sa chute. L’affaire n’avait pas demandé trois secondes.

Boa demeura un moment hébétée sous l’auvent de la tente goudronnée, puis détala, comme mue par un ressort à retardement. Une fois en bas elle tenta d’attirer l’attention sur elle. Chaque fois qu’elle s’accrochait à la manche d’un notable, on la repoussait sans ménagement, l’envoyant rouler dans la poussière.

Vers le soir, enfin, Razza, le grand maître de la quête daigna s’intéresser à sa gesticulation. Il la suivit au bord du gouffre et constata la présence des traces de sang entre les roches, ainsi que de multiples débris squameux appartenant sans conteste à l’épiderme d’un dragon.

La nouvelle de la mort de Maltazar ne suscita aucune émotion ; la jeune fille eut même l’impression que nombre de petits seigneurs s’en réjouissaient sans pudeur.

On enchaîna Boa à un poteau, sur la place des proclamations, en attendant le verdict du conseil qui déciderait de son sort. La chaleur bienfaisante du foyer public atténua les douleurs habitant sa poitrine distendue. On murmurait en la dévisageant.

– Elle n’est plus bonne à rien ! observa une commère. Regardez-moi ces mamelles ! Elle va éclater d’un jour à l’autre, personne ne voudra la racheter.

– Il n’y a qu’à l’offrir aux dragons ! suggéra une femme. Lorsqu’on les vénère comme des dieux ils ne cherchent plus à s’introduire dans les grottes.

– Le peuple du feu ne va tout de même pas se mettre à adorer les créatures de la pluie ! s’insurgea un guerrier. Vous bavassez sans réfléchir, femmes ! Retournez donc à vos gamelles !

– En attendant, s’entêta la matrone en désignant Boa, une chose est sûre : celle-ci va exploser d’un moment à l’autre.

Puis la troupe se dispersa.

Toute la nuit Boa garda les yeux rivés sur les flammes du foyer. Elle se rappelait la fosse aux monstres que lui avait fait découvrir Maltazar, elle entendait ses paroles : Tous les ans on leur abandonne une dizaine de fillettes dans ton genre, il faut bien les distraire, n’est-ce pas ?

Aurait-elle le courage de se jeter dans les flammes avant de subir l’étreinte de ces êtres gélatineux jadis tous fils de « bonne famille » ? Elle l’ignorait. Et pourtant rien qu’à l’idée de…

Hypnotisée par la danse des flammes elle finit par s’endormir. Ce fut la poigne de Razza qui la tira de son anéantissement alors que l’aube jetait ses coulures de lumière grise par les fissures de la roche. Le prêtre la considéra d’un œil froid. Il était presque aussi décharné que Maltazar.

– Ecoute, chuchota-t-il, ton maître était un ami de longue date. Il ne t’a sûrement pas tenue à l’écart de ses réflexions. Beaucoup ici le pensent, et voient en toi un témoin gênant, ils voudraient te faire disparaître. Hier soir, le Conseil a suggéré de t’envoyer à la fosse aux infirmes. Je suppose que tu sais de quoi il retourne ?

Boa tressaillit et ses yeux s’agrandirent de terreur.

– Attends ! coupa le religieux. Je suis maître spirituel en ces lieux, et j’ai peut-être le moyen de te sauver… De te sauver de cette ignominie du moins, car je ne ferai ensuite que te proposer d’échanger une mort contre une autre. Tu le sais sans doute : je forme des chevaliers-quêteurs dont la mission s’achève par un suicide rituel. Ces chevaliers sont accompagnés d’écuyères qui sont, elles aussi, exécutées lors de la même cérémonie. Je te propose d’échanger un sort effroyable contre une fin honorable… A toi de choisir. Si tu es d’accord, j’interviendrai demain lors de la lecture de la sentence. Je te réclamerai pour le service de la quête. Mais attention ! Je ne peux enrôler que des vierges ! L’es-tu encore ? Ne mens pas ! Une matrone t’examinera et tu devras faire la preuve de ta virginité… Acceptes-tu, ou plutôt : peux-tu accepter ?

Boa hocha frénétiquement la tête en signe d’affirmation. Razza lui passa la main dans les cheveux.

– J’agis en mémoire de Maltazar, souffla-t-il en s’éloignant ; après tout il n’a pas pu faire de toi une mauvaise recrue.

A peine avait-il disparu que Boa fut prise d’un doute atroce. Etait-elle encore vierge ? Bien sûr Maltazar ne l’avait jamais touchée, mais elle se rappelait maintenant la nuit où on les avait droguées pour les mutiler. Les bourreaux, pour se mettre en train, n’avaient-ils pas été tentés de s’amuser aux dépens de ces filles endormies ? N’avait-elle pas été violée à son insu ? Comment s’en serait-elle aperçue puisque le lendemain tout son corps n’était plus que sang et douleur, et qu’ensuite elle était restée dans le coma durant près d’une semaine ? Elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage, car un groupe d’hommes vint la détacher pour la conduire dans la grotte du conseil où siégeaient les notables en grande tenue de caoutchouc.

Le scénario se déroula selon les prévisions de Razza, elle fut d’abord condamnée à la fosse, puis, sur l’intervention du prêtre, examinée par une sage-femme. Par bonheur elle était toujours intacte. Cette formalité accomplie, elle passa sous la tutelle du grand maître de la quête. Désormais elle était intouchable.

Ensuite…

Ensuite le temps parut s’immobiliser. Razza la conduisit un étage plus haut, dans une niche aux parois brûlantes et au centre de laquelle ronflait un feu d’enfer.

– Ta poitrine, expliqua-t-il ; il faut réduire la taille des cristaux, les assécher au plus vite. Reste étendue près du foyer, sur le dos. Cela risque de prendre un bon moment.

Le prêtre fit apporter trois réflecteurs paraboliques, ainsi qu’une demi-douzaine de pierres photo-amplificatrices. Peu à peu la douleur qui irradiait dans les seins de Boa s’assoupit. La jeune fille n’eut plus l’impression de traîner deux boulets de fonte de part et d’autre du sternum. Les glandes mammaires se rétractèrent pour reprendre leur volume initial.

– Tu as eu de la chance, commenta Razza en la palpant du bout des doigts, deux jours de plus et tu éclatais. Maintenant il va falloir m’écouter… et obéir.

Elle écouta donc, et obéit.

Un semestre passa, puis un autre, et encore un autre. Quand les cristaux s’alourdissaient de façon menaçante, elle faisait retraite dans la chambre d’assèchement. Les vergetures qui marquaient à présent la peau de ses mamelons témoignaient chacune d’une victoire sur la saison des pluies.

Boa apprit mille choses inconnues : l’entretien des armes, le langage des signes célestes, les indices naturels des changements météorologiques. Elle fut bientôt rejointe par d’autres écuyères, ensemble elles se penchèrent sur la physiologie des dragons, sur les échanges chimiques régissant les structures végétales…

Enfin Razza leur enseigna à contrôler le pouvoir érectile de leurs cheveux. Il leur montra comment maîtriser les spasmes nerveux les agitant perpétuellement, comment les transformer en impulsions motrices et faire se mouvoir les mèches à la manière de véritables tentacules.

– Vous devez être capables de les dresser au-dessus de vos têtes ! martelait-il. Les déployer en couronne de façon à tisser une ombrelle capable de couvrir vos épaules. Imaginez donc la formidable protection que peut vous apporter une telle coiffure ! Enduits de graisse, vos cheveux ainsi déployés constitueront un parapluie naturel, une coiffe imperméable, un bouclier horizontal sous lequel vous pourrez vous déplacer en toute sécurité…

Oui, elle apprit cela, et bien d’autres choses encore avant que Razza ne l’estime apte à la quête. Et voilà qu’aujourd’hui le moment était venu. Le moment de mériter la mort honorable qu’on lui avait promise.

Ceux qui dorment dans la pierre

Nath et Boa chevauchaient côte à côte depuis plus d’une semaine. Rien n’était encore venu troubler le morne effilochement des journées. La veille ils avaient traversé une plaine de roc nu, une véritable dalle où les sabots des bêtes s’étaient mis à tinter tels des marteaux. Nath avait grimacé car l’écho de leur course, s’envolant bien au-delà des dunes, équivalait à l’annonce officielle de leur présence. Mais qui aurait bien pu les entendre ? Les dragons ? On les disait sourds, et puis le soleil s’affirmait plein de vigueur, seul le vent… Nath détestait ce petit vent ironique qui, par brusques bouffées, surgissait de nulle part, caressait son corps nu le temps de faire lever sur sa peau une houle de frissons, puis s’évanouissait, insaisissable, invisible. Provocant.

Boa s’ingéniait à traîner loin en arrière, s’entêtant à vouloir surprendre un hypothétique suiveur. Nath la laissait faire, encourageant le zèle de la jeune esclave avec une bienveillance non dénuée d’amusement. Il ne croyait guère à cette histoire de filature ; si on avait dû les attaquer on l’aurait fait depuis longtemps ! Il s’agissait probablement d’un animal solitaire s’attachant à leur pas dans l’espoir de se nourrir des restes abandonnés à chaque bivouac, rien de plus. D’ailleurs, il n’avait guère de temps à consacrer à de pareilles futilités. Faisant le point le matin même, il avait constaté que la carte spéculative établie par Razza évaluait la route parcourue à la moitié du trajet total. Ils approchaient donc du but. Si le soleil daignait darder ses feux encore une semaine, Nath et Boa pourraient accomplir leur mission destructrice en toute tranquillité. Après…

A l’idée de ce qui arriverait « après », le jeune homme sentit son estomac se contracter. Il se raidit. Il devait mépriser la mort, c’était le premier devoir d’un chevalier-quêteur. Du reste il n’y avait pas d’autre solution. Ils avaient désormais dépassé le point de non-retour. Survivre n’était pas envisageable. Comment pourraient-ils battre en retraite, une fois leur mission accomplie, alors que la saison des pluies envahirait le ciel ? Le ruissellement continu de l’eau sur leurs épaules, l’impossibilité de faire du feu, l’encerclement progressif d’une forêt levant ses troncs en l’espace d’une nuit auraient vite raison d’eux.

Non, il n’y avait pas d’alternative. Il ne se voyait pas luttant contre les averses et la végétation. Il ne voulait pas s’imaginer victime des infiltrations sournoises qui ne manqueraient pas de mettre à profit les défauts de la cuirasse. Il n’avait aucune envie de se réveiller un matin le corps couvert de plaques gélatineuses… Non ! plutôt la mort. La mort ardente réservée aux chevaliers de la quête sans retour !

Instinctivement ses pensées le ramenèrent à Razza, et, pour la millième fois, il tenta de démêler les sentiments qui le liaient au prêtre. D’ailleurs le mot « sentiment » convenait-il vraiment ? La réalité était beaucoup plus prosaïque : chacun avait vu dans l’autre l’instrument de ses desseins, et l’avait utilisé dans cet unique but. Voilà tout.

*

Après la mort d’Oti, sa mère, et de sa sœur Djuba, Nath s’était retrouvé seul. Le trou rocheux qui tenait lieu d’habitation à la famille Rodos avait été réquisitionné par les matrones chargées du plan d’occupation des cavernes, et Nath avait dû se tailler une place dans le cercle des enfants pauvres auxquels la communauté allouait un feu anémique dans l’un des coins les plus obscurs de la grotte.

Il eut beaucoup de mal à se faire admettre, car cette société miniature obéissait à des règles cruelles. Il dut se battre, puis subir un certain nombre d’épreuves initiatiques dont le dénominateur commun était la résistance à la souffrance. On le suspendit par les pouces jusqu’à ce que ses doigts ne soient plus que deux boules de chair violette, on le brûla avec des tisons, on lui jeta de la poudre de piment dans les yeux. Lorsqu’il eut supporté ces tortures sans proférer un cri, on daigna lui accorder une place étroite sur le périmètre du foyer. L’avenir s’annonçait sous de sombres auspices. Les gosses laissés à l’abandon n’avaient que fort peu de chances de s’intégrer à la société. Ils constituaient un petit peuple marginal parmi lequel les seigneurs désireux de s’encanailler recrutaient des bouffons ou de jeunes compagnons d’orgie.

Nath passa la saison des pluies au milieu de ces tristes camarades. A trois reprises il dut partager les jeux de riches dépravés, mais il n’avait pas le choix. Les membres du groupe se devaient, sous peine d’exclusion, d’apporter leur écot à la « collectivité ». Cela se traduisait le plus souvent par des brimborions, accordés comme salaire au matin d’une nuit de débauche : quelques brassées de fagots, un petit sac de charbon, un vieux réflecteur parabolique dont le tain s’écaillait, un fragment de pierre à lumière…

Nath allait céder au désespoir quand Razza le fit convoquer ; puis – devant son refus d’obtempérer – traîner par deux gardes dans la salle réservée aux cérémonies religieuses. Persuadé qu’on allait le punir pour quelque faute, Nath tenta de s’échapper, et bourra de coups les sentinelles qui l’encadraient. Mais ses poings d’enfant amaigri s’écrasaient mollement sur le caoutchouc des cuirasses. Il était ainsi, mordant et griffant comme une bête enragée, quand le prêtre fit son apparition. Razza se contenta de faire claquer sèchement ses mains en disant : « Assez ! »

La colère de Nath tomba aussitôt et il se sentit subjugué par la présence magnétique de ce grand vieillard aux yeux bleus. Sur un signe les gardes s’esquivèrent.

– Sais-tu que je t’observe depuis longtemps ? commença le maître-quêteur sans presque bouger les lèvres. Ton père était téméraire. Il ne craignait pas la mort. Son sang coule en toi.

– Vous avez connu mon père ? grogna insolemment Nath en frottant ses jointures endolories.

– Rodos ? Oui, très bien. Jadis j’ai voulu faire de lui un chevalier-quêteur, mais s’il en avait le courage il ne possédait pas le sens de la discipline et de l’abnégation nécessaires à une telle fonction. Il m’a semblé que sur ces derniers points tu étais différent… Je me trompe ?

Et comme Nath le regardait, bouche bée, il conclut d’une voix aux inflexions étranges :

– Veux-tu te joindre à la quête ?

Sans même savoir à quoi il s’engageait réellement, le garçon baissa la tête et s’agenouilla, en signe de soumission.

À la seconde même où il esquissait ce geste d’allégeance, la gigantesque mécanique de l’ordre des quêteurs le happa.

Il fut brossé, frotté de poudres parfumées. On remédia à sa maigreur en le gavant de lumière vive, on l’habilla d’une tunique de cuir sombre ; on lui donna même un casque de caoutchouc et une courte épée symbole de son rang. Ce retournement de situation le grisa. Il ne voyait plus que les courbettes et les saluts obséquieux des nobles sur son passage. Leurs minauderies pour obtenir son appui. Nath se plaisait à les humilier. Il vengeait Rodos, il vengeait Oti, il vengeait Djuba… Il était devenu celui qu’il faut respecter parce qu’il est chargé d’une mission quasi divine, celui qui va mourir pour la communauté, et à qui la communauté – en retour – doit tout…

Pendant quelques semaines Razza le laissa s’enivrer de puissance, puis le rideau tomba sur la fête et les choses sérieuses commencèrent. Nath dut rejoindre ses compagnons d’étude : Tob, Acarys, Ulm… Tous recrutés dans les rangs des orphelins. La grande machine initiatique s’ébranlait, sa révolution complète occuperait de nombreux semestres et ne s’achèverait que sur leur départ à tous. Leur départ vers la destruction, vers la mort…

Leur première rencontre avec « l’ennemi » eut lieu dans une crypte défendue par un passage secret. Mal réveillés, les garçons titubaient sur les talons de Razza, les paupières encroûtées et la bouche pâteuse. Ce qu’ils virent au centre de la salle carrelée de faïence blanche les fit se convulser d’épouvante : deux dragons figés dans une immobilité menaçante tendaient vers eux leurs gueules hérissées de crocs. Nath, comme les autres, amorça un début de fuite, mais Razza les arrêta dans leur élan.

Un sourire ironique aux lèvres, il marcha en toute quiétude vers les deux monstres qui reposaient chacun sur un piédestal couvert de signes incompréhensibles. Les sauriens n’eurent pas un tressaillement. Dans le dos de Nath, Ulm, un grand garçon au poil roux, poussa un soupir de soulagement.

– Des statues ! Ce ne sont que des statues ! On a l’air malin !

Nath plissa les yeux. Les deux sculptures offraient un tel luxe de détails qu’elles paraissaient nées sous le burin d’un artiste aussi fou que minutieux. Les écailles s’ordonnaient en rangées successives, les plaques osseuses s’étageaient le long de la puissante colonne vertébrale en un mouvement sinueux d’une extraordinaire vérité. Tout y était : les plissements de la peau, les nervures des pattes palmées, le tracé des grosses veines autour des yeux globuleux à pupille fendue.

– Touchez-les ! ordonna Razza. Palpez-les !

Et dites-moi ce que vous ressentez. Commencez par celui de droite, puis allez vers celui de gauche, enfin posez chacune de vos mains sur l’une et l’autre des statues…

Ils obéirent sans chercher à comprendre. Nath le premier effleura les lèvres couturées d’où saillaient les terribles dents. Le contact froid de la pierre le rassura aussitôt. Ce n’était qu’une statue, une simple statue. Le réalisme fou de la facture pouvait faire illusion, mais dès que la paume suivait les courbes de la monstrueuse anatomie, aucun doute n’était plus permis. Une statue ! Dieu ! Qu’il avait eu peur ! Le minéral choisi pour l’exécution de l’œuvre renforçait, il est vrai, l’impression de vérité. Il s’agissait d’une pierre verte. Une sorte de marbre d’une extraordinaire dureté et sur lequel l’ongle s’effritait sans parvenir à  laisser aucune trace. Nath se livra à l’examen de la seconde figure sans modifier ses conclusions. Là aussi, il s’agissait d’une sculpture remarquablement exécutée. Ses compagnons furent du même avis. A quoi tout cela rimait-il ?

Razza ne fit aucun commentaire et se contenta de leur désigner quatre masses de carriers dont la puissance d’impact pouvait faire éclater la plus résistante des roches.

– Détruisez ces idoles sacrilèges ! commanda-t-il avec une envolée de manche. Qu’il n’en reste que poussière !

Les jeunes gens se ruèrent sur les outils, les yeux brillants d’excitation. Nath saisit le manche de bois, habité par un sourd besoin de détruire, fit rouler ses muscles et abattit le pavé d’acier sur le mufle de la bête… A sa grande surprise le marteau rebondit dans un épouvantable fracas sans parvenir à laisser la moindre éraflure sur la pierre verte. Décontenancé, il échangea un regard avec ses compagnons qui venaient de connaître la même déconvenue. Pris d’une rage subite ils se jetèrent avec un bel ensemble dans une série de martèlements forcenés sans obtenir plus de résultat. A gauche comme à droite, les dragons de pierre résistaient à tous les assauts. Razza eut un ricanement.

– Ne dépensez pas votre énergie en pure perte, vous n’arriverez à rien. Tous vos prédécesseurs ont dû s’avouer vaincus. Les dragons ne redoutent pas les chocs.

– Maître, haleta Tob, quelle est cette matière infernale ? De quelle carrière a-t-on tiré une pierre si dure ?

– D’une région lointaine, perdue dans les brumes perpétuelles du nord. Nos ennemis l’appellent la pitryte. Mais ce n’est pas uniquement cela que je désirais vous montrer. Regardez attentivement ces bêtes. Si l’une d’elles est bien une simple sculpture, l’autre par contre est un véritable dragon… Un reptile vivant, mais pétrifié par l’hibernation.

Un murmure incrédule monta du groupe des néophytes.

– Maître… Mais, c’est impossible…

– Ne croyez pas cela ! coupa sèchement Razza. Et ne sous-estimez jamais les pouvoirs de vos ennemis. Ici, le peuple a trop tendance à oublier que les dragons ne sont que des chiens de chasse, une meute dépêchée par nos adversaires pour nous détruire. Il convient de porter le regard beaucoup plus loin si l’on veut connaître la vérité. Mais pour l’instant observez ces deux animaux… Rien ne permet de les distinguer l’un de l’autre. Pourtant il suffirait d’asperger d’eau celui de gauche pour que sa peau retrouve sa souplesse, pour que sa queue fouette le sol, que ses pattes quittent le piédestal sur lequel elles sont juchées. Oui ! Il suffirait de l’arroser pour le voir reprendre vie… et se jeter sur nous.

Il fit une pause. Considérant avec satisfaction l’hébétude étalée sur le visage de ses élèves.

– Ils appellent ça l’hibernation sèche, ou encore la contraction moléculaire. Ce phénomène se produit spontanément dès que leurs corps ne sont plus soumis à un ruissellement constant.

– Vous voulez dire… dès que la pluie cesse ? hasarda Nath.

– Oui ! Dès que l’humidification de leurs chairs n’est plus suffisante, ils entrent en hibernation. Leurs muscles, leurs viscères, leur épiderme se raidissent à l’extrême, se « minéralisent ». Ils entrent en état de vie suspendue, momies plus solides que la plus dure des pierres. Ils se déshydratent en surface afin d’opposer au soleil une carapace durcie par calcification naturelle des tissus. Seuls le cœur et quelques lobes fondamentaux du cerveau échappent à cette pétrification volontaire, mais les pulsations sont si ralenties qu’il est impossible de les percevoir en collant son oreille sur le flanc de la « statue ». Voilà leur stratégie, voilà la ruse qu’ils opposent aux feux du ciel pour ne pas périr brûlés en même temps que leurs ignobles forêts. Et la saison sèche passe sur eux, comme le soleil sur les pierres du désert, sans les atteindre…

Il se tut, un peu haletant, les doigts crispés sur l’étoffe de sa robe.

– Vous vous fatiguez, maître ! supplia Acarys.

Mais Razza balaya l’objection d’un revers de manche.

– Tous les ans, durant six mois, ils retournent à ce type d’existence larvaire. Ils se changent en un peuple de mannequins. Seule la pluie d’automne, ruisselant sur leur anatomie, vient à bout de la prison calcifiée dans laquelle ils se sont endormis. Les échanges chimiques se réveillent lentement, des hormones sont sécrétées, qui rongent et désagrègent le cocon minéral protégeant les cellules. On pourrait les comparer à des tortues dont la carapace redeviendrait souple et molle l’espace d’une saison.

Oui, je crois que l’image est bonne : des tortues à carapaces variables : tantôt corne, tantôt chair…

Nath tendit la main, caressa une nouvelle fois les deux bêtes immobiles, la pierre et la « chair » présentaient les mêmes similitudes. Même grain, même contact. En désespoir de cause il y frotta son nez, tentant de distinguer une odeur, une exhalaison sui generis… En vain.

– Ils ne craignent ni le marteau ni le burin, renchérit Razza d’une voix que la colère rendait aiguë, il ne faut pas espérer les briser de cette manière.

– Mais comment est-elle arrivée ici ? lança soudain Ulm en pointant son index vers la bête en hibernation

– Sur mon ordre, laissa tomber Razza. Afin qu’elle puisse témoigner des dangers qui guettent les futurs quêteurs, et que mes propos ne soient pas mis sur le compte de la sénilité.

– Mais…, balbutia Acarys. Si… si ce monstre se réveillait ?

– Tant qu’aucune pluie ne vient l’asperger, tu n’as rien à craindre ! Il restera ainsi. Endormi pour mille ans, poursuivant son existence de rêveur éternel.

– Nous entend-il ? Nous voit-il ? s’enquit Nath.

– Je ne pense pas. Ses fonctions sont ralenties à l’extrême, ses organes de perception déconnectés en raison de la couche calcificatrice. Dans le meilleur des cas, un mot prononcé devant lui mettrait probablement dix ans pour parvenir à son cerveau.

– S’ils sont invulnérables, que pouvons-nous contre eux ? s’emporta soudain Tob. Nous ne servons à rien !

– Qui a dit qu’ils étaient invulnérables ? rétorqua Razza les pupilles flamboyantes. La masse ou le ciseau s’émoussent sur eux, c’est un fait, mais il existe d’autres moyens de destruction. Des moyens dont le maniement vous sera enseigné en temps utile. J’ai tenu aujourd’hui à vous faire toucher du doigt, à travers l’exemple des dragons, le phénomène naturel qui permet à nos ennemis de survivre à l’été du désert. Mais cette particularité a développé chez eux un sens aigu de la ruse qui rendra votre tâche difficile. Dans leur malignité, ils ont tout de suite compris quel parti ils pouvaient tirer de leur ressemblance avec la pierre. Et c’est cette stratégie du mimétisme qui les a fait surnommer les Caméléons…

Il s’interrompit pour lever une main impérieuse.

– Attention ! souffla-t-il. Ce que je vais vous dire ne devra jamais franchir la frontière de vos lèvres. Car le peuple ignore en grande partie l’infernale puissance des Caméléons. On se borne à parler des dragons, mais les dragons ne seraient rien sans leurs maîtres qui les dressent à nous pister. Un jour ces bourreaux ne se contenteront plus d’escarmouches, ils viendront eux-mêmes nous massacrer. Leur armée s’avancera jusqu’au pied de la falaise par une nuit de pluie battante, ils escaladeront la muraille et se répandront dans les grottes. Ils nous aspergeront à l’aide de tuyaux et de pompes, ils inonderont les niveaux inférieurs, détourneront le cours des fleuves pour que nous soyons submergés… Voilà pourquoi votre tâche est belle et bonne. Notre survie dépend de vous, de votre abnégation et de votre volonté de destruction.

Un silence épais s’installa, seulement troublé par les crépitements du brasier central. Les miroirs paraboliques fusillaient les sauriens d’une lumière blanche, rappelant à s’y méprendre celle du désert. Nath était fasciné. Il imaginait sous la carapace inentamable le grouillement ralenti des viscères, et le cœur dont la diastole ne répondrait à la systole qu’après un intervalle de quinze jours… Comment de tels prodiges étaient-ils concevables ?

Comme s’il lisait dans ses pensées, Razza intervint d’un ton sec :

– Gardez-vous de l’admiration naïve ! Tout ce qui est conçu à l’image du dragon est mauvais. La seule lueur que vous pourrez entr’apercevoir dans les pupilles de la bête est celle du mal. Pour cette raison vous ne devez avoir qu’un but, et un seul : tuer…

Nath baissa la tête, rompit d’un pas. Une boule d’angoisse bloquait sa gorge.

– Aux confins du désert se dressent des nécropoles, chuchota Razza d’une voix presque inaudible, des villes-tombeaux aux avenues vides, aux maisons inhabitées… Le vent de l’été s’épuise à souffler au long de ces rues sans jamais rencontrer âme qui vive. Il n’y a rien, que des palais surchargés de sculptures, des multitudes de balcons soutenus par des armées de cariatides ; des jardins brûlés jalonnés d’escadrons de statues équestres. Des fresques grandeur nature s’étalent aux frontons des temples, des gisants encombrent les lieux de prière. Chaque cité est comme un monstrueux musée aux salles archicombles. Juchés sur leurs piédestaux, des rondes d’idoles découpent leurs arabesques figées dans la lumière de la saison chaude… Si vous pénétrez dans les habitations qui bordent les places, vous verrez une quantité incroyable d’autels dressés aux pieds de dieux inconnus dont aucune mythologie ne conserve le souvenir. Au bout d’une journée d’errance la tête finit par vous tourner, l’oppression vous gagne. C’est comme si ce labyrinthe d’êtres arrêtés au beau milieu d’un geste allait se refermer sur vous. Comme si, victime d’un inexplicable enchantement, vous alliez à votre tour prendre place au sein de ces cohortes immobiles…


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