Текст книги "Figurante"
Автор книги: Dominique Pascaud
Жанр:
Роман
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Sept petits déjeuners aujourd’hui et toujours la table du vieil homme. Elle lui sert du café et des croissants. Ils se sont dit bonjour, un bonjour froid, mêlé de sentiments diffus, d’une promesse non tenue, d’un désenchantement inexprimé, d’une solitude, presque d’un deuil. Il ne la regarde pas. Elle ne le regarde pas. Elle a à peine la force de faire tout ça, mais elle le fait parce qu’il le faut, comme d’habitude. Elle sert les clients et elle va refaire les chambres. Elle a vu d’autres personnes arriver, qui sont entrées dans la salle à manger et se sont assises autour du vieil homme. Il y a de l’agitation. Les patrons ont enregistré de nouveaux clients, il y a le régisseur et le directeur de production. Regarde, c’est marqué là, le patron a dit à sa femme. Ils ont laissé une carte, ils vont tous dormir ici, tu vas voir, même si la petite n’est pas prise, c’est bon pour les affaires, ce film. Elle fait des allers-retours entre la cuisine et la salle à manger, elle rapporte du café et des croissants. Le vieil homme ne la regarde pas, elle ne le regarde plus, elle est ailleurs, elle n’avait rien demandé, elle ne souhaitait rien, et tout s’est écroulé à cause de lui. Elle n’est plus rien pour lui, ni sa muse ni son héroïne. Il lui a fait croire qu’elle pouvait être unique mais elle n’est rien, rien qu’une petite serveuse dans un hôtel de province. Elle ne veut plus jamais le regarder. Elle le déteste d’un coup, lui et la productrice. C’est leur faute, à lui, elle, le jeune acteur et son parfum. Elle les déteste tous, toute l’équipe qui est en train d’arriver sur place pour les repérages. Elle est restée ici, dans son hôtel, sa région, ses marais, avec Marc et son scooter. Elle n’est pas partie, elle va rester là et supporter chaque matin le petit déjeuner du vieil homme, son café, ses croissants, refaire sa chambre, changer ses draps, frotter derrière ses toilettes. Elle le déteste. Elle les déteste tous. Elle va fumer une cigarette. Attends, dit la patronne, tu n’as pas fini, ils veulent encore du café et des croissants, va les servir. Elle fumera plus tard, après avoir rangé la salle à manger, après avoir refait les chambres et décrassé les lavabos, aspiré les cheveux sur les moquettes. Elle fumera plus tard face à la zone commerciale, face aux néons allumés de jour comme de nuit, face aux voitures qui n’en finissent plus de rouler. Faire du stop, pourquoi pas ? Que quelqu’un s’arrête et l’emporte loin, vers où ? Elle s’en moque, faire du stop, trouver d’autres bras, d’autres désirs et fumer des cigarettes en regardant d’autres décors. Stopper une voiture, lui demander de l’emmener loin, sur le fauteuil d’une voiture qui roule vite, qui l’emporte loin, vers le soleil. Arrêter n’importe quelle voiture et supplier le chauffeur de la conduire vers le soleil, vers la mer, là où l’horizon n’a pas de point de fuite, là où tout est plat, où aucun bâtiment ne plonge dans l’asphalte, où l’horizon serait un fil tendu entre ses rêves et le soleil. Stopper une voiture. Celle-là qui passe, la noire, la grise, la rouge, ou celle-ci, la verte avec son grand coffre, ou cette autre au toit ouvrant, qu’importe, pourvu qu’elle soit rapide et que de la musique sorte de l’autoradio. Une voiture élégante qui n’en finit plus de rouler, comme sur un tapis roulant, en express vers la mer et le soleil. Elle fume, ses pensées sont loin de l’hôtel. Marc l’a emmenée ce matin au travail, elle a vu la tête des patrons, leur graisse et leurs habits laids, il l’a réconfortée avant de partir et l’a couverte de baisers, elle s’est laissé faire, elle n’a que lui, elle n’a que Marc. Les voitures passent. Ses pensées sont ailleurs et un vieil homme va tourner un film avec une actrice qui ne sera pas elle. Marc l’a prise dans ses bras. Elle se dit que ça ne lui suffit plus. Elle veut autre chose, elle souhaite d’autres mondes tout d’un coup. Elle ne sait pas où partir et qui fuir d’ailleurs. Elle a son travail, son ami, ses patrons, son réconfort, son appartement. Elle souhaite quelque chose qu’elle ne connaît pas. Tout est là et lui échappe au même moment. Elle ne sera pas actrice, elle n’a jamais voulu l’être. Pourquoi alors cet homme lui a planté dans le cœur quelque chose qui lui fait mal ? Quelque chose qui semble dépasser les contours de son corps, de sa vie, de son appartement, de l’hôtel, quelque chose qui dérange, qu’elle ne s’explique pas. Elle a peur, peur de ne rien savoir faire, elle a peur de ne plus distinguer ce qui est bien et ce qui l’est moins, bien pour elle et pour Marc. Son corps semble déshydraté, asséché, laissé pour mort sur une côte à marée basse. Elle n’a envie de rien, ou si, voir un homme mourir, un vieil homme qui a posé un gant frais sur son front avant d’avoir fini ou même commencé son film, que cet homme n’existe plus, qu’il n’ait jamais existé, les voir disparaître lui et sa productrice, lui, elle et cet acteur. Elle a envie de ça, d’un coup, elle le souhaite, c’est idiot, c’est puissant, c’est cruel, ça n’a pas de sens, elle veut le voir mort. Il a gâché sa vie, elle ne demandait rien, il a tout gâché, en un seul jour, l’espace d’une seule nuit, il a ruiné tout ce qui la maintenait à flot, dans l’hôtel, dans l’appartement, sur le scooter de Marc, chez son père, dans le centre commercial et sur les marchés les samedis matin. Elle souhaite sa mort, ou plutôt sa non-existence. Avant qu’elle le rencontre, il n’existait pas pour elle, il n’y avait rien, maintenant qu’il est apparu, tout a changé, elle ne peut effacer de sa mémoire ce qu’il lui a dit, les espoirs qu’il a nourris en elle, et la blessure qu’elle n’attendait pas, qui enfle de plus en plus. Elle ne lui en voulait pas puis elle s’est mise à le haïr, ce vieil homme qui s’est permis de s’adresser à elle, de lui proposer quelque chose qu’il n’a pas tenu, qu’il ne pouvait pas tenir. Elle ne le savait pas mais lui le savait. Engager une inconnue qui ne sait rien faire à part le ménage, qui ne sait pas jouer. Il le savait certainement et pourtant il lui a parlé, il lui a proposé ce mirage. Il savait que cela n’aboutirait pas, quelque part il le savait. Elle lui en veut. Tout s’est déroulé si vite. La stupéfaction, le doute, la confusion, le plaisir, l’intention puis l’humiliation. Tout cela s’est passé vite. Ce vieil homme a joué avec elle, elle n’est rien pour lui, pour sa productrice et pour cet acteur. Elle n’a que Marc et son scooter. Elle est quelque chose pour lui, les patrons l’attendent chaque matin, elle représente quelque chose pour eux, et pour son père, c’est si peu, oui, peut-être mais elle est sa fille, elle n’a que ça, et ce vieil homme est arrivé avec sa gentillesse et sa naïveté feinte, face à elle et sa vraie candeur. Le voir mourir et perdre son père, voilà ce qu’elle ressent, voilà ce qu’elle redoute.
Elle lui a téléphoné cette fois-ci, elle l’a prévenu de sa visite, elle a envie de le voir mais elle voudrait qu’il ne soit pas en robe de chambre. Elle voudrait qu’il accepte ses pains au chocolat, qu’il boive un café avec elle. Elle refera le lit cette fois-ci, elle passera encore le balai dans la cuisine, il ira faire un tour dans le jardin, elle voudrait lui parler de ça, de toute cette histoire grotesque, de ce vieil homme, de cette productrice et de ce jeune acteur, de cette proposition et de cet échec. Elle ne sait pas s’il pourra comprendre. Ils ne se parlent pas beaucoup. Elle aimerait partager cela avec lui. Connaît-il bien le cinéma ? Ce monde-là, y a-t-il un intérêt à lui en parler ? Il voudra ne pas rater son jeu télévisé, oui, mais elle se souvient de films qu’elle regardait avec lui quand elle était petite, des films en couleurs, d’autres en noir et blanc, des westerns, des comédies musicales, cela devait bien lui plaire. Il devait peut-être s’y connaître un peu. Elle tentera quand même de lui en parler. Il a peut-être lu dans le journal qu’un film allait se tourner dans la région. Mme Taine le lui a peut-être dit en lui rapportant ses courses. Il est sûrement au courant, toute la ville va en parler, il n’est pas tout à fait isolé du monde.
Elle s’arrête à l’abribus et traverse l’avenue. Elle marche jusqu’à la maison, ouvre le portail et sonne à la porte. C’est Mme Taine qui lui ouvre. Elle est surprise. Bonjour, il se passe quelque chose ? C’est-à-dire, votre père a fait un malaise il y a une heure, il m’a téléphoné, nous attendons les pompiers, ils ne devraient pas tarder. Comment ça ? Mais je lui ai parlé à midi, je lui ai dit que je venais lui rendre visite. Oui, je sais mais il a eu des douleurs en début d’après-midi, c’est pour ça qu’il m’a téléphoné, les pompiers ne vont pas tarder. Elle ne comprend pas, ou si, elle comprend très bien que son père a téléphoné à Mme Taine au lieu de l’appeler elle. C’est peut-être une attaque, où est-il ? Je l’ai allongé sur le canapé du salon, les pompiers vont s’en occuper. Elle s’avance doucement, le sac de viennoiseries à la main. Papa, c’est moi, comment te sens-tu ? Il ne répond rien, il a les yeux mi-clos et sa respiration est faible. Ne le dérangez pas, les pompiers m’ont dit d’attendre qu’ils arrivent. Je peux quand même le voir non ? C’est mon père. Elle se tourne vers lui. Papa, tu te sens comment ? Pourquoi ne m’as-tu pas appelée ? Je serais venue tout de suite, papa, tu m’entends ? Mademoiselle, les pompiers ne vont pas tarder, on va les attendre, je vous prépare un café si vous voulez. Elle ne veut pas de café, pas de thé. Elle voudrait savoir pourquoi son père ne lui a pas téléphoné en premier. Elle jette le sac de viennoiseries sur la table. Elle ne comprend pas, elle a peur, ça y est, que son père meure, là sur le canapé, dans le camion des pompiers ou celui des urgences ou sur une civière ou dans une chambre d’hôpital la nuit sans que personne s’en aperçoive, dans un silence terrible, elle a peur de tout cela. Mme Taine la regarde attristée. Les pompiers ne vont pas tarder, oui, ils vont arriver pour soigner votre père. Louise ne pense pas à une guérison, elle pense à la mort, à l’arrêt d’un cœur, à des yeux révulsés, blancs et vides. Elle pense à un cadavre, à un corps habillé et maquillé dans un cercueil, puis sous la terre. Elle pense à la pourriture, à l’oubli, au marbre, au gravier des cimetières.
Les pompiers sont là, Mme Taine est allée ouvrir. Oui, il est là. Ils vont le voir, ils s’en occupent. L’un d’entre eux lui demande qui elle est. Je suis sa fille. Mme Taine tend un dossier médical. Et là vous avez la liste des médicaments qu’il prenait. Mademoiselle, nous allons le transporter à l’hôpital, suivez-nous si vous voulez. Je n’ai pas de voiture. Alors nous vous tiendrons informée, appelez l’hôpital d’ici deux heures, il ira d’abord aux urgences, nous ne savons pas encore si c’est grave, il nous répond, c’est déjà ça. Elle le voit porté sur un brancard à roulettes dans le salon, puis dans le couloir, puis dans la cuisine, puis dehors jusqu’au camion. Les portes se referment. Je vais y aller, dit Mme Taine, j’ai un peu rangé en attendant, vous me direz dans quelle chambre il est, je vous appelle demain, au revoir. La maison est vide, les gyrophares et leurs sonneries stridentes disparaissent au bout de la rue.
Prendre un jour de congé, voilà ce qu’elle demande à ses patrons, un seul jour qu’elle voudrait passer aux côtés de son père. C’est-à-dire que d’autres membres de l’équipe du film vont arriver, il faut préparer les chambres et à nous deux on ne peut pas assurer les petits déjeuners et les repas et les lits et les chambres à faire, tu nous mets dans l’embarras tu sais. Comment il va ton père, tu pourras aller le voir l’après-midi, non ? Mais te donner la matinée et le midi, là vraiment on ne peut pas, il y a trop de travail. Elle n’insiste pas. Elle sait que la patronne ne cédera pas. Elle reviendra demain matin pour tout préparer pendant que son père aura la visite de Mme Taine. C’est inutile, elle ne veut pas les supplier, elle ne veut rien leur devoir, ce sont des chiens. Ils ne lâcheront rien. Les voir mourir aussi, dans d’atroces souffrances, sous un camion lancé à pleine vitesse sur la route et qui s’encastrerait dans le hall de l’hôtel et viendrait les écraser derrière le comptoir couvert de mille morceaux de leurs corps éparpillés. Jamais elle n’avait eu de telles pensées, jamais elle n’avait imaginé de telles scènes d’horreur pour eux ou pour n’importe qui, voilà ce qu’elle se dit. Pourquoi y pense-t-elle maintenant ? Elle ne sait pas. Voir mourir toutes les personnes qui ne lui font pas du bien, les voir disparaître et, pour certaines, pour les patrons, dans les cris et la douleur. Le vieil homme, lui, elle voudrait qu’il s’affaisse doucement dans l’escalier de l’hôtel ou trébuche en sortant de voiture. Une mauvaise chute pour un vieil homme, sous un projecteur, une mauvaise glissade. Elle souhaite le mal à toutes ces personnes, que la productrice s’étrangle avec un morceau de viande trop cuite, que le jeune acteur se fasse tabasser par des inconnus en rentrant tard le soir.
En poussant la porte de son appartement, elle y pense encore et pose les clés dans la coupelle. Marc n’est pas rentré. Elle va téléphoner à l’hôpital, demander le numéro de la chambre de son père, s’il est sorti des urgences, s’il va bien. Elle s’assoit sur le canapé. Elle se dit que ce n’est pas lui qui devrait mourir, même s’ils ne se sont jamais vraiment parlé, même s’il l’a ignorée, même s’il n’était pas un bon père, au sens où on l’entend, aimant, attentif, complice et protecteur. Jamais il ne lui a parlé de sa mère. Elle a souvent voulu en discuter mais il n’y avait aucune photo pour se souvenir d’elle, et le jour de la fête des Mères, elle finissait par ne plus rien dire à l’école. Elle n’avait pas de mère, voilà tout. Elle ne faisait pas de cadeaux, elle ne confectionnait pas de colliers, de cartes avec des paillettes et un poème au milieu d’un cœur. Elle n’avait pas de maman, c’est tout.
Marc vient de rentrer. Elle lui dit que son père est à l’hôpital. Il l’embrasse et lui demande des détails. Il la serre dans ses bras. Elle n’a que ça et, à cet instant, cela lui plaît, elle a des bras pour la réconforter, elle s’en veut d’avoir pensé à les quitter, à ne plus les aimer, ils sont là, ces bras, ils ne sont pas parfaits mais ils sont là pour elle et pour personne d’autre, elle est sa princesse. Elle le serre dans ses bras encore plus fort, elle ne veut pas que son père s’en aille, pas comme ça, pas maintenant, elle est trop jeune. Pourquoi a-t-elle un père si vieux ? Pourquoi ses parents ont-ils voulu un enfant si tard ? Elle serre fort Marc dans ses bras et se met à pleurer. Tu as appelé l’hôpital ? Pas encore, j’irai le voir demain après-midi, ils ne m’ont pas donné ma journée, je les déteste. Elle se détache du corps de Marc et le regarde intensément. Tu m’entends, je les déteste, je voudrais qu’ils crèvent, tu m’entends, je voudrais qu’ils meurent tous les deux, dans leur crasse, dans leur hôtel qui sent mauvais, je n’en peux plus de les voir, je voudrais qu’ils meurent tous, tous ceux qui ne comprennent rien, qui sont lâches, tu m’entends, les voir tous crever, les voir crever, répète-t-elle, crever, tu m’entends, crever, tous, un par un, crever. Marc la regarde. Il ne l’a jamais vue comme ça, ce n’est pas sa Louise. Elle se tient la tête entre les mains. Elle pleure, elle râle, marmonne des mots que Marc ne comprend plus. Il s’approche de nouveau d’elle et la reprend dans ses bras. Elle le repousse. Il ne comprend pas. Elle est devenue si différente. Jamais il n’aurait pensé qu’elle puisse agir ainsi, même sous l’effet de la colère. Elle a été si violente dans ses mots, jamais elle ne l’avait repoussé. Louise, calme-toi, je suis là. Elle ne se calme pas, elle pleure. Il ne sait pas quoi faire. Elle est loin, retenue dans un monde dont il n’a pas la clé. Elle non plus.
La tache formée par le café sur la nappe est immense. Elle a tout renversé. Une partie est tombée sur les genoux du vieil homme. Le café est brûlant. Elle s’excuse et repart en cuisine. Il dit que ce n’est rien, qu’il va aller se changer. Elle n’ose pas revenir en salle. Les patrons lui demandent ce qu’il s’est passé. Elle bafouille. La patronne arrive, voit la table auréolée de brun et le vieil homme debout en train d’éponger son pantalon avec une serviette. Ce n’est rien, je vais aller me changer. Mon Dieu, je suis désolée, la petite est parfois maladroite, veuillez sincèrement nous excuser. Vraiment ce n’est rien, je remonte et je reviens dans quelques instants. Installez-vous à une autre table, je vous prie. La patronne revient en cuisine, elle cherche Louise, Louise n’est pas là, elle va voir dans la cour, Louise n’y est pas, elle revient en cuisine, Louise est enfermée dans les toilettes, la patronne ne le sait pas, elle prépare d’autres croissants, elle va dresser une autre table avec une nappe propre. Louise l’entend s’affairer et grogner dans la cuisine. Elle ne bouge pas, elle est assise sur le couvercle des toilettes, elle se dit qu’elle n’a pas fait exprès, elle se dit quand même, un peu, oui, elle l’a fait exprès, exprès sans le vouloir. Un acte manqué, voilà c’est ça, elle lui a fait du mal à son échelle. Son pouvoir à elle, c’est ébouillanter avec du café chaud. Le thermos, la bouilloire, voilà ses armes, son attirail de combat. Elle reste dans les toilettes. La patronne n’en finit pas de râler, de pester contre elle. Elle va m’entendre la petite. Louise ne bouge pas. Elle aimerait aller fumer une cigarette mais elle ne bouge pas, elle entend le patron qui est descendu de son tabouret venir voir ce qu’il se passe. C’est la petite, elle a tout renversé, je te jure parfois, je ne sais pas ce qu’elle a dans la tête. C’est à cause de son père, répond le patron, elle est chamboulée, mets-toi à sa place. Ce n’est pas une raison pour brûler nos clients. Ah, laisse-la un peu la petite, son père va mourir et toi tu vas l’engueuler pour une tache de café. Louise entend tout depuis les toilettes. Elle retient cela, son père va mourir. Elle ne bouge pas. Les patrons sortent de la cuisine, elle ouvre la porte des toilettes et part vite dans la cour. Elle allume une cigarette et regarde la zone commerciale.
La veille au soir, elle a téléphoné à l’hôpital, elle n’a pas pu lui parler, ils lui ont dit que l’attaque était sérieuse, qu’une infection s’était répandue dans les poumons, qu’il fallait qu’il reste encore en soins intensifs. Elle aurait bien voulu le voir même quelques minutes seulement. En fumant sa cigarette, elle se dit, comme a dit le patron, qu’il va mourir, que ce sera fini, qu’elle sera toute seule, qu’elle héritera de la maison, elle, sa seule fille, son seul enfant, et qu’ils pourront s’installer, Marc et elle, dans la grande maison. Elle pense à tout cela, très vite, et les idées s’enchaînent, butent les unes contre les autres comme si son père était déjà mort. Ils pourront dormir dans son grand lit, et leur enfant dormira dans son ancienne chambre, et elle s’occupera bien de la maison, et ils auront d’autres enfants, et ils pourront, s’ils économisent assez d’argent, s’ils revendent la maison, pourquoi pas, retaper le vieux manoir près de la colline des mimosas. Tout cela va trop vite. Elle allume une autre cigarette, son père mort à l’esprit. Elle pense à tout ce qu’il y aura après, la maison, l’héritage, la tête lui tourne.
Elle entend un bruit, la porte de derrière s’ouvre, c’est le patron. Alors petite, ça va ? Elle ne répond rien et écrase sa cigarette. Tu sais, tu pourras partir plus tôt aujourd’hui, je m’en occupe. Il pose sa main, sa grosse main couverte de poils sur son épaule. Ça va s’arranger pour ton père, j’en suis sûr. Il s’approche d’elle et laisse sa main lourde sur le tissu de son chemisier fleuri. Il est tout proche. Elle peut sentir l’odeur de son corps. Il la regarde fixement, elle baisse les yeux. Il faut que j’y retourne. Elle se déplace et se libère de l’emprise du vieux patron. Pour cela, elle force un peu le passage et sa poitrine effleure son bras couvert de poils, elle l’a senti, elle se dit que lui aussi, c’est obligé, il a dû sentir l’effleurement de son sein contre son bras. Elle retourne en cuisine et sent qu’un regard sordide s’attarde sur ses fesses.
Marc ne dit rien, elle non plus. Ils se sont retrouvés sur le bord de l’avenue. Le patron l’a laissée partir plus tôt. Ce midi, il se charge du service. Elle hésite. J’ai peur maintenant, je ne sais plus si je veux le voir. Marc essaye de la persuader d’y aller. Tu dois le faire. Je ne sais pas. Si, vas-y et, si ça ne te dérange pas, pendant ce temps j’irai au casting des figurants, ça ne te dérange pas, hein ? Non, non bien sûr, ils auront sûrement un rôle pour toi. Tu es ironique, tu te moques de moi, c’est ça ? Non, sincèrement, j’espère qu’ils auront un petit rôle pour toi, même juste une silhouette, il paraît que c’est comme ça qu’on dit dans le métier, une silhouette, on est tous des silhouettes, pas vrai Marc ? Des silhouettes dans le lointain, un peu floues et perdues, comme des dessins pas finis, ou mal effacés, qui hésitent entre l’oubli et la présence, c’est ça, des silhouettes. Mais qu’est-ce que tu racontes, Louise ? Rien, je ne dis rien, je pense à voix haute, j’ai peur d’aller voir mon père et, toi, tu ne proposes pas de m’accompagner, c’est tout. Mais il fallait me le dire. Eh bien, voilà je te le dis, j’aurais voulu que tu y penses tout seul, va au casting des figurants, c’est bien plus intéressant. Arrête, Louise, ne dis pas ça. Qu’est-ce que tu veux que je fasse à l’hôpital ? Dis-moi ? Je ne pourrai même pas entrer dans ce service, et tu sais que je n’aime pas ça les hôpitaux, ne m’en veux pas, j’espère qu’il va aller mieux. Elle fait une petite moue. Peut-être, peut-être pas. Tu ne penses pas à l’héritage alors, et à la maison ? Quoi ? Oui, tout ce qui me reviendrait. Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu crois que je pense à ça, tu penses que je songe une minute à ça ? Je ne sais pas, peut-être. Si on revend la maison, on sera un peu riches, on pourra retaper le manoir et faire des chambres d’hôtes, il y aura un chien et des toboggans pour les enfants. Marc fronce les sourcils. De quoi parles-tu ? Et un thème pour chaque chambre, une salle pour les mariages, un grand jardin, on pourra les accueillir, ils seront bien, et nous aussi. Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es folle ma parole, va voir ton père, je ne comprends rien à ce que tu dis, tes histoires de maison et de manoir, de chien et de toboggans, je te laisse, je vais au casting, il faut que j’aille mettre mon costume. Oui, c’est ça, vas-y, on se voit ce soir. Marc redémarre son scooter et fait gicler quelques graviers. Elle le regarde s’en aller.
Elle pense à leur manoir, tout ça n’a pas de sens, son père n’est pas mort, ça n’a pas de sens de penser à cela. Elle a peur d’aller le voir, de voir son visage et de sentir l’odeur de l’hôpital, d’errer dans les couloirs, d’avoir à repérer les signaux de couleur, les numéros des bâtiments, les numéros des chambres, croiser des infirmières, ouvrir la porte, voir le visage de son père, à moitié mort.
Il a fallu qu’elle dépose ses affaires dans un vestiaire. On lui a remis une blouse qu’elle a nouée dans son dos. Elle a mis des chaussons et un bonnet fin, elle est passée par un sas, a longé plusieurs chambres, vu plusieurs patients jusqu’au numéro 8, celui de son père qui était là sur son lit, des appareils autour de lui. Il respirait faiblement et semblait dormir. Elle s’est assise sur une chaise à côté de lui. Elle a attendu sans rien dire. Une infirmière est venue contrôler une machine et régler une perfusion. Elle n’a rien dit, elle regardait son père, le visage pâle, froid, les paupières closes, la bouche fermée, elle ne pensait à cet instant qu’à lui, en tant qu’homme, qu’être humain, elle ne pensait pas à la maison, ni à Mme Taine, ni à l’hôtel, ni à ses patrons, ni même à Marc qui ne l’avait pas accompagnée. Elle ne voyait que le visage d’un vieil homme qui avait bientôt fini sa vie, une machine vivante qui allait s’éteindre. Elle distinguait les petites rides autour de ses yeux, l’assèchement de la peau à la commissure de ses lèvres, les poils du nez qui ressortaient des narines en fines arabesques, ses épaules dénudées qui laissaient apparaître sa peau distendue, flasque, fripée comme un tissu ancien, et les veines qu’elle observait sur chaque centimètre carré de son épiderme, des méandres bleus et violacés, des canaux sans fin qui parfois disparaissaient sous un pli. Elle ne regardait que cela, un vieil homme, et elle le regardait comme elle ne l’avait jamais fait, aussi près, aussi longtemps, avec autant d’attention. Elle se disait qu’elle ne l’avait jamais vu. Jamais de sa vie elle n’avait regardé son père. Et il était là, sous ses yeux, à sa disposition. Sa vie entière se résumait à cet instant. Elle absorbait ce moment, elle s’en imprégnait doucement. Elle est restée de longues minutes comme cela, et l’odeur de l’hôpital est revenue. Les machines faisaient de légers bruits mécaniques. Elle a eu froid. Elle lui a effleuré la main, elle l’a encore regardé. Elle est sortie, a retiré sa blouse et ses chaussons, déposé sa coiffe dans la poubelle. Elle est sortie, est passée devant la cafétéria et le vendeur de journaux, a croisé d’autres malades, certains en fauteuil et d’autres qui marchaient lentement en tenant à la main leur perfusion. Elle a allumé une cigarette, a regardé le bitume du parking, les voitures alignées, la barrière de l’entrée. Et les larmes se sont mises à couler.