Текст книги "Figurante"
Автор книги: Dominique Pascaud
Жанр:
Роман
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La patronne semble avoir redécouvert ce qu’est une trousse de maquillage. C’est peinturlurée du bas du menton jusqu’en haut des sourcils qu’elle se promène dans le hall de l’entrée face à son mari. Ils auront bien un petit rôle pour moi. T’as quand même plus tes jambes de vingt ans, réplique son homme en se mouchant dans un torchon. Moi, je me souviens d’un de ses films à ce type, c’était dans les années soixante avec, comment qu’elle s’appelle, tu sais celle avec des gros…
Elle est sortie de la cuisine pour vider la poubelle. Elle récupère le journal que le patron a laissé traîner près des toilettes. C’est précisé que le réalisateur n’a rien tourné depuis dix ans et qu’une productrice a financé son dernier projet, un film historique, dans lequel une enfant abandonnée retrouve son père sur fond de révolte paysanne. Un scooter crachote au loin. Marc surgit du parking et se précipite vers elle. Tiens, c’est ma photo, t’as qu’à lui donner directement. Pas un baiser, ni un bonjour. Écoute, Marc, va lui donner toi-même si tu veux tant que ça faire du cinéma, profites-en pour lui jouer la scène de celui qui rentre à pas d’heure et pose un lapin à sa copine, je suis sûre qu’il va adorer. On ne devait pas aller au cinéma tous les deux hier soir ? Mais, dit Marc, c’est pour faire du cinéma, tu ne te rends pas compte la chance que c’est, je ne peux pas laisser passer ça, c’est sûr qu’ils auront quelque chose pour moi. Elle entend son prénom hurlé par la patronne. Elle laisse Marc et se dirige vers la cuisine. Le réalisateur veut te parler, s’il faut d’autres serviettes et des petits savons, pas de souci, mais gare à toi si tu as mal refait sa chambre.
Le vieil homme l’attend seul dans le hall à côté d’un présentoir rempli de prospectus, de petits dépliants vantant la région et ses marais. Quand elle arrive face à lui, ses yeux se plantent dans les siens, intensément. Elle repense encore à son père, ça ne peut plus lui échapper maintenant, elle en oublierait presque les traits réels de celui qui lui a donné la vie. Le vieil homme, assis sur la banquette de l’entrée, porte un chapeau, un panama déformé à bords bleu marine. Ses mains tremblent et ses chaussettes semblent dépareillées. Cet homme la regarde comme si sa vie en dépendait.
Mademoiselle, j’ai beaucoup cherché tout au long de ma vie à être au plus près de mes intuitions. Parfois cela m’a joué des tours, je me suis trompé, mais j’ai bien fait de suivre ce que, comment dire, ma petite voix me disait de faire. Je suis arrivé ici, dans cet endroit, j’ai voulu y venir car le lieu m’a semblé, cela va peut-être vous étonner, charmant. Il me rappelle les hôtels dans lesquels je dormais lorsque je voyageais étant jeune homme. J’ai toujours préféré ceux-là aux beaux immeubles flambant neufs. Ici, ce n’est pas très cher, l’endroit est un peu ancien, ne le prenez pas mal, comme moi en somme, mais c’est plutôt confortable, et je me dis souvent que c’est à l’intérieur des ruines que l’on peut trouver des trésors, que c’est au sommet des monts balayés par le vent que l’on peut dénicher une merveille préservée. Et vous savez, je crois qu’ici, je viens de trouver ce que je cherche. Ils m’ont déjà traité de fou, et pourtant mon intuition me dit, c’est là, je n’y peux rien, que je fais le bon choix car j’ai aperçu une lumière, vive et brillante, une braise sur laquelle il suffirait de souffler un peu. Mademoiselle, excusez la rudesse de cette dame qui vous a questionnée, je dépends d’elle financièrement, elle a son mot à dire, elle aussi, mais ses intuitions à elle sont d’une tout autre nature, elle veut savoir à qui elle a affaire, c’est son métier, nous ne faisons pas le même, c’est comme ça, alors nous en discutons. Je ne vais pas tourner autour du pot trop longtemps. Voici la situation. C’est très simple. Hier au petit déjeuner, avant que les autres arrivent, quand je vous ai demandé des croissants, le monde s’est suspendu un instant, je ne sais pourquoi, je ne saurais l’expliquer, encore une fois, c’est comme ça, et tout ce que j’ai imaginé pour mon projet s’est brusquement mis en forme, en mouvement, c’était une évidence, je n’en revenais pas, je me sentais heureux, chanceux de vous avoir en face de moi. Alors j’ai senti que je pouvais me projeter en vous. Je ne vous connais pas, peu importe en somme, mais il y a quelque chose en vous qui m’a bouleversé, et cette intuition-là, je ne peux pas m’en défaire, je dois savoir, c’est comme ça, je dois en avoir le cœur net, je veux essayer. Toute ma vie, j’ai fonctionné ainsi, alors cette fois, je recommence mais avec la certitude, c’est idiot me direz-vous, d’être au plus juste de ma vision. J’aimerais beaucoup que vous jouiez dans mon film. L’héroïne est une jeune fille qui vous correspond trait pour trait, vous êtes celle que j’ai exactement imaginée. Je suis sûr que vous seriez parfaite. Je vous laisse réfléchir. Ma demande peut vous sembler surprenante, ou cavalière, mais je vous prie d’y réfléchir. Je dois sortir pour des repérages, je reviendrai ce soir à l’hôtel. Laissez-moi un message. Merci et au revoir, mademoiselle.
L’hôtel est silencieux. Le ciel a dégagé ses nuages bruns et déroule des fragments ensoleillés sur les toits de la zone commerciale au loin. Emportant avec eux la lourdeur de la journée, ces nuages se désagrègent, s’effilochent comme des vapeurs de gazoline sur une chaussée miroitante. Elle repense à ce que lui a dit le vieil homme. Ce matin, elle s’est regardée dans le miroir et elle a vu une petite fille de neuf ans que la timidité paralysait. À quoi bon souhaiter d’autres mondes ? Ce qu’elle voudrait, c’est un homme qui lui fasse de beaux enfants et, un jour, tenir ensemble un bel hôtel, distingué, rien de trop voyant, mais élégant, bien tenu, avec un bon accueil et un bon service et de belles attentions. Elle voudrait que cette vie se réalise avec Marc. Pourquoi pas ? Il a son travail au garage chez Henri, il n’y a pas de raison que ce dernier s’en sépare, c’est son meilleur mécano. Alors elle rêve à cette vie, pas ici, pas dans cet hôtel, il faudrait tout raser, non, reconstruire serait trop cher. Ce qu’elle voudrait, c’est retaper le petit manoir qui longe la route des mimosas, faire des chambres d’hôtes, oui c’est ça, ils vivraient là, près des clients. Elle voit un chien qui les accueillerait et surveillerait la propriété. Il y aurait des jeux pour les enfants, une balançoire, un toboggan et, à l’intérieur, trois ou quatre chambres, pas plus, avec chacune une idée différente de décoration, un style marin, puis dans une autre, une ambiance canadienne, ou rétro, et une salle de réception, à louer pour les mariages, c’est ça qu’elle voudrait. Si Marc travaille assez chez Henri, il pourra économiser et ils feront un prêt, on ne leur refusera pas, c’est ce qui manque à la région, l’initiative de jeunes comme eux. En attendant, il faut qu’elle continue à travailler et qu’elle ne dise rien, surtout pas un mot de travers avec les patrons. Elle n’est pas très bien payée, mais au moins ils la gardent et lui font faire des extras. Ce pourrait être une vie, mais le cinéma, elle ne sait pas.
Quand elle l’a appelé, Marc, pour le lui dire, il n’a pas compris. Il dit qu’elle est une fille normale, pas une actrice et c’est pour cela qu’il l’aime. Les patrons, eux, ont envisagé la publicité pour l’hôtel. Ils lui ont promis de lui garder sa place une fois le tournage terminé. Cela ne les a pas rendus plus aimables mais, lui, le patron aux yeux qui en disent trop, la regarde bizarrement. Il a voulu l’accompagner au sous-sol pour recharger les machines à laver, sa femme l’a sommé de rester à l’accueil.
L’équipe est dehors toute la journée. En partant, le jeune homme s’est penché vers elle, sa peau fraîchement rasée faisait ressortir l’éclat vert de son regard. Ce n’est pas souvent que je joue avec des non-professionnels mais je suis certain qu’on pourra faire de belles choses à l’écran toi et moi, lui a-t-il dit. Cela lui a paru incongru ce tutoiement soudain. Elle ne le connaît pas, elle n’a senti que son parfum et vu le col de sa chemise bien repassé. On pourra faire de belles choses. Il l’a dit d’une telle manière qu’il semblait penser à autre chose. Elle n’a jamais été actrice. Un réalisateur propose le premier rôle à une inconnue, l’acteur la tutoie en lui faisant des œillades, qu’a-t-elle de spécial ? Elle ne comprend pas, ou plutôt si, ou pas exactement, le vieil homme avait l’air si doux et si sincère que cela ne peut être que vrai, et réel, oui pourquoi pas, ce genre de choses arrivent, et là, par le plus grand des hasards, c’est tombé sur elle. Elle se dit qu’au fond, si on veut de moi dans ce film, c’est qu’il y a une raison, je dois avoir quelque chose que seuls des gens du métier peuvent déceler. Pourquoi ne pas y croire ? Ces rêves n’étaient pas les miens mais pourquoi pas, si on me les propose, qu’y a-t-il de mal à cela ? Croire à autre chose, à une vie meilleure, je pourrai toujours monter un hôtel avec l’argent que cela peut rapporter, ou continuer d’autres films, qui sait, je suis peut-être faite pour autre chose, je ne le savais pas, c’est tout. Il m’a regardée et a vu quelque chose de spécial. Ce vieil homme a vu quelque chose en moi, moi qui ne suis même pas bien habillée. Cela fait des mois que je ne me suis pas acheté de nouveaux vêtements. Je n’ai pas le temps de m’occuper de mes cheveux, mes mains sentent l’eau de Javel et mes ongles sont abîmés. Cette queue-de-cheval que je porte en permanence, il faut faire quelque chose, quelque chose pour changer. C’est sans doute cela, j’ai peur du changement, Marc aussi, tout comme les patrons, ça les effraie, mais je peux y remédier, je peux être une autre, la même mais différente, il me veut pour son film, je peux être à la hauteur, je peux lui montrer ce dont je suis capable, il n’y a pas de raison que ça ne fonctionne pas. Il a vu en moi quelque chose, quelque chose qui peut briller, qui peut illuminer l’écran, il me faut une robe et une nouvelle coupe de cheveux, il verra que je peux m’arranger encore, en mieux, je suis sûre que cela lui plaira encore plus.
Elle prend le bus et s’arrête avant la colline des mimosas, à l’angle de l’avenue des saules, près du centre commercial. Elle veut s’acheter une nouvelle robe et aller chez le coiffeur. Changer de tête. Ils ne peuvent pas m’accepter ainsi, je vais raccourcir tout ça. Elle est décidée. Elle passe devant la vitrine du coiffeur et regarde les tarifs, rentre et demande si c’est possible de la prendre. Dans vingt minutes, très bien, cela lui laisse le temps d’aller s’acheter sa nouvelle robe. Elle déambule dans les allées du grand magasin, elle effleure du doigt quelques tissus, prend un cintre, se regarde dans le miroir, repose une robe, puis en prend une autre qu’elle repose également. Il y a du monde dans les cabines. Elle trouve les prix excessifs, elle hésite. Cette taille lui ira forcément mais la forme, elle voudrait essayer. On ne peut pas acheter sans essayer, ce serait dommage que ça ne lui aille pas. Elle prend deux robes et attend qu’une cabine se libère, elle attend. Elle essaie la robe et se sent gênée d’être à moitié nue au milieu d’une grande surface. Elle tire le rideau le mieux possible pour qu’aucun espace ne subsiste entre le tissu et la paroi de la cabine. La robe est belle pourtant elle trouve qu’elle ne lui va pas. La deuxième est trop osée, elle hésite, il faudrait en essayer d’autres, elle doit se rhabiller et ressortir choisir d’autres modèles. Quelqu’un attend à l’extérieur. Elle va reposer les robes et en choisit trois autres cette fois-ci, dans deux tailles différentes. Elle se dirige de nouveau vers une cabine et attend. Rien ne se libère. Elle attend encore et regarde sa montre, elle ne veut pas être en retard chez le coiffeur. Une cabine se libère enfin. Elle se déshabille encore et essaye les nouvelles robes. Rien ne lui va. Ni la coupe ni les tailles. Elle n’ose pas sortir pour regarder de plus loin, avec plus de recul, elle n’ose pas sortir. Si ces robes lui vont mal, les gens vont la regarder. Elle se tourne, scrute son dos, ses fesses, ses épaules, ses jambes, elle est trop près, elle n’arrive pas à se décider, elle n’a plus le temps. Il y a le rendez-vous chez le coiffeur, elle se dit qu’elle reviendra après. Essayer encore. Elle se rhabille et va reposer les robes, elle se dépêche, accélère le pas. Le coiffeur l’attend, elle le voit à travers la vitre, elle se dit qu’elle va changer de tête, elle se dit aussi qu’ils la veulent parce qu’elle a sa tête à elle. Cette tête qu’elle observe dans le miroir à l’extérieur du magasin. Si elle modifie sa coiffure, peut-être ne leur plaira-t-elle plus. Elle hésite à changer de tête. Juste rafraîchir un peu alors, à quoi bon alors payer si cher pour égaliser quelques mèches, elle hésite. Le coiffeur la reconnaît et la prie de bien vouloir entrer, elle entre mais elle ne s’assoit pas, elle dit qu’elle a un imprévu, un rendez-vous urgent, que son père qui est malade vient de l’appeler, elle est désolée, elle ne peut pas rester, le coiffeur comprend et lui souhaite une bonne fin de journée. Elle s’en va, regarde les prix dans les vitrines, les devantures, et la pointe de ses chaussures en sortant du centre commercial.
Le soir, elle a du mal à s’endormir. Un monde qu’elle ne connaît pas la tourmente, elle imagine tant de choses, elle tourne et se retourne dans le lit. Marc dort déjà. Elle a les yeux grands ouverts et fixe le plafond. Un fin rayon de lumière s’immisce entre les volets, celui d’un réverbère allumé toute la nuit. Les fantasmes d’un univers inconnu la parcourent, nourris d’images incertaines, elle s’endort tard, très tard, une main sur le cœur et l’autre sur le front.
Elle se dirige vers la salle à manger, les murs de l’hôtel lui semblent neufs, la moquette est un tapis qui la porte jusqu’à eux, ils sont là, tous les trois, ils prennent le petit déjeuner en silence. Il n’y a pas de plateau dans ses mains, elle ne porte pas de thermos. La mèche qui cache la moitié de son visage vient effleurer à chaque pas ses cils. Son corps n’est qu’un souffle d’ivresse, elle est comme la veille, la même coupe de cheveux, les mêmes habits, un chemisier sobre, un pantalon clair. Elle se dit tout à coup qu’elle aurait tout de même dû acheter une robe. Mais s’il veut d’elle c’est pour son naturel. Non, elle a bien fait de ne rien changer. Elle s’avance un peu plus près et attend quelques secondes, elle hésite, elle ne sait pas comment le dire, elle ne sait pas quoi dire en fait, c’est le vieil homme qui lui a parlé la veille, elle ne sait pas par quel bout commencer, elle attend encore, que leurs regards se tournent vers elle. Elle n’apporte ni café ni croissants. Ils se retournent.
Monsieur, dit-elle d’une voix douce, quasiment un murmure. Monsieur, répète-t-elle, je veux faire le film avec vous. Elle a beau le fixer, les yeux du vieil homme semblent fuir. Elle s’approche un peu plus de la table jusqu’à toucher le rebord. Monsieur, c’est vraiment une chance pour moi, je veux bien faire ce film. Elle attend, le vieil homme ne répond rien, son regard semble vide, sans expression, pourtant elle y voit de la peine, ou du mépris, non ce n’est pas possible, plutôt de la peine oui, mais pourquoi, il avait l’air si sincère, si vif, si spontané hier. Elle s’apprête à parler de nouveau, debout, les mains raides sur sa taille. La productrice intervient, elle mordille l’une des branches de ses lunettes. Écoutez mademoiselle, nous avons longuement réfléchi, et dans ce genre de situation, il faut savoir prendre des décisions, vous êtes charmante et je reconnais que votre visage a quelque chose d’attachant, mais le métier d’actrice est difficile, cela ne s’improvise pas du jour au lendemain, c’est pour cela que la proposition que vous a faite Raymond hier n’est plus, comment dire, d’actualité, il s’est un peu emporté, c’est un rôle exigeant, je suis sûre que vous avez de grandes qualités qui ne demandent qu’à s’exprimer à l’écran, et encore une fois, vos yeux brilleraient à merveille sous un projecteur, renseignez-vous, nous avons toujours besoin de figurants, je vous invite à vous rendre au casting, je suis persuadée que l’on trouvera quelque chose pour vous, et s’il vous plaît, nous reprendrons avec plaisir quelques viennoiseries. Elle ne comprend pas, elle essaye d’attraper le regard du vieil homme, la tête plongée dans son costume. Elle fait un pas en arrière et, dans un réflexe, ramasse l’emballage froissé d’un morceau de sucre. Le jeune acteur pose la main sur son bras, elle se retourne. Dites, vous n’auriez pas encore du café chaud ?
Des petits copeaux d’étoiles s’illuminent et grésillent sur la paroi de ses yeux. Elle sent le poids de sa tête se concentrer autour de son ventre, puis se disperser dans ses jambes. L’éclat des lumières se mue en volutes de cendres, elle s’entend haleter dans sa chute. C’est le noir dans ses yeux, le vide, il n’y a plus rien pendant quelques secondes, ou plus, elle ne sait pas, son corps semble s’être délesté de tout, de son sang, de ses organes, de sa pulsation.
Elle sent sa respiration revenir, ses mains s’agitent, ses bras et ses jambes sont engourdis. Elle rouvre les yeux, elle est allongée sur la banquette de l’entrée, un gant frais posé sur son front laisse couler des gouttes d’eau jusqu’au bord de sa bouche. Le visage du vieil homme est là, face à elle, avec ses rides et ses taches autour des joues, on dirait encore son père, celui qui se penchait autrefois pour lui dire bonsoir. Le vieil homme lui sourit, maladroitement.
Mademoiselle, je suis sincèrement désolé. Pour moi, dans mon esprit, au cœur de mes pensées, c’était vous mon héroïne. Croyez-le, mais pour que le film se fasse, pour que tout fonctionne, ce sera la fille d’une productrice qui ne m’a pas laissé le choix. J’aurais voulu que ce soit vous, j’ai tout fait pour les convaincre mais ils ne veulent pas prendre le risque de prendre une inconnue. C’est sûrement mon dernier projet, si je veux le faire je suis obligé de me plier à des exigences qui malheureusement me dépassent, je suis sincèrement désolé, j’aurais voulu travailler avec vous, je suis désolé.
Il pose sa main sur celle de la jeune fille et pousse un soupir en regardant le sol. Elle enlève le gant d’eau fraîche, elle le regarde et revoit son père, encore. Elle aimerait l’entendre parler ainsi, qu’il lui dise des mots qui expriment quelque chose de sensible. Elle voudrait prendre ce vieil homme dans ses bras. Elle est déçue de voir son visage accablé, elle ne pense pas à elle, elle pense au film, à ce vieil homme qui n’a pas obtenu ce qu’il désirait. Ce ne sera pas elle l’actrice du film.
Le vieil homme s’en va. Elle se relève et reste seule, elle pense à sa journée qui va continuer, elle va aller ranger les affaires du petit déjeuner, les patrons vont être déçus, ça ne leur fera pas de publicité. Marc sera content, sa copine ne sera pas actrice. Elle va aller faire les chambres et nettoyer les lavabos. Elle préparera le repas du midi, puis elle ira fumer derrière l’hôtel, elle entendra un scooter au loin, elle écrasera sa cigarette du bout du pied sur le bitume. Ce soir, elle sortira. Marc aura la mine réjouie, il l’emmènera au cinéma, elle devra ne plus penser à cela, à cette proposition, à ce rêve, à cette illusion. Marc est arrivé, elle le lui a dit, elle lui a dit que ce ne sera pas elle l’actrice principale, que la proposition ne tient plus. Il a la mine réjouie, elle s’en doutait, elle monte sur son scooter. Ils roulent sur la grande avenue, elle le serre dans ses bras pour ne pas tomber, l’éclat du ciel diminue petit à petit. Ils se garent. Elle monte les escaliers en premier et ouvre la porte. Ils déposent leurs clés dans la coupelle de l’entrée. J’en ai choisi un bon, dit Marc, c’est à 20 heures.
Le film est sans éclat. Les acteurs s’agitent et gesticulent. Elle se voit tournant une scène, s’exhibant devant la caméra. Elle s’imagine devant les projecteurs, souriante, flottante, comme un spectre sur cette toile tendue qui fait miroiter les lumières. Elle aperçoit le faisceau du projecteur, et elle pense à ce qu’elle aurait pu faire, à ce qu’elle aurait pu être. Elle était déçue pour le vieil homme mais plus elle regarde l’écran, plus elle devient amère. Marc ne l’a pas vraiment consolée. Il n’a pas compris sa déception. Elle ne sait pas non plus l’étrange sensation qui l’envahit. Il y avait là, à portée de main, un ailleurs, autre chose. Elle y a cru, elle s’en veut presque d’y avoir cru. Dans cette salle sombre, toutes les ombres projetées sur les têtes et les fauteuils la troublent. Elle regarde le feu de l’écran, la lumière vive, elle cligne des yeux, elle se sent mal à l’aise. Marc semble aimer le film, il rit même, elle ne rit pas, cela ne la fait pas rire, aucune scène ne la fait rire, elle a envie de partir de la salle, de marcher dans la rue, d’être loin de Marc et de l’écran, elle a envie de se sentir absente. Face à l’écran, elle souffre. On lui avait promis la lune, elle n’a qu’un pâle reflet médiocre sur une toile tendue, elle ne pense plus à rien, ni à son hôtel maintenant, à rien. Voudrait-elle encore ouvrir son propre hôtel avec Marc ? Elle veut fuir. Elle avait cru que cela pouvait changer, elle ne le souhaitait pas, pourtant quelque chose qu’elle n’attendait pas a surgi et a tout modifié. Elle n’imagine plus les décorations des chambres d’hôtes, elle ne voit que le bitume autour de la zone commerciale, elle n’entend que le bruit des véhicules qui passent et repassent non loin de l’hôtel. Elle veut sortir maintenant. Elle dit à Marc qu’elle doit aller aux toilettes, il se contente de plonger encore et encore sa main dans son cornet de pop-corn. Elle se lève, s’excuse auprès des autres spectateurs, en murmurant pardon tout en marchant comme un crabe, le dos voûté pour ne pas gêner ceux de derrière. Pourtant elle cache l’écran. Elle est debout, elle cache l’image, il n’y a rien à faire, elle ne peut pas sortir d’ici sans déranger quelqu’un, elle est piégée, elle entend un râle de mécontentement. Marc s’est assis au milieu, elle doit déranger la moitié de la rangée, elle oblige les gens à tourner leurs jambes et leurs bustes, certains à se lever, elle perturbe tout le monde, elle se sent nerveuse, cela lui paraît interminable. Elle arrive enfin au bout de l’allée, elle réajuste son chemisier et se repère grâce aux petites lumières incrustées au sol pour avancer dans le noir. Elle gravit les marches, a du mal à se diriger dans le noir, trouve les portes, les pousse et se retrouve dans le sas. Elle pousse d’autres portes et se retrouve dans le hall du cinéma déserté. Les ouvreuses attendent, les caissières attendent elles aussi la prochaine séance. Il fait frais. Les machines à pop-corn illuminent le hall. Elle ne va pas aux toilettes, elle se dirige vers la sortie, elle pousse encore une porte et se retrouve dehors. Les nuages se sont assombris et aux couleurs pastel se sont substitués des tons plus durs, presque noirs à certains endroits. Elle marche sur l’immense parking du complexe. Elle est loin de chez elle, de chez eux, de Marc. Elle ne veut plus le voir, elle ne veut plus de ses baisers ce soir dans la chambre ou dans le minuscule salon de leur petit appartement, elle ne veut plus voir la mine perverse du vieux patron et les grosses formes repoussantes de la patronne. Elle avance jusqu’au bout du parking, elle ne veut plus voir tout ça. Elle voudrait que son père la prenne dans ses bras, elle voudrait avoir connu sa mère, elle voudrait avoir une photo d’elle dans son sac à main. Elle marche jusqu’à la grande avenue que des voitures longent à vive allure. Le vent balaye ses cheveux. Elle repense au vieil homme qui aurait pu être son père, qui aurait pu l’aimer comme un père. Elle voudrait tellement que son père lui sourie en lui ouvrant la porte, qu’il l’embrasse et lui fasse chauffer du thé, et qu’il la prenne dans ses bras en lui murmurant des mots doux, des mots tendres, qui la réconfortent, qui la calment, pour lui faire oublier les patrons, la crasse derrière des lavabos, et Marc aussi, car Marc ne comprend rien. C’est une fille normale, c’est pour cela qu’il l’avait choisie, parce que c’était comme ça. Marc ne pense qu’à lui, à lui et à ses amis qu’elle ne veut plus voir débarquer à l’improviste le soir pour regarder un match à la télévision, ses potes qui font de mauvaises blagues. Une voiture klaxonne. Elle marche trop près de la chaussée, elle a un peu froid. La nuit commence à tomber. Avec son chemisier sombre, on ne doit pas la distinguer dans la pénombre. Toute seule au bord de l’avenue, elle croise le bus qui va vers la colline des mimosas. Elle marche encore et se retrouve devant l’abribus. Il en passe un toutes les vingt minutes à cette heure-ci. Elle regarde son téléphone, Marc n’a pas essayé de la joindre, il ne l’attend pas, il pense encore qu’elle est aux toilettes. Son père doit être couché à cette heure-ci, ou endormi devant un film. La nuit s’installe. On ne distingue plus les contours des bâtiments et des maisons, tout cela se fond en une masse sur laquelle l’œil en s’y arrêtant n’arrive pas à discerner les frontières. De l’autre côté de l’avenue, l’autre abribus lui fait face. Le bus dans cette direction a pour terminus la gare. Elle traverse sans réfléchir. Les voitures klaxonnent. Elle est devenue invisible. Elle court et se réfugie sous l’abribus, le prochain est dans sept minutes, il va jusqu’à la gare, ce n’est pas la direction de l’appartement, c’est à l’opposé. Marc n’a toujours pas essayé de la joindre. Elle ne veut pas rentrer, elle ne veut plus le voir, elle ne veut pas retourner travailler demain. Elle a un peu froid, elle voudrait se réchauffer, elle remonte le col de son chemisier et serre son sac contre elle. La nuit s’est imposée et désormais les contours se dessinent grâce aux réverbères qui un à un s’allument. Le nouveau jour commence, celui de la nuit, des lampadaires orange et des néons clignotants. Le bus va arriver, elle ne sait pas quoi faire, partir où, pour quoi faire dans cette gare. Il n’y a aucune raison qu’elle quitte tout, qu’elle abandonne tout sur un coup de tête. Des phares plus lumineux que ceux d’une voiture s’approchent. Le bus arrive au niveau de l’abribus. Elle ne le hèle pas, elle tient son sac contre sa poitrine, elle ne sait quoi faire, le laisser passer, le laisser s’en aller, elle ne fait rien, le bus ralentit pourtant et s’arrête devant elle. La porte de derrière s’ouvre et deux personnes descendent. Le conducteur jette un coup d’œil à l’extérieur. Il lui fait un signe de la tête et attend quelques secondes. Elle attend elle aussi. Vous montez ?
Il n’y a pas grand monde dans la gare à cette heure-ci. Les guichets sont fermés, le kiosque à journaux aussi, il reste un train au départ, un autre va bientôt arriver avec un peu de retard. Elle allume une cigarette sur le quai. Sous leurs voûtes, les réverbères affolent des bestioles, elle frissonne. Prendre le train, pour aller où ? Prendre le train et aller n’importe où, loin de tout, de l’hôtel, de Marc, des patrons, du vieil homme et de sa productrice et de son jeune acteur qui sentait bon. S’en aller sans regarder en arrière, ne plus attendre que quelque chose se passe. Le train arrive, un souffle envahit le quai et la machine pénètre la gare, imposante et monolithique. Un bruit aigu écartèle l’espace et déploie de longues secondes son timbre désagréable. Les portes s’ouvrent, le chef de gare marche le long du quai. Elle voit les passagers descendre, certains ont des sacs, d’autres des valises, une dame porte un petit chien dans les bras, un couple se tient la main. Partir pour aller où ? Monter d’une enjambée, sans savoir, s’en aller, loin, disparaître même, sans laisser de traces, pour aller où ? Fuir. Se retrouver seule. Le chef de gare siffle. Les portes se referment. Le train se remet en marche. Elle regarde sa masse se mouvoir. Elle aspire une large bouffée comme si elle contribuait à l’effort du monstre mécanique.
Son téléphone vibre puis sonne, elle décroche, c’est Marc. T’es où ? Elle ne dit rien. Louise, tu m’entends ? Je suis dans le cinéma, je ne te vois pas, t’es où ? Elle ne dit toujours rien. Louise ? Je suis à la gare. Quoi ? Je suis à la gare. Mais qu’est-ce tu fais là-bas ? Je ne sais pas. Louise, ça va ? Je ne sais pas. Partir pour aller où ? Elle n’a que Marc. Je suis à la gare. Qu’est-ce tu fais là-bas ? Viens me chercher, j’ai froid. De l’autre côté du quai, les passagers montent dans le train. Partir avec eux, aller où ? Viens me chercher, j’ai froid. J’arrive, ne bouge pas. Les passagers s’installent sur les sièges. Il n’y a quasiment plus personne dans la gare, c’est le dernier départ, le chef de gare siffle, les portes se ferment, elle écrase sa cigarette, elle attend Marc, le train s’en va.
L’appartement est petit, deux pièces, une salle d’eau et une minuscule cuisine. Elle ne lui a rien dit, il ne lui a pas posé de questions, il est arrivé simplement en scooter, elle avait les larmes aux yeux, il lui a donné sa veste, elle est montée derrière lui, ils sont rentrés. Un canapé dans le salon, un lit dans la chambre, les toilettes dans la salle de bains. Elle ne pleure plus, ils ne se parlent pas, il pose les clés dans la coupelle, la clé de l’appartement et celle du scooter. Elle va aux toilettes, il se déshabille, elle sort de la salle de bains et va se coucher. Il regarde un peu la télé. Louise, tu veux qu’on parle ? Elle est couchée, elle ne lui répond pas. Il éteint la télé et vient la rejoindre. Je sais que tu es déçue, c’est pour ça que tu es triste, c’est ça, dis-moi, tu es déçue qu’ils ne t’aient pas choisie, ce n’était pas possible, tu n’as jamais joué, tu le sais bien, il ne faut pas que ça te mette dans cet état, je suis là. Il la prend dans ses bras. Elle se laisse faire. Il l’embrasse sur l’épaule, dans la nuque, elle se laisse faire. Ne sois pas déçue, je suis là. Il l’embrasse sur les lèvres. Je t’aime, tu sais, je n’ai pas envie de te perdre, c’est toi ma princesse. Il l’embrasse encore et la serre contre lui. Elle passe sa main autour de son cou, elle n’a que lui, elle n’a que Marc, elle se laisse faire, ils s’embrassent et leurs jambes s’enroulent sous les draps. Elle n’a pas envie de faire l’amour mais elle n’a que ça, elle n’a que Marc, elle est fatiguée mais il l’aime, elle se laisse embrasser, caresser, dénuder sous les draps, elle n’a que ça, elle n’a que Marc, elle se laisse faire et elle serre les doigts autour de ses poignets.