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Figurante
  • Текст добавлен: 26 сентября 2016, 21:37

Текст книги "Figurante"


Автор книги: Dominique Pascaud


Жанр:

   

Роман


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Elle a obtenu un rendez-vous et deux jours de figuration. Deux semaines qu’elle attend cela, la chambre lui coûte beaucoup d’argent. Elle est en retard, c’est à l’autre bout de la ville.

Dans la cour d’un hôtel particulier, on lui dit de s’installer près du porche. Elle est avec d’autres figurants, elle n’ose pas dire bonjour, elle ne connaît personne. Durant ces deux semaines, elle a erré dans la ville, elle s’est perdue, elle a vu des monuments, des églises, des stations de métro, des places, des jardins, elle s’est sentie un peu prise au piège, elle attend ici comme elle a attendu chaque jour, un peu lasse, un peu absente. Un assistant vient dire aux figurants comment va se dérouler la scène. Il suffit de rester à sa place et faire semblant de discuter. Elle ne sait pas avec qui. Une jeune fille s’approche. Tu veux qu’on se mette ensemble ? Oui, avec plaisir. Elles s’installent. Elle observe le ballet des techniciens qui disposent les projecteurs, la caméra, les câbles. Elle voit arriver un acteur et une actrice qu’une maquilleuse suit de près. L’assistant demande le silence pour une répétition. Elle bafouille quelque chose. Non, il faut faire semblant, sinon ça va s’entendre, lui dit la jeune fille, tout le monde est dans le cadre. Le réalisateur, un homme d’une cinquantaine d’années qui porte un chapeau, est assis derrière un écran. On demande le silence. Elle a peur, elle ne sait pas quoi faire, la scène se déroule sans qu’elle s’en aperçoive, elle bouge les lèvres et ose à peine regarder la jeune fille. Coupez, on la refait. Ça va aller, tu vas voir, on va faire ça toute la journée, c’est tranquille. Elles sont loin de la caméra. Elle n’entend pas ce que les acteurs se disent. Elle écoute son cœur battre, elle joue dans un film, ça y est, elle est dedans. Elle lève les yeux et se tourne vers la caméra et son objectif au loin, elle ne peut s’empêcher de la fixer. Retourne-toi, murmure la jeune fille. Coupez. Le réalisateur parle à son assistant qui vient vers elle. Mademoiselle, il ne faut pas que vous regardiez la caméra, faites attention. Pardon, je suis désolée. On reprend, silence. Les plans s’enchaînent. La caméra change de place, cela prend du temps de bouger les projecteurs, de tirer les câbles, de prendre des mesures. Elle se dit que c’est très long pour quelques minutes de film. La matinée se passe. Elle boit du café, mange un sandwich. Ils font d’autres plans. Souvent elle n’y est pas, alors elle attend, encore, assise sur des marches. Le tournage s’arrête vers la fin de l’après-midi. Voilà, c’est fini, lui dit la jeune fille. C’est ta première fois, c’est ça ? Oui, j’ai été mauvaise. Ne t’inquiète pas, on nous verra à peine, on sera floues au fond, si on n’est pas coupées au montage, dit-elle en souriant. Tu reviens demain ? C’est ce que l’on m’a dit. Alors on se reverra, à bientôt. La jeune fille s’en va. Elle reste un moment au milieu des projecteurs et des câbles. Elle regarde son téléphone, pas de message. Elle rentre à l’hôtel, sa chambre est propre, elle pense à la personne qui a refait son lit.

Après le deuxième jour de tournage, la jeune fille l’invite chez elle. C’est à deux stations, viens prendre un verre. Si tu as du temps, on pourra discuter. Elles s’arrêtent devant un vieil immeuble et gravissent les six étages à pied, essoufflées. Elle découvre l’appartement. Une pièce, un coin cuisine et une salle de bains, les toilettes sur le palier. Je sais mais je n’ai pas le choix. Elle s’assoit sur le canapé. Ça, c’est mon lit, et juste là un petit bureau, ce n’est pas grand-chose mais j’aime bien. Quand je suis arrivée ici il y a deux ans, j’étais comme toi. On peut fumer ? Oui, bien sûr. Elle allume une cigarette et la jeune fille lui sert un verre de vin. La figuration, ça me paye une partie du loyer, parfois je passe des castings plus importants mais j’ai mes cours à la fac, ce n’est pas facile. Et toi ? Je travaillais dans un hôtel. Tu faisais quoi ? Elle n’ose pas répondre, elle la ressert de vin. En fait, j’étais femme de chambre, et serveuse, enfin un peu tout. J’en ai eu marre, il s’est passé quelque chose et depuis ce n’est plus comme avant dans ma tête, je ne sais pas quoi faire, pourtant je me retrouve ici, à participer à un film, mais ce n’est pas pour moi, tu as vu, le réalisateur ne voulait plus me voir dans les plans, je devais être tellement mauvaise. Non, ça arrive, il pense à la couleur de ton pull ou celle de tes cheveux, ils travaillent l’image, ne t’en fais pas, tu peux faire beaucoup de figuration si tu te débrouilles bien. Peut-être. Et toi, tu fais quoi comme études ? De l’anglais. Je rêve de retourner à Londres pour trouver un boulot là-bas. Elle pose son verre. Et faire des films ? Non, il faut un très bon accent. La figuration, c’est pour l’argent, j’aimerais plutôt être traductrice, ou bosser dans une agence de publicité. Dès que j’ai mon diplôme et assez d’argent, je pars. Et tes parents ? Ils sont d’accord, et je ne leur demande pas leur avis non plus, dit-elle en riant.

Il y a des photos au mur, des cartes postales, des billets de concerts, des articles de journaux. Louise se sent bien ici. Elle prend son sac à main et sort une photo. Tu connais cet acteur ? Oui, il a déjà pas mal tourné et puis il est plutôt mignon, pourquoi ? J’ai couché avec lui. Quoi ? J’ai eu une aventure avec lui. Et comment ça s’est passé, enfin, tu l’as rencontré comment ? C’est compliqué, il devait tourner un film pas loin d’où je travaillais, ça s’est fait, c’est comme ça, depuis j’ai quitté mon copain, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Et alors tu es venue pour le retrouver ? Non, je ne crois pas, je n’en suis pas sûre, je ne sais pas si j’ai envie de le revoir. Elle regarde l’appartement, la fenêtre mansardée, elle remet la photo dans son sac. La jeune fille se lève et glisse un plat dans le micro-ondes. Et toi tes parents ? Ils sont morts tous les deux. Je suis désolée. Non, c’est bon, ça aussi, c’est comme ça. La jeune fille sort des assiettes. Tiens, attention c’est chaud. Elles mangent en buvant du vin, elles parlent du film et des techniciens. Il y en a un qui n’arrêtait pas de venir me voir, il était plutôt pas mal, je lui ai laissé mon numéro. Elle éclate de rire, Louise rit aussi, elle se sent bien. Il m’a dit qu’il y aurait une fête de fin de tournage, on pourrait y aller ensemble. Avec plaisir. Elles finissent leurs assiettes et la bouteille de vin. Il est tard, je vais rater le dernier métro. Tu veux que je te raccompagne ? Non ça va aller, je vais me dépêcher. Je t’appelle pour la soirée. Elles s’embrassent. Rentre bien.

Elle descend les six étages et se retrouve sur le boulevard. La nuit s’accroche en haut des immeubles, elle frissonne. Elle valide son ticket. Le wagon vole et la ville, château de cartes, dominos de sucre, vient à elle comme les lueurs des étoiles sur la peau de l’oiseau qui sommeille. Le train, avec ses tonnes d’acier, ses kilomètres de câbles, emporte les voyageurs qui connaissent eux la prochaine station. Un jeune homme s’attarde sur ses yeux, puis sur ses jambes. Elle ne le regarde pas une deuxième fois, elle a peur qu’il l’aborde. Le wagon décolle à nouveau. Elle s’en va et fait le chemin qu’il lui reste à pied sous la structure métallique qui, au milieu de l’avenue, rompt en son centre la nuée de voitures klaxonnant. Elle contemple au-dessus d’elle le passage du serpent vert qui ira dans un sens se fracasser dans les entrailles de la ville et dans l’autre ourler le ciel de frisottis caoutchoutés.






Les gens se parlent, fument, boivent, certains dansent et semblent laisser de côté leurs inhibitions. La fête se passe dans un immense atelier blanc. La jeune fille est assise et discute avec le technicien. La musique est forte. Il y a beaucoup de monde. Un jeune homme puis un autre ont abordé Louise. Elle a discuté de tout et de rien en fumant des cigarettes. Elle boit de l’alcool et mange des biscuits apéritifs, et puis des macarons. On ne sait pas tout de suite si la lumière provient d’une source naturelle ou d’une accumulation équilibrée de néons disposés dans l’axe des poutres. La verrière est une voûte par laquelle les teintes se déclinent en une harmonie infinie. Elle se retrouve au centre de cet atelier. Un homme vient à sa rencontre et la retient par le bras. Elle renverse du vin sur son chemisier. Il lui donne un mouchoir brodé nuancé de bleus et de verts chauds et l’entraîne dans un coin, vers l’angle d’un meuble isolé sur lequel sont disposés des assiettes et des verres. Elle se laisse faire. Venez, vous faisiez quoi sur le film ? Pas grand-chose, de la figuration. Ce n’est pas rien, il en faut sinon les films ne se feraient pas. Elle le trouve beau et rassurant, il semble savoir ce qu’il veut. Il a une barbe soigneusement taillée, les cheveux mi-longs, une veste claire. Il s’avance vers elle en lui tendant les mains. Ne soyez pas timide. Elle le regarde avec attention. Il est plus âgé. Il vit et travaille ici. Le monde qu’elle découvre lui ressemble. Vous savez, les figurants sont l’âme d’un film, le décor sans lequel les acteurs ne peuvent pas briller. Ses mains effleurent ses cheveux, il la frôle presque.

Soudain, surgissant d’une ouverture que la blancheur dissimule, une femme s’approche d’eux et le sourire qui l’accompagne pare son visage d’une bienveillance amicale. Elle les dévisage, les coudes posés sur le bar de l’immense atelier. Elle semble ivre et jette un coup d’œil pour vérifier qu’elle a toute leur attention. Elle se met à parler, emphatique et solitaire. Si certains ont connu l’éclairage vif des projecteurs, dit-elle en lançant un regard sur l’assistance, je me suis lassée de ces tapages factices qui brodent des châles avec lesquels on ne se réchauffe pas. Elle étire les bras et penche la tête d’un côté puis de l’autre en esquissant de temps en temps un sourire. Ma vie a les allures d’un théâtre dont les fils, qui autrefois s’attisaient sur scène, se sont tus, ceux qui m’entouraient, ceux qui cherchent encore des récompenses pour l’unique fortune que le hasard leur a donnée, un beau visage qui illumine l’écran, une plastique facile, dans l’aisance ou le malaise d’une révélation, galopent au milieu d’une meute que j’observe amusée, je n’ai pas demandé à ce que la glaise se transforme en muse, les doigts qui m’ont effleurée, modelée, malmenée ont cru se réjouir d’une sphère qu’ils pensaient polie mais ils n’ont pas eu accès à la matière intacte, les hommes, un par un, deux par deux ou par mille usant de mon image, faisant fructifier auprès de leurs semblables ce que finalement je ne voulais bien que leur céder, se répétaient, se succédaient alternativement, de face et de dos, dans le décor sombre ou lumineux d’une scène à jamais rejouée mais que pourtant, à mes yeux, je n’ai jamais vraiment désirée. Ce ton théâtral accentue l’état d’ivresse dans lequel elle se trouve. Les sourcils dressés, puis froncés sous l’agitation de son discours, l’homme s’approche et lui demande de partir. Excusez-la, elle ne sait plus ce qu’elle dit. Ce n’est pas grave. Vous voulez fumer une cigarette avec moi dehors ? Oui, avec plaisir. Ils s’éloignent et sortent de l’atelier pour se retrouver dans une cour intérieure. C’était qui ? Une actrice, elle ne tourne plus depuis quelque temps, c’est la rancune qui la pousse à se comporter comme cela, le cinéma est déroutant pour ceux qui s’y perdent. Et vous, que faites-vous ? demande-t-elle. Moi, je suis chef-opérateur, je fabrique l’image. Si le réalisateur désire un effet, un cadre, un mouvement de caméra, je suis là pour ça. Il doit avoir quarante ans. Il s’approche d’elle et la prend par l’épaule. Je peux vous embrasser ? Elle se laisse faire. Les poils de sa barbe frottent sa joue. Il sent l’alcool et la fumée. Il la serre un peu plus dans ses bras. Elle a trop bu elle aussi, elle s’en rend compte. Elle se libère et le repousse légèrement. Je ne vous connais pas. Moi non plus, dit-il, ce n’est pas grave, venez, on peut aller chez moi. Non, je ne crois pas. Je pourrai vous présenter le réalisateur si vous voulez. Avec vos yeux, je suis sûr qu’il vous trouvera un rôle dans son prochain film. Elle se dirige vers l’atelier. Attendez, on ne va pas en rester là. Elle ne l’écoute plus. La musique paraît encore plus forte. Elle cherche son amie des yeux, elle l’aperçoit dans les bras du technicien. Ils s’embrassent. Elle a envie de partir. Son amie la voit et se lève. Tu t’amuses bien ? Oui, ne t’inquiète pas pour moi. Elle revient sur ses pas et se retrouve nez à nez avec le chef-opérateur. Restez un peu, s’il vous plaît. Non je ne peux pas, je suis désolée, il faut que j’y aille. Elle le contourne et se dirige jusqu’à la porte de l’immeuble. Dans la fraîcheur de la nuit, elle ne sait plus de quel côté se trouve la station de métro. Elle marche dans une direction puis une autre, elle hèle un taxi, lui donne l’adresse et se retrouve plus tard au pied de son hôtel. Elle récupère sa clé, monte les étages, ouvre la porte et s’allonge en pleurant sur le lit.






Les journées passent. Elle n’a pas d’autres contrats de figuration. Elle reste dans sa chambre à l’hôtel, elle ne sait pas quoi faire, elle se nourrit mal, elle sort seule, elle aurait bien voulu revoir la jeune fille mais elle n’ose pas lui téléphoner. Les rues et les immeubles défilent encore, à pied, en bus, en métro. Elle ne fume plus dans la rue car on lui demande toujours des cigarettes. Elle s’isole dans des parcs à l’heure où les enfants les désertent. Elle attend, pas de figuration, pas de message. Elle veut repartir, elle hésite, cela ne rime à rien. Les nuages ressemblent à ceux qui se déployaient au-dessus de la zone commerciale. Elle n’a que ça. La vision de boules de coton blanc dans le ciel bleu. Ça et le passage des avions qui forme de longues cicatrices. Ça et les pigeons qui s’envolent quand les enfants leur donnent des coups de pied à la sortie de l’école. Elle s’en va alors et poursuit son chemin. Elle marche les yeux baissés. Les immeubles, les monuments ne l’intéressent plus. Elle se dit qu’elle s’est trompée, qu’il n’y a rien à faire pour elle ici, qu’elle va repartir. Il suffit de prendre un billet de retour, il lui suffit d’aller à la gare avec sa valise, ce n’est pas loin, c’est à dix stations de son hôtel.

Allô, vous m’avez laissé un message à la production, que faites-vous ici ? Nous pouvons nous voir si vous le souhaitez, passez demain après-midi. Le vieil homme lui donne rendez-vous. Elle avale un sandwich, prend le métro et sort dans un quartier inconnu, encore un. Elle compose le code à l’entrée de l’immeuble et gravit les trois étages. Elle sonne. Entrez, c’est ouvert. Effleurant le plafond de la pièce principale, de grandes étagères saturées de livres accueillent le regard qui papillonne sans attaches précises. Au sol, de vieux tapis aux parallèles confuses, aux losanges de biais, aux arabesques en puzzle offrent aux meubles des radeaux griffonnés de sillons indistincts. Au centre, éclairées par trois grands abat-jour jaunes, escortant un fauteuil de type anglais, deux chaises aux lignes pures sont les seules concessions à une modernité amoindrie dans ce lieu irréel. Sur une table massive couverte de feuillets manuscrits, une statuette sans tête est juchée sur la corolle de métal doré d’une lampe finement ciselée. Autour, dans des pots en porcelaine, un couteau, une gomme bleue, des trombones en forme de papillon, un vieux timbre, de la colle sèche dans un tube sans étiquette, un coupe-papier, du correcteur blanc, des dépôts de poussière et de gras dégagent une odeur de moisi. Elle s’avance. De nombreux dessins, figés dans des cadres endommagés, modestes ou anciennement dorés, occupent les espaces libres du salon. Paysages de lavis, arbres esquissés, montagnes rouge et blanche sur des fonds bleutés, chiens de chasse au pastel, chevaux de fusain, portraits et dos de femmes à l’encre. Au-dessus d’une cheminée condamnée par un mur de briques, elle aperçoit son visage dans un miroir. Dehors le jour explose, c’est le début d’après-midi où l’intellect hiberne, où le cerveau alourdi par le déjeuner divague et hésite entre l’appauvrissement des sens et l’ambition de conquêtes artistiques. Elle voudrait, d’un geste ordinaire, comme à l’hôtel, ouvrir les rideaux de tulle, que la lumière unie et vive vienne frapper le salon, que frontalement les ondes apposent un calque chaleureux, une empreinte généreuse, une pulsion vivante sur les objets de la pièce. Il lui semble n’avoir jamais vu le vieil homme comme cela. Son visage, paré de reflets orangés que l’on retrouve sur les mannequins de cire et sur les peaux claires trop hâlées de soleil, porte les traces de l’absence, davantage que celles de la fatigue. Elle s’assoit à ses côtés. Elle contemple les étagères, les livres, les dessins, les photos de tournages.

Je suis content de vous revoir, vous savez, j’ai beaucoup pensé à vous, et si vous pouvez avoir une consolation, c’est que le film ne se fera jamais, vous n’avez rien à regretter, personne ne vous prendra le rôle que vous auriez dû tenir, mon intuition était bonne, vous êtes faite pour ce métier, j’en suis persuadé. Elle ne répond rien. Vous êtes venue ici pour tourner alors ? C’est bien, j’espère que d’autres verront ce que j’ai vu, vous avez le plus beau regard que j’ai croisé depuis longtemps. Elle l’interrompt. Je ne pense pas que tout cela soit pour moi, vous m’avez fait croire que je pouvais y arriver mais c’est faux, je ne sais pas jouer la comédie et cet univers ne m’attire pas, je ne sais pas ce que je suis venue chercher ici, peut-être la certitude que ce n’est pas ma place. Tout le monde a sa place ici, je vous l’assure. Non, je ne crois pas, vous m’avez donné l’illusion que j’étais celle que vous vouliez mais peut-être désiriez-vous quelqu’un d’autre. Ce regard, ces yeux, ne vous rappellent-ils rien ? Comment cela ? Il se retourne pour mieux l’observer. Oui mes yeux, ce ne sont pas les miens, ce sont ceux de ma mère, c’est tout ce qu’elle m’a laissé, je n’ai que ça, son regard. Elle sort les photos de son sac. Vous la reconnaissez ? Elle lui tend la publicité. C’est ma mère, vous avez sûrement dû la voir dans des magazines quand vous étiez plus jeune. Il met ses lunettes et regarde de près la feuille froissée. Non, je ne vois pas qui c’est. Je ne pense pas que vous la connaissiez personnellement mais je suis sûre qu’elle vous a marqué, comme des milliers d’autres personnes. Je suis persuadée qu’elle a laissé une empreinte dans votre mémoire et, même si vous l’avez oubliée depuis, vous avez retrouvé dans mes yeux ce regard qui vous fascinait tant, c’est pour cela que vous avez voulu de moi pour le rôle, vous ne savez rien de moi, j’ai juste éclairé une part d’ombre de votre esprit, c’est le spectre de ma mère qui hante ma silhouette, je ne l’ai jamais connue mais elle semble vivre en moi désormais comme un flambeau vacillant. Le vieil homme ne dit rien. Il reste immobile, la photo entre les mains. Je suis heureuse d’avoir compris cela, ma place n’est pas ici, je le comprends maintenant. Mais vous m’êtes apparue comme une madone, j’ai vu en vous le plus beau des dessins, la plus belle des peintures, vous auriez été merveilleuse à l’écran. Elle lui reprend la publicité des mains. C’est fini, je vais rentrer, désormais je saurai à quoi ressemblent les rêves des autres. Elle voudrait rester, une part d’elle-même lui dit qu’elle pourrait le faire, mais elle semble se tromper. Ce métier n’est pas fait pour elle. Elle repense à l’ambiance du tournage, elle voit les techniciens s’affairer sans cesse pour tout mettre en place, elle voit les yeux de la jeune fille qui la faisait rire et de cet homme barbu se poser sur elle, les uns bienveillants, les autres gourmands. Elle aurait pu continuer mais tout lui dit que sa place n’est pas ici. Elle aurait pu avoir ce talent que le vieil homme décelait en elle, pourquoi pas ? Il suffirait de travailler, de persévérer, alors peut-être quelque chose de puissant, à force d’acharnement, se libérerait, mais le veut-elle seulement ? Cette énergie, veut-elle la consacrer à cela ? Sans ce vieil homme, jamais elle n’y aurait songé. Elle le salue, elle voit qu’il est malade, que c’est la fin, qu’il ne tournera plus, qu’elle était pour lui une ultime envie, un dernier sursaut. Il est assis dans cette pièce surchargée de livres et d’objets, de dessins et de photos. Il va mourir là, lui qu’elle a vu un peu comme un père, un homme dont la mémoire et la vibration se sont éteintes aussi. Elle le salue et le regarde une dernière fois, de ses grands yeux délicats, qui se sont posés un matin sur lui, un matin où il manquait des croissants, où rien n’avait d’importance à part ces croissants qu’elle était allée réchauffer. Elle repense à cela, que sa vie a basculé quelques semaines, qu’elle a rencontré ceux que le désir, doux ou sauvage, anime. Elle s’approche et dépose un baiser sur la joue du vieil homme, qui ferme les yeux et lève le bras. Elle peut partir, elle peut s’en aller, revenir d’où elle vient mais, avec elle, les souvenirs d’un ailleurs qu’elle connaît à présent. Elle s’éloigne de lui, ouvre la porte et la referme avec l’élégance qu’elle a toujours eue, elle descend les étages et la rue de nouveau la submerge de son flot agité.


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