Текст книги "Figurante"
Автор книги: Dominique Pascaud
Жанр:
Роман
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Elle est seule dans la maison de son père. Il fait noir. Elle n’a pas allumé les lumières, elle ira dormir dans son ancien lit. Descendre, monter les escaliers, fermer et ouvrir les portes, ouvrir et fermer les robinets, les placards, passer le balai ou faire la vaisselle, elle n’a que ça, ça et son travail qui l’abrutit, qui la fatigue. Elle n’a que ça et elle ne sait plus où son regard pourrait se poser. Fumer une cigarette, les bras en berceau, le dos posé contre le mur, dans la pénombre ou en plein jour. Elle descend et monte les escaliers. Elle pousse le chariot de linge sale, elle refait les lits, elle nettoie derrière les lavabos, elle remet des petits savons, elle a mal au dos. La maison est vide, l’odeur de son père est partout comme l’odeur de l’humidité est partout dans l’hôtel. Elle nettoie, elle récure, elle frotte, elle n’a que ça, ça et ses yeux qui ont trompé Marc. Ses yeux brillants et pleins comme une lune, ça et ses cigarettes qu’elle fume une à une à toutes ses pauses, de plus en plus nombreuses. Elle n’en peut plus, prendre le bus, la colline des mimosas, longer la route et ses maisons, sortir la clé, ouvrir la porte, allumer les lumières, se faire à manger, regarder la télévision, se coucher tard, se lever tôt. Marc a essayé de la joindre. Elle ne veut pas le revoir, ni lui ni l’autre. Elle le croise, elle ne lui dit rien, il lui a fait passer un mot par les patrons, il veut encore aller boire un verre, encore faire l’amour. Elle ne lui répond rien. Elle est loin. Son parfum est ancré en elle, elle veut garder cela, cette nuit, cette odeur, ces bras qui l’ont aimée, cette peau qui l’a touchée, conserver tout ça comme un trésor, garder ça pour continuer à vivre sans réfléchir, nettoyer les plinthes, la moquette, les tasses à café, les nappes, le carrelage, ne penser à rien, ouvrir et fermer les portes, elle n’a que ça, un souvenir, des photos, une maison vide, un père qui se consume, et des yeux qui ne veulent plus regarder personne.
Un matin, elle ne trouve personne au petit déjeuner. Les patrons discutent derrière le comptoir. Elle les interroge. Elle veut savoir où ils sont passés. Ils s’emportent. Laisse-nous, tout ça c’est de ta faute. Il jette son torchon à terre, elle claque la porte de la cuisine. Dites-moi ce qu’il s’est passé. Sa faute à elle, mais pourquoi ? Elle ne comprend pas. La patronne revient sur ses pas. Si tu leur avais plu au moins, dit-elle, ils l’auraient tourné ce maudit film, mais tu as tout gâché, tu n’aurais pas pu avoir ce rôle à la fin, ce n’est pas compliqué pourtant, maintenant ils sont partis, le film ne se fait plus, ils sont partis, tu m’entends, on avait devant nous plusieurs semaines de réservations, tout est fini, à cause d’une idiote qui renverse le café. Tu aurais pu au moins insister, dans ce métier, il y en a bien qui couchent, non ? Tout est fini, la saison est finie, va refaire toutes les chambres, je veux que tout soit parfaitement propre, tu m’entends ? Tout, je veux que tu passes l’aspirateur dans tous les recoins de cet hôtel, je veux que tout soit impeccable. Elle ne comprend pas. L’équipe continuait à faire des repérages, elle les voyait partir et revenir, ils prenaient des notes, comparaient des photos, le casting des figurants se poursuivait. Marc avait été finalement pris, tout allait bien semblait-il, elle se demande ce qui a déclenché l’arrêt du film. Le vieil homme s’est-il fâché avec la productrice ? Elle a fini toutes les chambres, il est tard, il n’y a aucun couvert ce midi, elle part fumer. Qu’a-t-elle raté ? Elle tire sur sa cigarette nerveusement, elle voit un scooter s’approcher, c’est Marc. Alors, tu es au courant ? dit-il après avoir enlevé son casque. Au courant de quoi ? Le film, il se fait pas, le vieux est tombé, il s’est fracturé la hanche, ils arrêtent tout, le film ne se fait pas, c’est tout. Elle écoute Marc. Elle écrase sa cigarette et en allume une autre. C’est pas de bol, ils m’avaient pris pourtant, j’aurais dû jouer dedans, c’est pas de bol, répète-t-il. Elle ne dit rien. Le vieil homme est tombé, c’est ce qu’elle souhaitait. Tu vois, ils t’ont pas prise et ils me prendront pas vu que le tournage est annulé, c’est pas de bol, vraiment, allez, j’y retourne, je voulais te voir, savoir si tu savais, comment tu allais, appelle-moi, on pourrait se faire un ciné un soir. Marc remet son casque et redémarre son scooter. C’est ce qu’elle souhaitait mais voulait-elle que ça arrive ? Elle ne croisait plus le regard du vieil homme depuis longtemps, elle servait les cafés avec application et détachement. Il était une ombre mais une ombre qui l’avait regardée intensément une fois, et sa présence quoique inutile lui servait de repère, malgré tout. Il était là sans y être, cela la réconfortait d’une certaine manière, c’était une béquille, ça l’aidait à tenir. Elle servait les cafés pour l’équipe, elle refaisait les chambres, elle n’avait que ça, c’était dur mais ça la faisait tenir pourtant. Tout n’était pas vain même si c’était absurde. Tout le monde était parti la veille, l’après-midi quand elle n’était pas là, sans dire au revoir. Non pas qu’elle aurait voulu leur dire un mot, mais peut-être les regarder s’éloigner dans leurs voitures, ils étaient partis en un claquement de doigts, sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Sa deuxième cigarette lui brûle les doigts, elle jette le filtre au loin. Et lui, est-il parti aussi ?
Elle a pris le bus jusqu’à l’hôpital. Son père n’est plus en soins intensifs. Elle le cherche. Elle demande où il se trouve. Une infirmière lui répond qu’il est dans sa chambre. Cela veut dire qu’il va mieux ? Le médecin vous expliquera, c’est à l’étage en dessous. Elle retire la blouse et les chaussons, et cherche le numéro qu’on lui a indiqué. Elle tape à la porte. Pas de réponse. Elle ouvre doucement. Il est là, immobile, les yeux fermés, les bras le long du corps. Les draps blancs sont bien tirés autour de lui, la pièce est propre. Elle s’approche et s’assoit à côté de lui. Une infirmière entre. Vous êtes sa fille ? Le médecin va passer. Il va mieux, dites-moi ? Le médecin va tout vous dire. Elle attend, elle le regarde. Ses yeux se posent sur la télévision éteinte, puis sur la fenêtre, elle attend encore, de longues minutes. Elle s’avachit dans le fauteuil, elle est fatiguée. La porte s’ouvre enfin et le médecin apparaît. Bonjour mademoiselle. Il tient dans sa main un classeur. Écoutez, votre père comme vous le savez était dans une phase avancée de sa maladie, à cela s’est ajoutée une infection pulmonaire qu’il a contractée durant son séjour ici, son état n’a fait qu’empirer, nous avons décidé de le sortir des soins intensifs pour que vous puissiez profiter de lui au maximum, votre père est âgé, sa maladie malgré nos interventions l’a affaibli, il semble lâcher prise, la perte de poids, tout cela nous a contraints à prendre cette décision, votre père ne veut plus vivre, son corps a abandonné, je préfère le savoir ici avec vous, il lui est arrivé d’avoir quelques moments d’éveil, je souhaiterais que vous soyez là pour pouvoir lui parler, il faut accepter son état.
Elle a compris. Son père va mourir d’ici peu. Il est maigre. Ses traits tirés l’ont défiguré, c’est à peine si elle le reconnaît avec ce masque et ces tuyaux dans son nez. Je suis désolé, vous pouvez rester aussi longtemps que vous le voulez, vous pouvez dormir à ses côtés, une infirmière va passer pour sa toilette. Elle ne dit rien. Elle regarde le médecin s’en aller puis elle prend la main de son père dans la sienne. Elle penche la tête et embrasse la peau fragile de ses doigts, elle reste ainsi un long moment. Des larmes coulent sur ses joues. Cela devait arriver, pourtant il est encore en vie, près d’elle, elle le voit respirer, difficilement, mais il respire. Elle entend de nouveau les mots du médecin dans sa tête et elle regarde la carnation blême de son père. Elle passera la nuit ici, personne ne l’attend.
Elle se rince la bouche et se lave le visage dans le lavabo de la salle de bains. Ça sent le désinfectant. Ils ont rapporté les affaires qu’elle avait laissées, un t-shirt, un pyjama, une serviette, des caleçons de rechange. La lumière froide du plafonnier écrase tout. Elle l’éteint et allume la veilleuse derrière le lit. Il y a une couverture, elle a enlevé ses chaussures. On lui a proposé un plateau-repas mais elle n’a pas faim, elle ne se voit pas manger à côté de lui, dans cet état. Elle lui prend la main et croit déceler une vibration sous ses sourcils, autour de ses lèvres. Elle incline le fauteuil et ferme les yeux. La nuit est tombée. La couverture sur ses genoux, les jambes pliées, elle n’arrive pas à dormir. Une infirmière passe et demande si tout va bien, elle ne répond rien. Elle se tourne et se retourne encore, le sommeil ne vient pas, elle repense à son enfance, à ses jouets, à ses amis, ses premiers flirts, sa première sortie et au regard de son père qu’elle ne distingue pas. Ces souvenirs semblent isolés, abandonnés, leur écho est faible. Il y a si peu de photos d’elle petite, elle se souvient de si peu de choses, pas assez de détails, c’est flou. Son père est une silhouette, tout comme elle, et les quelques éléments qui lui reviennent disparaissent aussitôt. Les images se mêlent à la nuit, furtives, imprécises, sauvages, elle ne sait pas si elle pense ou si elle rêve, elle est engourdie, elle se réveille, elle a froid, ses pieds dépassent du fauteuil, elle a mal au cou. La vitre est vide, il fait totalement noir dehors. Elle se rendort. Des fourmis cavalent dans ses jambes, puis le long de ses bras, les rêves reviennent.
Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle se lève pour aller aux toilettes. Quand elle revient, son père a les yeux et la bouche entrouverts. Elle se rapproche et lui prend la main. Il respire fort, elle s’assoit à côté de lui. Elle surveille sa peau, ses lèvres, son front. Soudain, ses iris se soulèvent vers la paupière supérieure, le blanc de l’œil couvre son regard, sa bouche s’ouvre davantage et se fige. Elle sent dans sa paume une dernière ondulation. C’est fini, dit-elle, c’est fini, répète-t-elle. Elle appelle une infirmière, ça y est, lui dit-elle, c’est fini. Laissez-nous quelques minutes, lui demande l’infirmière, nous allons le préparer. Elle sort, elle va fumer une cigarette à l’extérieur de l’hôpital. Elle ne pense à rien, ou à si peu. Il fait frais. Elle bloque ses bras contre son ventre. La cigarette lui donne la nausée. C’est-à-dire ? Nous allons le préparer ? Elle ne comprend pas, elle a juste obéi. Lorsqu’elle revient, la porte est fermée. Elle attend encore dans le couloir, elle n’ose pas rentrer. Au bout de quelques minutes, deux infirmières sortent et lui disent que c’est bon, qu’elle peut venir. Elle redécouvre son père dans son lit refait. Elles lui ont mis un bandage autour de la mâchoire pour éviter qu’elle ne s’affaisse. Elles ont dû le changer, les organes vitaux doivent lâcher dans ce moment-là, dans cette ultime pulsation. Il semble plus raide que tout à l’heure, pourtant sa peau est encore tiède. Elle ose effleurer la peau de son bras et pose un baiser sur son front. Son père a une odeur bizarre. Assise à ses côtés, elle le regarde. Il n’y a plus rien à faire, ça y est, elle se le dit à elle-même clairement, c’est vraiment fini, et ils ne se seront pas parlé avant qu’il s’en aille. Elle aurait voulu échanger quelques mots avec lui mais c’est trop tard, il est parti et il est encore là, sous ses yeux, elle ne comprend pas la situation, cela lui semble absurde de rester là, il n’y a rien à faire, mais elle reste, elle le regarde. Où est parti ce qui le faisait vivre une demi-heure plus tôt ? Il n’y a plus rien, juste un corps sans vie face à elle.
L’averse est lourde, rapide, presque brutale. Quelques parapluies s’ouvrent. Les allées peu entretenues exhalent des parfums de vergers et les visages accueillent la fraîcheur nouvelle comme une liqueur trop forte. Elle est habillée de noir. Marc est là, les patrons aussi. Elle regarde les amis, les connaissances de son père, de vieilles dames, de vieux messieurs, certains en fauteuil et elle se dit qu’ils ont dû se donner du mal pour venir jusqu’ici. Les nuages difformes occupent le ciel balayé par le vent. Le soleil revient. Les gens attendent, les mains jointes. Ils ne parlent pas. Elle distingue le bruit des gouttes sur les feuilles élastiques, les pas sur le gravier dans des allées voisines, le chant d’un merle au loin. Quatre hommes sortent de la longue voiture le cercueil et le déposent près du trou. Elle doit parler, quelques mots peut-être, elle ne sait pas quoi mais elle sent qu’il le faut avant qu’il soit descendu en bas. Sa voix est faible. Elle remercie les gens d’être là. Elle aimerait allumer une cigarette, elle en a envie mais cela ne se fait pas. Les stries d’eau ont rayé les vestes de hachures comme celles que les enfants appliquent sur leurs dessins d’orages. Ses yeux naviguent de costumes en costumes qui fourmillent peu à peu de pointillés sombres. Les pantalons constellés de boue fine dansent autour des lacets. Les robes ont absorbé les flaques verticales et de rares tissus colorés se sont éteints laissant mourir les motifs de fleurs et d’oiseaux qu’août autorise parfois à sortir au milieu des tombes. Mon père va nous manquer. Elle ne sait pas quoi ressentir à cet instant. Il a été un bon père, c’est ce qu’elle dit, car il a veillé sur elle, il venait lui dire bonne nuit, chaque soir, elle aimait ce moment, il lui donnait un baiser sur le front, elle n’avait que ça comme preuve d’affection, ce baiser du soir. Ils ne se prenaient jamais dans les bras. Il a été un bon père, malgré tout, malgré la souffrance, malgré ses efforts à elle pour être la meilleure fille possible. Les gens ne savent pas cela. Tout vient si vite dans son esprit, elle les remercie encore d’être présents, elle ne sait plus quoi dire. Les quatre hommes la regardent. Il est temps de descendre le cercueil. Ils s’approchent et saisissent les poignées. Les cordes tenues à bout de bras retiennent la caisse en bois qui s’engouffre peu à peu dans la terre. Les hommes posent délicatement le cercueil sur les tréteaux d’acier et récupèrent les cordes. Elle a acheté des fleurs, elle en jette une à l’intérieur du trou et ferme les yeux quelques secondes. Elle se recule, s’éloigne et laisse les gens en faire autant. Elle recueille les condoléances. Marc l’embrasse sur la joue. Les patrons lui serrent la main. De lourds nuages obscurcissent de nouveau les silhouettes. Elle pense à son père, à son corps sans vie au milieu de cette boîte, au milieu de ce trou que d’autres hommes, une fois qu’ils seront partis, recouvriront d’une dalle en marbre. Elle n’a pas bien regardé, elle n’a pas voulu voir sans doute ce qu’il y avait à côté du cercueil de son père. Celui de sa mère était-il en dessous, à droite ou à gauche ? Elle ne le sait pas, elle ne sait pas comment le temps agit sur le bois et sur les corps. Sa mère reste un mystère même dans sa tombe, les gens s’en vont, elle reste seule et entend les voix des fossoyeurs. La voiture repart. Elle rentre à pied, il n’y a que cela à faire.
Le train qu’un passant lui désigne du doigt s’arrête un peu plus loin et le panneau orné d’un éclair perforant une poitrine lui suggère d’emprunter le passage souterrain. Mais elle traverse les voies sous le regard du chef de gare. Le bitume décline légèrement et disparaît sous une nappe de cailloux broyés qui tapissent les voies autour des barres métalliques. Séparées de la voie ferrée par un grillage et par des lauriers, des maisons longent la gare. Elle avance. Au fond d’un jardin étroit qu’une cabane encombrée d’outils de jardinage et de sacs de terre rapetisse, un chien couché près d’une vieille bicyclette observe sa silhouette qui progresse au milieu des rails et aboie dans la direction opposée. Une autre locomotive annonce son approche par deux sifflements tandis que des mots indistincts crépitent dans le haut-parleur. Elle rejoint le quai et, d’une anormale enjambée, monte dans le train qui démarre aussitôt et l’emporte dans son mouvement.
Les paysages sur lesquels elle s’attarde, ceux qui décalquent la vaste plaine grise qui s’étend et prédispose à la rêverie, semblent aspirés pour laisser place à d’autres, presque identiques. Ce qu’elle voit, elle l’écoute aussi. Les motifs, ici les poteaux télégraphiques, les toits, les nuages et les bosquets, autant de détails jetés à vive allure contre les parois de l’habitacle, s’agrègent en une musique tour à tour alerte ou paisible. Elle est assise, seule, dans le sens de la marche. Elle a laissé Marc et les patrons. Elle leur a dit qu’elle s’en allait, qu’elle quittait le travail, que c’était fini, qu’elle n’en pouvait plus. Les patrons ne l’ont pas suppliée de rester. Marc, lui, n’a rien pu faire. Le notaire a validé tous les papiers et, sa commission prise, a indiqué à Louise le montant qui lui revenait. Elle a mis une somme de côté et une partie lui sert pour venir à la capitale. Rejoindre qui, quoi ? Elle ne sait pas. Revoir ces personnes, ces gens du cinéma, revoir celui qu’elle a aimé une nuit, peut-être. Ses yeux ont ébloui un metteur en scène, ils peuvent en intéresser d’autres, pourquoi pas ? Elle ne sait pas comment s’y prendre, elle y va, tout simplement. La carte du directeur de production lui a fourni une adresse, elle a réservé une chambre dans un hôtel. Une valise et un sac, elle n’a que ça, et ses yeux, brillants comme des prunes au soleil.
Le métro vole au cœur de la cité aux fenêtres régulières, et la portion d’espace et de temps entre deux stations crée une hallucination visuelle. Les immeubles sont animés par un puissant mouvement, on pourrait croire qu’ils glissent eux aussi sur des rails, jaillissent comme des automates géants, en guirlandes de béton, et derrière les vitres, chaque tour entre en collision avec la précédente, et la suivante attend d’être fracassée par l’effet de la perspective. Elle se concentre sur l’effet une quinzaine de secondes. La moiteur du compartiment charrie les odeurs des voyageurs, des aisselles aux résidus organiques des semelles. Et lorsque le dernier bâtiment recouvre tous les autres, anéantis, dissimulés sous un mille-feuille de béton, puis que lui-même disparaît sous les panneaux publicitaires, elle reprend ses esprits. Le train branle sans fluidité jusqu’à la station. Les femmes, les hommes, les enfants se lèvent, laissant claquer les strapontins. C’est la première fois qu’elle prend le métro. Hors de la rame, un ascenseur en panne repose au premier. Les voyageurs se bousculent, se disputent une marche, une rampe. Le soleil pousse les moins pressés vers la sortie. Des néons excitent les autres vers les correspondances. Elle les accompagne, le chemisier trempé, glacée par un vent venu des couloirs, les yeux remplis d’une vision de chaos urbanisé, jusqu’aux escaliers mécaniques, jusqu’à la sortie, jusqu’au pied de l’immeuble.
C’est ici, c’est l’adresse de la production. Elle sonne, on lui ouvre, c’est au deuxième. Elle a eu le temps de déposer sa valise à l’hôtel juste à côté, elle s’est recoiffée dans le miroir, a posé du rouge sur ses lèvres et du parfum dans son cou. On lui ouvre. Bonjour, je m’appelle Louise, je travaillais à l’hôtel où vous deviez faire un film, je pensais peut-être que j’aurais pu passer d’autres castings, je devais jouer le rôle principal, j’ai apporté quelques photos et voici mon CV, je n’ai jamais joué mais le réalisateur souhaitait que je tourne avec lui, je me disais que peut-être il y aurait quelque chose pour moi, je suis prête à travailler dur, ma mère était modèle, regardez c’est elle ici. Elle sort les photos de son sac. Écoutez, mademoiselle, ce n’est pas nous directement qui nous occupons des castings, voici une adresse, vous pourrez vous renseigner pour faire de la figuration. Je connais aussi cet acteur et ce réalisateur, vous savez où je peux les joindre ? La secrétaire regarde les noms. Oui, ils travaillent parfois avec nous, je ne peux pas vous donner leurs adresses personnelles mais je laisse un message si vous voulez. Je ne sais pas, je repasserai, non, plutôt, voici mon téléphone, dites-leur que je suis la jeune fille de l’hôtel, ils sauront, merci.
Elle sort de l’immeuble. Les voitures klaxonnent. Le rythme soutenu du trafic lui tourne la tête. Elle allume une cigarette et rejoint son hôtel. Sur le boulevard, un homme vêtu d’un large tricot marche et ses chaussures, déchirées comme si l’assaut d’un chien brutal l’avait surpris au milieu de la nuit, peinent à couvrir ses pieds qui raclent le sol plus qu’ils ne se soulèvent. Il est difficile d’apercevoir les traits de son visage tant sa barbe et ses cheveux s’entremêlent et sculptent un fatras de tiges drues et sombres. Il avance lentement, il ne mendie pas, c’est une forme, une ombre qu’elle suit des yeux de l’autre côté de la rue, un bloc mouvant dont l’apparence rappelle de loin celle des hommes. Arrivé au carrefour, il s’arrête au passage piéton. Elle l’a cru un instant insensible aux chocs, comme un galet sans attache qu’aucun heurt n’altère. Il attend le feu rouge pour les véhicules. Elle aussi. L’homme est à quelques mètres, elle s’approche de lui, il fige sa masse imposante. Elle lui tend une pièce et s’enfuit.
La ville s’étend sur des kilomètres. Elle se perd, prend le bus, le métro. Les rues et les carrefours se mélangent. Elle découvre la ville comme on tourne les pages d’un dictionnaire, elle papillonne, elle s’arrête au hasard, revient en arrière, elle met fin à son trajet soudainement et se retrouve dans un endroit inconnu, elle se laisse porter, son plan à la main. Parfois elle ne le consulte plus et ne cherche pas à savoir où elle se trouve. Elle avance au hasard, cela la mène forcément quelque part, elle n’a que ça à faire ici, se promener, déambuler en attendant qu’un rendez-vous se confirme. Les noms des rues se succèdent, s’accumulent. Elle pense à la ligne de bus qu’elle prenait jusqu’à la colline des mimosas. Ici elles sont nombreuses, elle se fie aux noms des terminus. Si la sonorité lui plaît alors elle grimpe, sinon elle regarde le bus s’éloigner et marche pour en trouver un autre. Elle s’arrête devant des magasins, des squares, des cimetières, et repense à son père. Elle s’éloigne et veut avoir d’autres images en tête. Elle se retrouve au pied des grands monuments qu’elle admire malgré elle. Tout lui semble étranger et curieusement familier. Rien ne l’étonne, elle se laisse porter, elle n’envie rien, tout cela passe sous ses yeux comme un défilé de fête nationale, à la fois extraordinaire et banal. On regarde les drapeaux et les chars, les hommes et les couleurs, et on se dit que rien ne nous étonne. Elle s’en veut presque de ne pas être surprise par la grande ville, elle n’attendait rien et rien ne l’interpelle vraiment. Elle s’arrête pour acheter à manger, elle s’assoit sur des bancs et donne des miettes à des pigeons, elle reprend son chemin. Elle se dit que sa mère devait connaître toutes les capitales du monde, leurs merveilles, leurs secrets. En était-elle blasée ? Cette nonchalance qui l’anime vient peut-être d’elle, elle ne semble pas dépaysée, elle s’ennuie même. Sa mère s’ennuyait-elle ? Se languissait-elle de son père lorsqu’elle travaillait ? Il semble que oui, pourtant elle continuait à parcourir le monde comme elle-même parcourt désormais la ville, insatiablement et avec tristesse. Les personnes qu’elle croise lui paraissent étrangères et familières tout autant que les bâtiments. Elle remarque les beaux jeunes hommes, les belles jeunes filles, le soin apporté à leur habillement, les pantalons serrés, les chaussures vernies, les chemises et les vestes se mariant à merveille. Elle contemple les couples à la terrasse des cafés, les baisers, furtifs ou langoureux. Dans les parcs, elle observe les enfants qui jouent sous l’œil distrait des nounous, se courent après, se battent, dévalent des toboggans, grimpent sur des cordes si hautes que l’on a peur pour eux, et les autres, les plus petits qui creusent des trous dans les bacs à sable et s’en jettent de pleines poignées au visage. Elle regarde le monde s’activer sous ses yeux qu’elle sait immenses mais que personne ne remarque. Elle s’assoit elle aussi parfois à la terrasse d’un bistrot et reste là une heure à scruter les allées et venues des uns et des autres. Au début, elle n’osait pas. C’est elle que l’on regardait passer depuis les terrasses, mais un jour elle s’est décidée et s’est assise, a commandé un café pour faire comme tout le monde, elle l’a bu trop vite et s’est brûlé le bout de la langue. Elle a remis un peu de sucre et l’a mélangé à l’aide de la cuillère. Elle aime examiner les silhouettes, leurs spécificités. L’un a le dos voûté, l’autre boite légèrement, celui-là marche vite, celle-ci a son bas filé. Elle les observe avec distance et gravité. Qu’ont-ils de plus ou de moins qu’elle ? Elle ne les connaît pas, elle ne les connaîtra jamais, ils sont trop nombreux, elle ne peut pas arrêter chaque personne et lui demander quels sont ses rêves, ses doutes, ses mensonges, ses tromperies. Elle paye l’addition et se lève.
Un bus peu rempli s’arrête à quelques mètres d’elle. Le chauffeur actionne l’ouverture d’une des portes. Cet appel, comme un clignement d’œil, l’invite à rejoindre l’immense caisson roulant. Ses mains agrippent les barres métalliques sous le cahot du véhicule, elle valide son ticket. Deux femmes se retournent. La montée d’autres personnes détourne leur attention. Elle s’installe, au fond, dans la moiteur d’une odeur de diesel, entre l’emballage plastique d’un chocolat et les pages arrachées d’un journal. Un couple s’assoit en face d’elle. Sous les ponts qui soutiennent le passage quotidien des trains, quelque chose d’effrayant transpire des murs. Des néons bleus habillent la pénombre d’un voile de gaze outremer, venu d’une mer lointaine, obscure et discrète qui pare les briquettes cuivrées de reflets grenat. La route bossuée lui envoie des vibrations qu’elle n’anticipe pas. Les secousses attisent sa nervosité. Les deux amants s’embrassent en parfaite harmonie avec les aléas de la chaussée. Elle ne peut s’empêcher de les regarder, elle les admire, autant elle que lui, elle les trouve beaux et aimerait elle aussi être vue ainsi dans les bras d’un homme. Ils la surprennent, elle détourne le regard. Le bus freine violemment et le chauffeur agite les mains hors de son habitacle en direction d’un automobiliste. Elle ferme les yeux et perçoit le grondement du moteur qui repart sur un tronçon de route plus fluide, accueillant le bus comme une valise sur un tapis roulant d’aéroport. Elle se laisse surprendre par une douceur retrouvée. Cela lui rappelle une berceuse, la caresse d’une main sur la nuque, le frôlement d’un tissu aux arômes de salive, la mélodie claire d’une boîte à musique, le bruissement du papier aluminium emballant les restes d’un fruit. Elle s’assoupit. Les paroles, les crissements de freins se dissipent dans le courant continu d’une corne de brume urbaine, rengaine des voitures et des autobus, des piétons et des vélos, des taxis et des ambulances qui, lui prodiguant une fatigue instantanée et subite, la somme de lâcher prise afin que les images de la ville s’infiltrent dans ses rêves et dans ses veines. La jeune fille la bouscule en cherchant à s’appuyer sur le dossier de la banquette. Il s’est levé lui aussi pour l’embrasser. Son torse laisse deviner, sous les bâillements de sa chemise, le fouet régulier d’une chaînette en métal. Ils échangent quelques mots, elle descend, il lui sourit en tordant son buste vers le couloir puis, à travers la vitre, elle pose une main à plat sur la paroi qu’il vient doubler de l’autre côté avec la sienne, doigts puissants qui, surlignant les contours menus de la main extérieure, semblent l’envelopper d’un halo cuivré. Le bus redémarre. Les traits du jeune homme, à peine la jeune fille disparue, ont revêtu les codes austères du masque anonyme des habitants des grandes villes. Cette personne, désormais, ne lui est plus inconnue. Elle connaît une partie infime de son existence. Elle peut dessiner le visage de son amoureuse et, surtout, le visage de celui qui jouit à la vue de celle-ci. Il ne lui est plus étranger et si, au même endroit, sans la jeune fille, elle avait croisé sa silhouette, ses sourcils droits, ses ridules autour des lèvres, son regard difficile, il ne lui aurait pas fait entrevoir la beauté qui en émanait. Son genou percute le sien quand il se lève. Mais ce n’est qu’en l’apercevant sur le trottoir qu’elle s’est levée. Elle a tout juste le temps de retenir les portes pour se retrouver dehors.
Cet homme ne peut l’inclure dans sa vie. Il appartient à une autre, mais elle a vu dans ses yeux ce que le désir a su y loger et, avivée d’une émotion fragile, elle veut savoir où il se dirige et qui, ou quoi, il va voir à présent. En descendant du bus, elle distingue la guérite de verre et d’acier qu’une affiche illumine en plein jour, les passagers, billet en main, qui se succèdent pour monter, l’asphalte et le goudron dont les déclinaisons molles invitent à relever le pied pour ne pas s’enfoncer dans les nappes noires qui fondent au soleil. Il la distance de quelques mètres. Elle avance dans l’échauffement d’une poursuite improvisée. Ses enjambées se font cadencées, hypnotiques et, pour continuer sur cette mesure, elle doit négliger plusieurs feux et priorités. Un camion aux proportions colossales interpose sa masse d’éléphant. Le bref mouvement de recul opéré par son corps la rappelle à la sauvagerie de la ville. Un carrefour les sépare. Elle décide de s’accrocher à l’unique silhouette qui ne lui est pas étrangère comme un fanion à ne pas quitter des yeux. Les devantures paraissent identiques à celles vues la veille. Elle est l’écume à la poupe d’une frégate. Plus elle le suit, plus la laisse invisible qui les unit s’enroule aux poteaux, aux réverbères, aux boîtes aux lettres. La distance qui les sépare augmente de trottoir en trottoir et, comme harassée par une course dont l’endurance la jette à terre, elle laisse le jeune homme décoller littéralement du sol sur un escalator aux portes d’un grand magasin. Elle reste figée au pied de l’immeuble face à d’immenses miroirs. Son reflet lui renvoie l’image d’une jeune fille égarée qui a suivi un inconnu. Elle rentre tard, exténuée, les pieds gonflés, les jambes lourdes, le chemisier humide, et s’endort vite.