Текст книги "Figurante"
Автор книги: Dominique Pascaud
Жанр:
Роман
сообщить о нарушении
Текущая страница: 4 (всего у книги 7 страниц)
Le jardin semble figé. Elle avance doucement. Elle tient ses clés dans une main, il fait nuit noire, elle cherche à tâtons la lumière du porche, elle introduit la clé dans la serrure. Le parfum de son père vient à elle bien plus sans doute que s’il était présent. Elle allume les lumières de la maison, toutes, celles de la cuisine, celles du salon, du couloir, de la salle de bains puis elle monte à l’étage et elle allume les lumières de sa chambre. Elle hésite un instant devant la porte de celle de son père, elle hésite, comme si elle avait peur d’y découvrir autre chose que le drap à changer. Elle a prévenu Marc de ne pas l’attendre, ce soir elle inspecte la maison de son père. Elle profite qu’il soit à l’hôpital pour aller fouiner et chercher des photos, des papiers, des documents. Elle ne sait pas à quoi s’attendre. Quand elle était petite, jamais elle n’est allée jeter un œil dans les affaires personnelles de son père. Il a fallu attendre vingt ans pour qu’elle se décide. Il est là-bas à l’hôpital, incapable de bouger, dans une demi-conscience, et elle se retrouve dans sa propre maison à farfouiller comme une voleuse.
Elle pousse la porte. Le grand lit est en désordre. Sur la table de nuit, un réveil, une boîte de médicaments, un verre d’eau. En face du lit, un secrétaire et une grande armoire. Elle se souvient de ces meubles, ces blocs monolithiques qu’elle n’osait ouvrir. Le bois sombre de l’armoire l’impressionne toujours, les veines symétriques des deux portes dessinent des vallées verticales. Elle approche la main et tourne la clé qui lui résiste un peu, elle tire. Un grincement léger accompagne son mouvement, la lumière pénètre l’armoire, elle y découvre des habits pliés, des chemises, des pantalons rangés les uns à côté des autres sur trois niveaux. Au-dessus, des boîtes à chaussures remplies de chaussettes et de caleçons, des mouchoirs, puis en dessous, des draps, pas ceux qu’elle change, ceux-là, elle les range dans la buanderie, non, des draps anciens, brodés d’initiales, M. F. M comme Marie sans doute, une des rares choses qu’elle sait sur sa mère, son prénom, son nom de jeune fille lui est inconnu. Elle pose sa main sur le tissu à la trame épaisse, légèrement rugueuse, un peu jaunie à certains endroits. Tout en bas de l’armoire, elle aperçoit un petit coffret. Elle s’agenouille et le prend. Elle l’ouvre et découvre de l’argent, ancien lui aussi, des billets flanqués d’autres visages, d’autres monuments, d’autres couleurs. Elle entend un objet qui se déplace quand elle bouge la boîte, elle soulève les billets, c’est une bague, une bague en argent sur laquelle une pierre rose est délicatement posée, une bague fine, elle la prend et l’essaye à son petit doigt, elle lui va. Était-elle à sa mère ? A-t-elle de la valeur ? Elle ne peut pas la garder, peut-être plus tard, une fois que son père, enfin, elle ne veut pas penser à ça, elle la repose dans la boîte, se relève et ferme les portes de l’armoire. Son regard se déplace vers le secrétaire, un meuble massif, brun rouge, en acajou. Des papiers y sont disposés, certains bien rangés, beaucoup en désordre. Chaque fois qu’elle refait son lit, elle regarde de loin cet amas de feuilles. Ce sont des factures, des prospectus, quelques journaux et magazines. Derrière ce fatras se cachent deux petits tiroirs. Du bout des doigts, elle se fraye un chemin pour atteindre les parois en bois. Elle déplace tout, elle y est obligée si elle veut savoir ce qu’il y a dans ces tiroirs. Son père ne s’en apercevra pas. D’ailleurs, le reverra-t-il jamais ce secrétaire. Elle écarte encore cette pensée et ouvre l’un des tiroirs. Il y a des papiers, des vieilles lettres à l’écriture inclinée, avec des pleins et des déliés, des lettres et des enveloppes, et des timbres usés. Elle prend l’une d’elles et la déchiffre, elle devine que c’est son père qui s’adresse à sa mère. Chère Marie, cela fait deux mois que je n’ai pas de vos nouvelles et j’aimerais vous revoir. C’est une lettre d’amour, ou plutôt une déclaration, que la belle a gardée, et que lui a gardée à son tour. Elle repose la lettre, en lit une autre, puis une autre, ce sont leurs échanges, lui à elle, elle à lui, le tutoiement apparaît et leurs sentiments croissent, elle tremble en lisant ces mots, cet amour entre deux êtres, entre un homme et une femme, une jeune femme qu’elle n’a pas connue, une jeune femme qui brûlait de désir pour un jeune homme. Leurs lettres sont ardentes, elle en est presque gênée, sa mère, semble-t-il, s’absentait longtemps. Dans l’une des lettres, son père lui demande la date de son retour, il lui écrit qu’elle lui manque terriblement, qu’il n’en peut plus d’attendre. Où est-elle ? Que fait-elle ? Elle aussi n’en peut plus mais elle est obligée de rester loin et les deux amants se lamentent. Leur amour est si grand. Certains mots paraissent crus, ça parle de peau et de caresses, de douceur sur la poitrine, d’étreintes dans un lit, sous des draps chauds et humides, de mains entremêlées, de corps alanguis, elle est gênée de lire cela et cela la fascine tout autant. Ces deux amants s’aimaient passionnément, elle le sent, elle le lit et son père ne lui en a jamais parlé. Comment l’aurait-il pu ? On ne peut parler de cela, pas à sa fille, pas avec ces mots-là. Elle repose les lettres et ouvre le second tiroir. Elle y trouve des photos. Enfin, se dit-elle, des photos, certainement de sa mère. Il y a d’abord des cartes postales remplies de mots plus sobres mais chargés eux aussi d’attentes et d’amour. Au dos, des paysages lointains, des vallées, des palmiers, des cascades, des rivières, de grands ciels bleus et la mer, des vagues, du sable et, au-dessus, le soleil, éclatant, même après toutes ces années, éclatant de vigueur, un disque blanc au centre de l’image, aveuglant, irradiant. Tout un tas de cartes postales de sa mère que son père a gardées, quelques images aussi, des photos encore de paysages où parfois un doigt apparaît dans le coin de l’image, des photos mal cadrées ou de travers, où l’horizon s’incline un coup à gauche, un coup à droite.
Sous cette pile d’images, elle trouve une grande enveloppe, marron, du vieux papier kraft. Elle la prend délicatement, pressentant que quelque chose de précieux s’y trouve. Elle l’ouvre et découvre des photos sur lesquelles pose une jeune femme, une jeune femme au visage triangulaire, au sourire doux, au regard intense. Elle semble poser, pas comme pour une photo de vacances, non, ces photos semblent avoir été prises par un professionnel. Cette jeune femme porte de beaux habits, elle est toujours bien coiffée, au milieu de beaux décors, intérieurs comme extérieurs. Ce sont de beaux tirages, elle les regarde un par un, puis elle découvre cette même jeune femme sur des photos provenant de magazines. Elle sourit, elle est debout ou assise sur une chaise, une balustrade, un rocher, adossée à un mur ou contre une cheminée. Sous ses pieds, au-dessus de sa tête, le nom d’une marque de shampoing, de vêtements, de produits de beauté, et les publicités se succèdent, des dizaines d’images découpées, conservées précieusement dans cette enveloppe, des images que son père garde à l’abri des regards, des regards de sa fille, sa fille qui n’a jamais su que sa mère était modèle et qu’elle posait pour des agences, pour des marques, qu’elle devait parcourir le monde pour son travail et qu’elle était loin de son père. Son visage est si beau. Ses poses si étonnantes et naturelles, elle rayonne, elle est sublime, son visage ressemble à celui de sa fille, elles ont le même regard, la même intensité dans les yeux, le même éclat et la profondeur d’un même horizon. Elle repose les images et s’assoit sur le rebord du lit. Sa mère était si belle. Elle ne supporte pas qu’elle ait pu mourir à cause d’elle. Voilà pourquoi son père l’a eue si tard. Il laissait à sa femme le temps d’une carrière, le temps d’éclater sous les projecteurs. Elle se dit qu’ils ont attendu trop longtemps, que sa mère mettait sa vie en danger en ayant un enfant. Elle n’en veut pas à son père de ne lui avoir rien dit, elle n’a plus d’émotion à cet instant. Voudrait-elle garder une photo de sa mère dans son sac ? Elle replonge la main dans l’enveloppe, elle en choisit une, où cette belle jeune femme pose devant la mer, la lumière illuminant ses cheveux et ses épaules. Son sourire est tendre et un feu intérieur paraît poindre dans l’éclat de ses iris. Elle prend aussi une image où une main s’est logée devant l’objectif, la main de sa mère, floue, comme un cocon au bord du cadre, un cocon doux et granuleux, frais et rosé. Elle referme les tiroirs du secrétaire et éteint les lumières de la chambre. Puis elle éteint toutes celles de la maison. Elle sort sa clé, ouvre la porte et la referme à double tour, elle pousse la grille du portail et remonte la rue jusqu’à l’avenue. Un chien aboie à son passage. Il n’y a plus de bus à cette heure-ci. Elle va rentrer à pied, cela va lui prendre du temps. Elle regarde son téléphone. Marc lui a laissé un message, elle ne l’écoute pas, elle se contente de marcher en pensant à ce qu’elle a vu, à ce qu’elle a touché, de vieux papiers, d’anciennes photos. Elle marche sur le trottoir et quelques voitures passent à ses côtés sous les lampadaires de l’avenue. Elle tient fort son sac à main contre elle, elle n’a pas froid, elle pense à sa mère, cette jeune femme partie sans l’avoir prise dans ses bras. Pour elle, pas de photos de bébé dans les bras d’une maman. Pas de petits pieds, de petites mains emmitouflées dans des vêtements soyeux. Elle n’a que ça, un modèle éclatant et une main diffuse. Elle n’a pas froid, elle marche, cela va lui prendre plus d’une demi-heure pour rentrer. Marc l’a peut-être attendue, elle n’a que ça, une publicité pour du shampoing et une photo ratée.
Son reflet est désormais un écho, celui de sa mère, et au matin, elle se regarde dans le miroir et voit une petite fille au regard intense, aussi intense que celui de cette belle jeune femme. On ne peut rien refuser à ces yeux-là. Ils semblent vous transpercer le cœur. Ils sont magnifiques. Elles ont le même regard. Elle contemple encore et encore la photographie. Le même regard qui a charmé des photographes. Le même qui a charmé, sans qu’elle s’en rende compte, un réalisateur. C’est pour cela, se dit-elle, qu’il a voulu travailler avec moi. Mes yeux et leur intensité l’ont marqué, l’ont attrapé, l’ont subjugué, je ne savais pas que j’avais d’aussi beaux yeux. Il aura fallu des images sur du papier glacé pour que je m’en aperçoive, que je réalise que le charme venait de là, des yeux de ma mère et de leur profondeur. Pourquoi mon père ne me l’a-t-il jamais dit ? Pourquoi n’a-t-il jamais voulu me montrer de photos ? Voit-il toujours le regard de celle qu’il aimait dans mes yeux ? J’aimerais lui demander, le supplier de m’expliquer ce manque, cette absence de photos dans notre maison. M’en veut-il de lui avoir enlevé son amour et sa joie de vivre ? Je comprends pourquoi il a si souvent évité de me regarder. Il détournait ses yeux des miens de peur d’y retrouver ceux de son amour mort.
Ce matin, elle a vu sa mère dans le miroir, celle qu’elle devait être à cet âge, rayonnante malgré les pleurs et l’incompréhension, séduisante malgré les cernes et le teint pâle. Elle a passé la nuit à pleurer et Marc ne s’est aperçu de rien. Ce matin, même si son corps était fatigué, épuisé, elle a vu ce qui lui a toujours manqué, le visage de celle qu’elle n’a pas pu connaître. Marc s’est réveillé, il l’a embrassée. Pour lui, elle avait toujours le même visage, rien de particulier n’avait changé. Pour elle, tout avait changé mais personne ne pouvait le voir. Je t’emmène au travail ? a demandé Marc. Oui. Elle ne lui en veut pas. Il ne peut pas savoir, les patrons non plus. Personne ne sait que son visage est devenu autre, différent, superposé à celui d’une inconnue qui a ses yeux. Elle prend son café, mange un gâteau, se brosse les dents, Marc fait démarrer son scooter, elle ferme la porte à clé, ils s’en vont, sa jupe s’envole au-dessus du skaï noir de l’engin.
Il est tôt, le jeune acteur fume une cigarette à l’entrée de l’hôtel, elle passe à côté de lui sans le regarder. Elle se dit que tout cela n’a pas de sens. Un jeune homme se tient là à cause d’un vieil homme qui a voulu faire d’elle une actrice qu’elle n’est pas, qu’elle ne sera jamais. Tout cela a la consistance farineuse d’un gâteau mal cuit, mal dosé, que l’on désire malgré tout des yeux, mais une fois les dents plantées à l’intérieur, une pâte molle sans saveur, étouffante, presque argileuse, plâtreuse, et qui n’en finit pas d’embaumer la bouche de relents de terre humide et d’éléments organiques inconnus, saisit la langue et irrigue le corps, le souille.
Elle dit bonjour aux patrons. Les cafés sont servis et bus, les croissants déglutis. Son esprit, à chaque instant, dans une cadence réglée, regrette d’avoir cédé à la tentation d’autre chose. Elle sait que ses yeux désormais n’y sont pas pour rien. Elle essaye de ne penser à rien, elle sait que les photos de sa mère sont dans son sac à main, à l’abri, près d’elle, loin des clients, des chaises qui reculent bruyamment et des pas qui s’éloignent. Elle range les tasses vides, elle retire les nappes salies, elle vide les poubelles et passe le balai. Elle demande aux patrons si elle peut fumer une cigarette avant d’aller faire les lits, il lui dit oui, l’autre fait la moue, elle allume le briquet qui vient carboniser de sa flamme l’extrémité du cylindre blanc. Elle se repose contre le mur, l’acteur est encore là, il parle au téléphone, d’une voix douce. Elle l’observe, il est plus grand qu’elle, son dos légèrement voûté lui donne l’allure d’un homme mûr alors qu’il n’a pas trente ans. Il s’emporte d’un coup et hurle dans son portable. Il raccroche. Elle baisse les yeux, aspire une bouffée et fixe le trottoir. Une ombre vient s’immiscer dans son champ de vision. Excusez-moi, je n’en ai plus, je peux vous en prendre une ? Il lui désigne le paquet qu’elle a gardé à la main. Oui, bien sûr. Elle lui tend le briquet mais il allume la cigarette avec le sien, alors son bras reste suspendu quelques instants immobile dans le vide. Il recrache la fumée en se détournant d’elle. Il frotte son menton. Vous savez, enfin tu sais, si ça ne te dérange pas que je te dise tu, au début je n’ai pas compris pourquoi le vieux, pardon, Raymond a voulu te choisir, c’est trop risqué, il y a des exemples où des inconnus y arrivent mais quand même, tu n’as jamais joué me semble-t-il, c’est difficile de porter sur ses épaules un premier rôle, et puis, ça a coincé, tu t’en es rendu compte, il fallait bien qu’il y ait un mais, c’est elle qui décide finalement, ce n’est pas lui, elle n’a pas voulu que ce soit toi, je la comprends, c’est son argent, elle veut que tout se fasse comme elle l’entend, et lui, eh bien, il ne peut pas dire grand-chose sur certains points, s’il veut que son film se fasse, il me l’a dit aussi, il doit s’en remettre à elle, après, j’aurais bien voulu savoir ce que ça pouvait donner, on aurait pu faire un bout d’essai tous les deux, je n’ai pas l’habitude de faire des compliments, mais tu as quelque chose, ta manière de bouger, ta façon de regarder, et puis les quelques mots que je t’ai entendu prononcer semblent précieux, je ne sais pas, il y a un truc chez toi qui fonctionne, ça me plaît. Son téléphone sonne. Excuse-moi. Il s’éloigne et paraît reprendre la discussion qu’il avait interrompue. Elle a fini sa cigarette, elle attend quelques secondes et rentre dans l’hôtel. Il parle fort, s’emporte de nouveau, il ne la regarde pas, elle se retourne et voit ses cheveux balayés par une brise qui vient le caresser tandis qu’il tourne sur lui-même, la tête baissée, absorbé, criant à certains moments, les dents serrées, semblant vouloir étouffer des mots pour que personne n’entende. Elle passe devant les dépliants de l’entrée. Un bras soudain la retient. Attends, on pourrait, je ne sais pas, boire un verre ce soir. Il a encore le téléphone à la main. J’aimerais qu’on se voie autre part qu’ici, tu ne connais pas un bar. Elle ne sait pas quoi répondre, il sent bon. Il la regarde différemment. Je ne peux pas vous dire, c’est difficile. Dis-moi où je peux te rejoindre, à quelle heure ? Le patron les observe derrière le comptoir, il voit que le jeune homme a sa main toujours posée sur le bras fin de Louise. Je ne peux pas, je finis à 15 heures, je ne peux pas ce soir. Il relâche sa pression. Elle se dirige dans le couloir et gravit l’escalier. Sa respiration est forte. Elle tourne en rond dans le local d’entretien, les serviettes et les petits savons tombent de son chariot. Il sentait bon. C’est à cela qu’elle songe, pas à son visage. Elle retrouve son parfum, son odeur, puis sa main sur son avant-bras. Elle quitte le cagibi, se dirige vers les chambres, ouvre une porte et s’enferme. Elle s’étend sur un lit défait. La tête plaquée sur l’oreiller, elle regarde le plafond. Les couleurs des murs et des couvre-lits l’entourent comme les vagues qui viendraient se briser sur une île solitaire.
Elle s’est vêtue d’une blouse et a enfilé les chaussons en tissu. Elle ne dit rien. Il est immobile, il n’y a rien à dire, elle reste une demi-heure à ses côtés. Les infirmières passent près des malades du pas feutré qu’on attend d’elles. C’est calme, l’endroit est silencieux. Il y a des personnes qui, comme elle, patientent assises au pied des lits, qui regardent les bips des moniteurs, l’écoulement des perfusions, attentives au moindre mouvement des mains ou des sourcils. Elle se lève et sort de son sac les photos de sa mère. Il a les yeux clos. Il ne peut pas les voir. Elle les lui montre pourtant, elle profite de son inconscience pour l’affronter, le narguer presque. Oui, je te les ai prises dans ton secrétaire, tu m’as caché tout cela et je l’ai découvert. Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? Pourquoi était-ce un secret, un mystère ? J’ai toujours eu le sentiment que tu ne m’aimais pas, ou plutôt, que tu m’aimais comme on aime un tableau qu’on ne regarde plus, sans un mot, sans contact, sans aucune démonstration d’affection. Je devais être pour toi, moi aussi, une image, lointaine et pourtant si proche de toi. Regarde ces photos. Il fallait bien que je les trouve un jour. J’aurais voulu que ce soit toi qui me les montres, que l’on puisse en parler, que tu me racontes tes souvenirs avec elle, puis sans elle, que tu me dises comment elle riait, comment elle pleurait, comment vous étiez tous les deux, quels étaient vos projets, vos goûts, tout ce qui fait un couple, quelle était sa couleur préférée. Aimait-elle le vin, les jupes, la neige ? J’aurais voulu savoir tout ça et l’entendre de ta bouche, mais tu ne m’as rien dit, jamais. Je t’en veux, tu sais. Est-ce que tu m’entends au moins ? Regarde, ouvre les yeux, réponds-moi, s’il te plaît, réponds-moi.
Une infirmière vient la voir et lui demande ce qui ne va pas. Elle lui propose de le laisser se reposer. Mais se repose-t-il ? Ce n’est peut-être qu’une ombre que l’on maintient en vie. Venez, allez faire un tour, revenez demain, on s’occupe de lui, on vous préviendra si la situation change.
Elle range les photos, sort de la pièce, jette sa blouse et ses chaussures en tissu. Elle décide de rentrer à pied, elle a envie d’être seule, de ne penser à rien, de s’épuiser dans l’effort, d’oublier cet être qui s’éteint. Marc l’a prévenue sur son portable qu’il ne rentrerait pas ce soir, il mange avec un copain, il y a un match à la télé. C’est pour ne pas t’embêter, tu peux rester tranquille à l’appart, tu pourras regarder ce que tu veux, je sais que tu n’aimes pas trop quand on est là pour les matchs, je mange chez Guillaume, ne m’attends pas, je t’embrasse. Elle pose les clés dans la coupelle. Elle ne veut pas rester seule pourtant, pas ce soir. Quand elle a dit à l’acteur ce matin qu’elle finissait à 15 heures, elle pensait sans se l’avouer qu’il l’attendrait. Pour faire quoi ? Elle ne sait pas, mais elle imaginait le retrouver pour partager une nouvelle cigarette, pour sentir son parfum et sa main sur son avant-bras. Elle dépose ses affaires sur le canapé, elle n’a pas envie de faire à manger, elle scrute l’écran vide et noir du téléviseur, elle décide de ressortir s’acheter quelque chose, elle ne veut pas rester seule. Elle change d’habits et de chaussures, se recoiffe, met un peu de rouge sur ses lèvres et sur ses joues, du parfum au creux de son cou et sur ses poignets. Elle connaît une boutique où il y a de bons sandwichs. Ses talons résonnent dans le hall de l’immeuble puis dans la rue.
Il est là. Comme s’ils savaient tous les deux qu’ils se retrouveraient. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où se rencontrer ici. Il est en train de fumer assis à la terrasse du café. Quelques personnes au bar s’agitent en regardant le match à la télévision. Elle fait semblant d’avoir une mine surprise. Il lève la main et l’invite à s’asseoir en lui tendant une chaise. Elle ne dit rien et sourit. Elle allume une cigarette. Le garçon vient demander ce qu’elle veut boire. Un panaché. Ils ne se parlent pas. Ils fument en silence. Elle sent son parfum et il doit sentir le sien. Leurs bras se touchent lorsqu’elle se penche pour laisser passer le serveur. Ils se regardent un peu plus longuement. Elle croise les jambes, il regarde sa montre. Il reste toute la seconde mi-temps pour s’aimer. Ils le savent. Dans la numéro 106. Ils passeront par-derrière avec ses clés. Ils s’aimeront dans des draps qu’elle a elle-même changés, dans une chambre qu’elle a nettoyée. Elle sentira son corps sur le sien, ses mains sur ses seins, ses cheveux entre ses cuisses. Marc est loin, elle est loin elle aussi, elle n’a que ça, ses yeux qui disent qu’il peut venir en elle, il n’a qu’à l’aimer. Son parfum a envahi les pores de sa peau. Elle absorbe les effluves qui dansent de haut en bas, de gauche à droite. Elle passe les mains dans ses cheveux. Elle semble heureuse, elle le lui dit à l’oreille, mais il n’entend pas. Les corps se tendent et s’échauffent, se percutent doucement puis plus fortement. Leurs soupirs se répondent. Elle le regarde dans la pénombre. La chambre n’est éclairée que par le néon clignotant de l’hôtel. Ses bras passent de l’orange au vert le temps d’un clignement d’œil. Elle se lève, il ne bouge pas, elle semble heureuse, elle ne le lui dit pas de nouveau, elle prend ses vêtements et se rhabille. Elle fait grincer le lit en remettant ses chaussures, elle prend son sac et sort. Elle ne dit rien, ne se retourne pas. Il ne la retient pas.
Marc aurait pu ne rien en savoir. Elle veut le quitter, c’est ce qu’elle lui annonce quand elle rentre. Il ne comprend pas. Elle dépose les clés dans la coupelle. Qu’est-ce que tu racontes ? Elle ne retire pas sa veste. C’est venu vite, mais j’ai rencontré quelqu’un et je ne peux pas te le cacher. Mais c’est qui ? Ça n’a pas d’importance, tout cela s’est passé vite, ça arrive, je n’y peux rien et je ne veux pas te mentir, j’irai m’installer dans la maison de mon père. Mais c’est quoi cette histoire ? Dis-moi que tu ne dis pas la vérité, dis-le-moi, ce n’est pas vrai. Tout est vrai Marc, je ne peux plus vivre avec toi, je t’ai trompé, je veux être honnête avec toi. C’est qui ? Je le connais ? Peu importe, je ne sais même pas si je vais le revoir, il faut qu’on se quitte, c’est comme ça, il y a des choses qui ont changé, on n’y peut rien, je t’aime toujours, je crois, mais je ne peux pas vivre avec quelqu’un que j’ai trompé, tu comprends. Mais c’est qui, bon sang ? Je pars ce soir, j’ai préparé quelques affaires, je vais dormir là-bas à présent, j’irai au travail en bus, ne m’attends pas le soir, ne cherche pas à me voir, c’est fini, je suis désolée, c’est fini.
Elle a le sentiment d’appartenir à personne et à tout le monde en même temps. Elle se cache puis s’exhibe. Qu’a-t-elle à faire ici, sur cette terre, au milieu de ces gens, de ces personnes qui la regardent, qui la scrutent ? Que veut-elle ? Elle a le sentiment de vivre dans un livre d’images sur lequel on pose un regard sans lire les mots qui les accompagnent.