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L’Aiguille creuse
  • Текст добавлен: 15 октября 2016, 01:40

Текст книги "L’Aiguille creuse"


Автор книги: Maurice Leblanc



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– Il s’agirait alors de Mlle de Gesvres et de Mlle de Saint-Véran ?

– En toute certitude.

– Et vous ne voyez rien d’autre ?

– Si. Je note encore une solution de continuité au milieu de la dernière ligne, et si j’effectue le même travail sur le début de la ligne, je vois aussitôt qu’entre les deux diphtongues ai et ui, la seule consonne qui puisse remplacer le point est un g, et que, quand j’ai formé le début de ce mot aigui, il est naturel et indispensable que j’arrive avec les deux points suivants et l’e final au mot aiguille.

– En effet… le mot aiguille s’impose.

– Enfin, pour le dernier mot, j’ai trois voyelles et trois consonnes. Je tâtonne encore, j’essaie toutes les lettres les unes après les autres, et, en partant de ce principe que les deux premières lettres sont des consonnes, je constate que quatre mots peuvent s’adapter : les mots fleuve, preuve, pleure et creuse. J’élimine les mots fleuve, preuve et pleure comme n’ayant aucune relation possible avec une aiguille, et je garde le mot creuse.

– Ce qui fait aiguille creuse. J’admets que votre solution soit juste, mais en quoi nous avance-t-elle ?

– En rien, fit Beautreiet, d’un ton pensif. En rien, pour le moment… plus tard, nous verrons… J’ai idée, moi, que bien des choses sont incluses dans l’accouplement énigmatique de ces deux mots : aiguille creuse. Ce qui m’occupe, c’est plutôt la matière du document, le papier dont on s’est servi… Fabrique-t-on encore cette sorte de parchemin un peu granité ? Et puis cette couleur d’ivoire… Et ces plis… l’usure de ces quatre plis… et enfin, tenez, ces marques de cire rouge, par-derrière…

À ce moment, Beautrelet fut interrompu. C’était le greffier Brédoux qui ouvrait la porte et qui annonçait l’arrivée subite du procureur général.

M. Filleul se leva.

– M. le procureur général est en bas ?

– Non, Monsieur le juge d’instruction. M. le procureur général n’a pas quitté sa voiture. Il ne fait que passer et il vous prie de bien vouloir le rejoindre devant la grille. Il n’a qu’un mot à vous dire.

– Bizarre, murmura M. Filleul. Enfin… nous allons voir. Beautrelet, excusez-moi, je vais et je reviens.

Il s’en alla. On entendit ses pas qui s’éloignaient. Alors le greffier ferma la porte, tourna la clef et la mit dans sa poche.

– Eh bien ! quoi s’exclama Beautrelet tout surpris, que faites-vous ? Pourquoi nous enfermer ?

– Ne serons-nous pas mieux pour causer ? riposta Brédoux.

Beautrelet bondit vers une autre porte qui donnait dans la pièce voisine. Il avait compris. Le complice, c’était Brédoux, le greffier même du juge d’instruction !

Brédoux ricana :

– Ne vous écorchez pas les doigts, mon jeune ami, j’ai aussi la clef de cette porte.

– Reste la fenêtre, cria Beautrelet.

– Trop tard, fit Brédoux qui se campa devant la croisée, le revolver au poing.

Toute retraite était coupée. Il n’y avait plus rien à faire, plus rien qu’à se défendre contre l’ennemi qui se démasquait avec une audace brutale. Isidore, qu’étreignait un sentiment d’angoisse inconnu, se croisa les bras.

– Bien, marmotta le greffier, et maintenant soyons brefs.

Il tira sa montre.

– Ce brave M. Filleul va cheminer jusqu’à la grille. À la grille personne, bien entendu, pas plus de procureur que sur ma main. Alors il s’en reviendra. Cela nous donne environ quatre minutes. Il m’en faut une pour m’échapper par cette fenêtre, filer par la petite porte des ruines et sauter sur la motocyclette qui m’attend. Reste donc trois minutes. Cela suffit.

C’était un drôle d’être, contrefait, qui tenait en équilibre sur des jambes très longues et très frêles un buste énorme, rond comme un corps d’araignée et muni de bras immenses. Un visage osseux, un petit front bas, indiquaient l’obstination un peu bornée du personnage.

Beautrelet chancela, les jambes molles. Il dut s’asseoir.

– Parlez. Que voulez-vous ?

– Le papier. Voici trois jours que je le cherche.

– Je ne l’ai pas.

– Tu mens. Quand je suis entré, je t’ai vu le remettre dans ton portefeuille.

– Après ?

– Après ? Tu t’engageras à rester bien sage. Tu nous embêtes. Laisse-nous tranquilles, et occupe-toi de tes affaires. Nous sommes à bout de patience.

Il s’était avancé, le revolver toujours braqué sur le jeune homme, et il parlait sourdement, en martelant ses syllabes, avec un accent d’une incroyable énergie. L’œil était dur, le sourire cruel. Beautrelet frissonna. C’était la première fois qu’il éprouvait la sensation du danger. Et quel danger ! Il se sentait en face d’un ennemi implacable, d’une force aveugle et irrésistible.

– Et après ? dit-il, la voix étranglée.

– Après ? rien… Tu seras libre…

Un silence. Brédoux reprit :

– Plus qu’une minute. Il faut te décider. Allons, mon bonhomme, pas de bêtises… Nous sommes les plus forts, toujours et partout… Vite, le papier…

Isidore ne bronchait pas, livide, terrifié, maître de lui pourtant, et le cerveau lucide, dans la débâcle de ses nerfs. À vingt centimètres de ses yeux, le petit trou noir du revolver s’ouvrait. Le doigt replié pesait visiblement sur la détente. Il suffisait d’un effort encore…

– Le papier, répéta Brédoux… Sinon…

– Le voici, dit Beautrelet.

Il tira de sa poche son portefeuille et le tendit au greffier qui s’en empara.

– Parfait ! Nous sommes raisonnable. Décidément, il y a quelque chose à faire avec toi… un peu froussard, mais du bon sens. J’en parlerai aux camarades. Et maintenant, je file. Adieu.

Il rentra son revolver et tourna l’espagnolette de la fenêtre. Du bruit résonna dans le couloir.

– Adieu, fit-il, de nouveau… il n’est que temps.

Mais une idée l’arrêta. D’un geste il vérifia le portefeuille.

– Tonnerre… grinça-t-il, le papier n’y est pas… Tu m’as roulé.

Il sauta dans la pièce. Deux coups de feu retentirent. Isidore à son tour avait saisi son pistolet et il tirait.

– Raté, mon bonhomme, hurla Brédoux, ta main tremble… tu as peur…

Ils s’empoignèrent à bras-le-corps et roulèrent sur le parquet. À la porte on frappait à coups redoublés.

Isidore faiblit, tout de suite dominé par son adversaire. C’était la fin. Une main se leva au-dessus de lui, armée d’un couteau, et s’abattit. Une violente douleur lui brûla l’épaule. Il lâcha prise.

Il eut l’impression qu’on fouillait dans la poche intérieure de son veston et qu’on saisissait le document. Puis, à travers le voile baissé de ses paupières, il devina l’homme qui franchissait le rebord de la fenêtre…

Les mêmes journaux qui, le lendemain matin, relataient les derniers épisodes survenus au château d’Ambrumésy, le truquage de la chapelle, la découverte du cadavre d’Arsène Lupin et du cadavre de Raymonde, et enfin le meurtre de Beautrelet par Brédoux, greffier du juge d’instruction, les mêmes journaux annonçaient les deux nouvelles suivantes :

La disparition de Ganimard, et l’enlèvement, en plein jour, au cœur de Londres, alors qu’il allait prendre le train pour Douvres, l’enlèvement d’Herlock Sholmès.

Ainsi donc, la bande de Lupin, un instant désorganisée par l’extraordinaire ingéniosité d’un gamin de dix-sept ans, reprenait l’offensive, et du premier coup, partout et sur tous les points, demeurait victorieuse. Les deux grands adversaires de Lupin, Sholmès et Ganimard supprimés. Beautrelet, hors de combat. Plus personne qui fût capable de lutter contre de tels ennemis.



Six semaines après, un soir, j’avais donné congé à mon domestique. C’était la veille du 14 juillet. Il faisait une chaleur d’orage, et l’idée de sortir ne me souriait guère. Les fenêtres de mon balcon ouvertes, ma lampe de travail allumée, je m’installai dans un fauteuil et, n’ayant pas encore lu les journaux, je ne mis à les parcourir. Bien entendu on y parlait d’Arsène Lupin. Depuis la tentative de meurtre dont le pauvre Isidore Beautrelet avait été victime, il ne s’était pas passé un jour sans qu’il fût question de l’affaire d’Ambrumésy. Une rubrique quotidienne lui était consacrée. Jamais l’opinion publique n’avait été surexcitée à ce point par une telle série d’événements précipités, de coups de théâtre inattendus et déconcertants. M. Filleul qui, décidément, acceptait, avec une bonne foi méritoire, son rôle de subalterne, avait confié aux interviewers les exploits de son jeune conseiller pendant les trois jours mémorables, de sorte que l’on pouvait se livrer aux suppositions les plus téméraires.

On ne s’en privait pas. Spécialistes et techniciens du crime, romanciers et dramaturges, magistrats et anciens chefs de la Sûreté, MM. Lecocq retraités et Herlock Sholmès en herbe, chacun avait sa théorie et la délayait en copieux articles. Chacun reprenait et complétait l’instruction. Et tout cela sur la parole d’un enfant, d’Isidore Beautrelet, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.

Car vraiment, il fallait bien le dire, on possédait les éléments complets de la vérité. Le mystère… en quoi consistait-il ? On connaissait la cachette où Arsène Lupin s’était réfugié et où il avait agonisé, et, là-dessus, aucun doute : le docteur Delattre, qui se retranchait toujours derrière le secret professionnel, et qui se refusa à toute déposition, avoua cependant à ses intimes – dont le premier soin fut de parler – que c’était bien dans une crypte qu’il avait été amené, près d’un blessé que ses complices lui présentèrent sous le nom d’Arsène Lupin. Et comme, dans cette même crypte, on avait retrouvé le cadavre d’Étienne de Vaudreix, lequel Étienne de Vaudreix était bel et bien Arsène Lupin, ainsi que l’instruction le prouva, l’identité d’Arsène Lupin et du blessé recevait encore là un supplément de démonstration.

Donc, Lupin mort, le cadavre de Mlle de Saint-Véran reconnu grâce à la gourmette qu’elle portait au poignet, le drame était fini.

Il ne l’était pas. Il ne l’était pour personne, puisque Beautrelet avait dit le contraire. On ne savait point en quoi il n’était pas fini, mais, sur la parole du jeune homme, le mystère demeurait entier. Le témoignage de la réalité ne prévalait pas contre l’affirmation d’un Beautrelet. Il y avait quelque chose que l’on ignorait, et ce quelque chose, on ne doutait point qu’il ne fût en mesure de l’expliquer victorieusement.

Aussi avec quelle anxiété on attendit, au début, les bulletins de santé que publiaient les médecins de Dieppe auxquels le comte confia le malade ! Quelle désolation, durant les premiers jours, quand on crut sa vie en danger ! Et quel enthousiasme le matin où les journaux annoncèrent qu’il n’y avait plus rien à craindre ! Les moindres détails passionnaient la foule. On s’attendrissait à le voir soigné par son vieux père, qu’une dépêche avait mandé en toute hâte, et l’on admirait le dévouement de Mlle de Gesvres qui passa des nuits au chevet du blessé.

Après, ce fut la convalescence rapide et joyeuse. Enfin on allait savoir ! On saurait ce que Beautrelet avait promis de révéler à M. Filleul, et les mots définitifs que le couteau du criminel l’avait empêché de prononcer ! Et l’on saurait aussi tout ce qui, en dehors du drame lui-même, demeurait impénétrable ou inaccessible aux efforts de la justice.

Beautrelet, libre, guéri de sa blessure, on aurait une certitude quelconque sur le sieur Harlington, l’énigmatique complice d’Arsène Lupin, que l’on détenait toujours à la prison de la Santé. On apprendrait ce qu’était devenu après le crime le greffier Brédoux, cet autre complice dont l’audace avait été vraiment effarante.

Beautrelet libre, on pourrait se faire une idée précise sur la disparition de Ganimard et sur l’enlèvement de Sholmès. Comment deux attentats de cette sorte avaient-ils pu se produire ? Les détectives anglais, aussi bien que leurs collègues de France, ne possédaient aucun indice à ce sujet. Le dimanche de la Pentecôte, Ganimard n’était pas rentré chez lui, le lundi non plus, et point davantage depuis six semaines.

À Londres, le lundi de la Pentecôte, à quatre heures du soir, Herlock Sholmès prenait un cab pour se rendre à la gare. À peine était-il monté qu’il essayait de descendre, averti probablement du péril. Mais deux individus escaladaient la voiture à droite et à gauche, le renversaient et le maintenaient entre eux, sous eux plutôt, vu l’exiguïté du véhicule. Et cela devant dix témoins, qui n’avaient pas le temps de s’interposer. Le cab s’enfuit au galop. Après ? Après, rien. On ne savait rien.

Et peut-être aussi, par Beautrelet, aurait-on l’explication complète du document, de ce papier mystérieux auquel le greffier Brédoux attachait assez d’importance pour le reprendre, à coups de couteau, à celui qui le possédait. « Le problème de l’Aiguille creuse », comme l’appelaient les innombrables Œdipes qui, penchés sur les chiffres et sur les points, tâchaient de leur trouver une signification… L’Aiguille creuse ! association déconcertante de deux mots, incompréhensible question que posait ce morceau de papier dont la provenance même était inconnue ! Était-ce une expression insignifiante, le rébus d’un écolier qui barbouille d’encre un coin de feuille ? Ou bien était-ce deux mots magiques par lesquels toute la grande aventure de l’aventurier Lupin prendrait son véritable sens ? On ne savait rien.

On allait savoir. Depuis plusieurs jours les feuilles annonçaient l’arrivée de Beautrelet. La lutte était près de recommencer, et, cette fois, implacable de la part du jeune homme qui brûlait de prendre sa revanche.

Et justement son nom, en gros caractères, attira mon attention. Le Grand Journal inscrivait en tête de ses colonnes la note suivante :

« Nous avons obtenu de M. Isidore Beautrelet qu’il nous réservât la primeur de ses révélations. Demain mercredi, avant même que la justice en soit informée, Le Grand Journal publiera la vérité intégrale sur le drame d’Ambrumésy. »

– Cela promet, hein ? Qu’en pensez-vous, mon cher ?

Je sursautai dans mon fauteuil. Il y avait près de moi sur la chaise voisine quelqu’un que je ne connaissais pas.

Je me levai et cherchai une arme des yeux. Mais comme son attitude semblait tout à fait inoffensive, je me contins et m’approchai de lui.

C’était un homme jeune, au visage énergique, aux longs cheveux blonds, et dont la barbe, un peu fauve de nuance, se divisait en deux pointes courtes. Son costume rappelait le costume sobre d’un prêtre anglais, et toute sa personne, d’ailleurs, avait quelque chose d’austère et de grave qui inspirait le respect.

– Qui êtes-vous ? lui demandai-je.

Et, comme il ne répondait pas, je répétai :

– Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ? Que venez-vous faire ?

Il me regarda et dit :

– Vous ne me reconnaissez pas ?

– Non… non !

– Ah c’est vraiment curieux… Cherchez bien… un de vos amis… un ami d’un genre un peu spécial…

Je lui saisis le bras vivement :

– Vous mentez !… Vous n’êtes pas celui que vous dites… ce n’est pas vrai…

– Alors pourquoi pensez-vous à celui-là plutôt qu’à un autre ? dit-il en riant.

Ah ! ce rire ! ce rire jeune et clair, dont l’ironie amusante m’avait si souvent diverti !… Je frissonnai. Était-ce possible ?

– Non, non, protestai-je avec une sorte d’épouvante… il ne se peut pas…

– Il ne se peut pas que ce soit moi, parce que je suis mort, hein, et que vous ne croyez pas aux revenants ?

Il rit de nouveau.

– Est-ce que je suis de ceux qui meurent, moi ? Mourir ainsi, d’une balle tirée dans le dos, par une jeune fille ! Vraiment, c’est mal me juger ! Comme si, moi, je consentirais à une pareille fin !

– C’est donc vous ! balbutiai-je, encore incrédule, et tout ému… Je ne parviens pas à vous retrouver…

– Alors, prononça-t-il gaiement, je suis tranquille. Si le seul homme a qui je me sois montré sous mon véritable aspect ne me reconnaît pas aujourd’hui, toute personne qui me verra désormais tel que je suis aujourd’hui ne me reconnaîtra pas non plus quand elle me verra sous mon réel aspect… si tant est que j’aie un réel aspect…

Je retrouvais sa voix, maintenant qu’il n’en changeait plus le timbre, et je retrouvais ses yeux aussi, et l’expression de son visage, et toute son attitude, et son être lui-même, à travers l’apparence dont il l’avait enveloppé.

– Arsène Lupin, murmurai-je.

– Oui, Arsène Lupin, s’écria-t-il en se levant. Le seul et unique Lupin, retour du royaume des ombres, puisqu’il paraît que j’ai agonisé et trépassé dans une crypte. Arsène Lupin vivant de toute sa vie, agissant de toute sa volonté, heureux et libre, et plus que jamais résolu à jouir de cette heureuse indépendance dans un monde où il n’a jusqu’ici rencontré que faveur et que privilège.

Je ris à mon tour.

– Allons, c’est bien vous, et plus allègre que le jour où j’ai eu le plaisir de vous voir l’an dernier… Je vous en complimente.

Je faisais allusion à sa dernière visite, visite qui suivait la fameuse aventure du diadème[1], son mariage rompu, sa fuite avec Sonia Krichnoff, et la mort horrible de la jeune Russe. Ce jour-là, j’avais vu un Arsène Lupin que j’ignorais, faible, abattu, les yeux las de pleurer, en quête d’un peu de sympathie et de tendresse.

– Taisez-vous, dit-il, le passé est loin.

– C’était il y a un an, observai-je.

– C’était il y a dix ans, affirma-t-il, les années d’Arsène Lupin comptent dix fois plus que les autres.

Je n’insistai pas et, changeant de conversation :

– Comment donc êtes-vous entré ?

– Mon Dieu, comme tout le monde, par la porte. Puis, ne voyant personne, j’ai traversé le salon, j’ai suivi le balcon, et me voici.

– Soit, mais la clef de la porte ?

– Il n’y a pas de porte pour moi, vous le savez. J’avais besoin de votre appartement, je suis entré.

– À vos ordres. Dois-je vous laisser ?

– Oh ! nullement, vous ne serez pas de trop. Je puis même vous dire que la soirée sera intéressante.

– Vous attendez quelqu’un ?

– Oui, j’ai donné rendez-vous ici à dix heures…

Il tira sa montre.

– Dix heures. Si le télégramme est arrivé, la personne ne tardera pas…

Le timbre retentit, dans le vestibule.

– Que vous avais-je dit ? Non, ne vous dérangez pas… j’irai moi-même.

Avec qui, diable ! pouvait-il avoir pris rendez-vous ? et à quelle scène dramatique ou burlesque allais-je assister ? Pour que Lupin lui-même la considérât comme digne d’intérêt, il fallait que la situation fût quelque peu exceptionnelle.

Au bout d’un instant, il revint, et s’effaça devant un jeune homme, mince, grand, et très pâle de visage.

Sans une parole, avec une certaine solennité dans les gestes qui me troublait, Lupin alluma toutes les lampes électriques. La pièce fut inondée de lumière. Alors les deux hommes se regardèrent, profondément, comme si, de tout l’effort de leurs yeux ardents, ils essayaient de pénétrer l’un dans l’autre. Et c’était un spectacle impressionnant que de les voir ainsi, graves et silencieux. Mais qui donc pouvait être ce nouveau venu ?

Au moment même où j’étais sur le point de le deviner, par la ressemblance qu’il offrait avec une photographie récemment publiée, Lupin se tourna vers moi :

– Cher ami, je vous présente M. Isidore Beautrelet.

Et aussitôt, s’adressant au jeune homme :

– J’ai à vous remercier, monsieur Beautrelet, d’abord d’avoir bien voulu, sur une lettre de moi, retarder vos révélations jusqu’après cette entrevue, et ensuite de m’avoir accordé cette entrevue avec tant de bonne grâce.

Beautrelet sourit.

– Je vous prierai de remarquer que ma bonne grâce consiste surtout à obéir à vos ordres. La menace que vous me faisiez dans la lettre en question était d’autant plus péremptoire qu’elle ne s’adressait pas à moi, mais qu’elle visait mon père.

– Ma foi, répondit Lupin en riant, on agit comme on peut, et il faut bien se servir des moyens d’action que l’on possède. Je savais par expérience que votre propre sûreté vous était indifférente, puisque vous avez résisté aux arguments du sieur Brédoux. Restait votre père… votre père que vous affectionnez vivement… J’ai joué de cette corde-là.

– Et me voici, approuva Beautrelet.

Je les fis asseoir. Ils y consentirent, et Lupin, de ce ton d’imperceptible ironie qui lui est particulier :

– En tout cas, monsieur Beautrelet, si vous n’acceptez pas mes remerciements, vous ne repousserez pas du moins mes excuses.

– Des excuses ! Et pourquoi, Seigneur ?

– Pour la brutalité dont le sieur Brédoux a fait preuve à votre endroit.

– J’avoue que l’acte m’a surpris. Ce n’était pas la manière d’agir habituelle à Lupin. Un coup de couteau…

– Aussi n’y suis-je pour rien. Le sieur Brédoux est une nouvelle recrue. Mes amis, pendant le temps qu’ils ont eu la direction de nos affaires, ont pensé qu’il pouvait nous être utile de gagner à notre cause le greffier même du juge qui menait l’instruction.

– Vos amis n’avaient pas tort.

– En effet, Brédoux que l’on avait spécialement attaché à votre personne nous fut précieux. Mais, avec cette ardeur propre à tout néophyte qui veut se distinguer, il poussa le zèle un peu loin, et contraria mes plans en se permettant, de sa propre initiative, de vous frapper.

– Oh ! c’est là un petit malheur.

– Mais non, mais non, et je l’ai sévèrement réprimandé. Je dois dire, cependant, en sa faveur, qu’il a été pris au dépourvu par la rapidité inattendue de votre enquête. Vous nous eussiez laissé quelques heures de plus que vous auriez échappé à cet attentat impardonnable.

– Et que j’aurais eu le grand avantage, sans doute, de subir le sort de MM. Ganimard et Sholmès ?

– Précisément, fit Lupin en riant de plus belle. Et moi, je n’aurais pas connu les affres cruelles que votre blessure m’a causées. J’ai passé là, je vous le jure, des heures atroces, et, aujourd’hui encore, votre pâleur m’est un remords cuisant. Vous ne m’en voulez plus ?

– La preuve de confiance, répondit Beautrelet, que vous me donnez en vous livrant à moi sans condition, – il m’eût été si facile d’amener quelques amis de Ganimard ! – cette preuve de confiance efface tout.

Parlait-il sérieusement ? J’avoue que j’étais fort dérouté. La lutte entre ces deux hommes commençait d’une façon à laquelle je ne comprenais rien. Moi qui avais assisté à la première rencontre de Lupin et de Sholmès[2], dans le café de la gare du Nord, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler l’allure hautaine des deux combattants, le choc effrayant de leur orgueil sous la politesse de leurs manières, les rudes coups qu’ils se portaient, leurs feintes, leur arrogance.

Ici, rien de pareil, Lupin, lui, n’avait pas changé. Même tactique et même affabilité narquoise. Mais à quel étrange adversaire il se heurtait ! Était-ce même un adversaire ? Vraiment il n’en avait ni le ton ni l’apparence. Très calme, mais d’un calme réel, qui ne masquait pas l’emportement d’un homme qui se contient, très poli mais sans exagération, souriant mais sans raillerie, il offrait avec Arsène Lupin le plus parfait contraste, si parfait même que Lupin me semblait aussi dérouté que moi.

Non, sûrement, Lupin n’avait pas en face de cet adolescent frêle, aux joues roses de jeune fille, aux yeux candides et charmants, non, Lupin n’avait pas son assurance ordinaire. Plusieurs fois, j’observai en lui des traces de gêne. Il hésitait, n’attaquait pas franchement, perdait du temps en phrases doucereuses et en mièvreries.

On aurait dit aussi qu’il lui manquait quelque chose. Il avait l’air de chercher, d’attendre. Quoi ? Quel secours ?

On sonna de nouveau. De lui-même, et vivement, il alla ouvrir.

Il revint avec une lettre.

– Vous permettez, Messieurs ? nous demanda-t-il.

Il décacheta la lettre. Elle contenait un télégramme. Il le lut.

Ce fut en lui comme une transformation. Son visage s’éclaira, sa taille se redressa, et je vis les veines de son front qui se gonflaient. C’était l’athlète que je retrouvais, le dominateur, sûr de lui, maître des événements et maître des personnes. Il étala le télégramme sur la table, et le frappant d’un coup de poing, s’écria :

– Maintenant, monsieur Beautrelet, à nous deux !

Beautrelet se mit en posture d’écouter, et Lupin commença, d’une voix mesurée, mais sèche et volontaire :

– Jetons bas les masques, n’est-ce pas, et plus de fadeurs hypocrites. Nous sommes deux ennemis qui savons parfaitement à quoi nous en tenir l’un sur l’autre, c’est en ennemis que nous agissons l’un envers l’autre, et c’est par conséquent en ennemis que nous devons traiter l’un avec l’autre.

– Traiter ? fit Beautrelet surpris.

– Oui, traiter. Je n’ai pas dit ce mot au hasard, et je le répète, quoi qu’il m’en coûte. Et il m’en coûte beaucoup. C’est la première fois que je l’emploie vis-à-vis d’un adversaire. Mais aussi, je vous le dis tout de suite, c’est la dernière fois. Profitez-en. Je ne sortirai d’ici qu’avec une promesse de vous. Sinon, c’est la guerre.

Beautrelet semblait de plus en plus surpris. Il dit gentiment

– Je ne m’attendais pas à cela… vous me parlez si drôlement ! C’est si différent de ce que je croyais !… Oui, je vous imaginais tout autre… Pourquoi de la colère ? des menaces ? Sommes-nous donc ennemis parce que les circonstances nous opposent l’un à l’autre ? Ennemis… pourquoi ?

Lupin parut un peu décontenancé, mais il ricana en se penchant sur le jeune homme :

– Écoutez, mon petit, il ne s’agit pas de choisir ses expressions. Il s’agit d’un fait, d’un fait certain, indiscutable. Celui-ci : depuis dix ans, je ne me suis pas encore heurté à un adversaire de votre force ; avec Ganimard, avec Herlock Sholmès, j’ai joué comme avec des enfants. Avec vous, je suis obligé de me défendre, je dirai plus, de reculer. Oui, à l’heure présente, vous et moi, nous savons très bien que je dois me considérer comme le vaincu. Isidore Beautrelet l’emporte sur Arsène Lupin. Mes plans sont bouleversés. Ce que j’ai tâché de laisser dans l’ombre, vous l’avez mis en pleine lumière. Vous me gênez, vous me barrez le chemin. Eh bien ! j’en ai assez… Brédoux vous l’a dit inutilement. Moi, je vous le redis, en insistant pour que vous en teniez compte. J’en ai assez.

Beautrelet hocha la tête.

– Mais, enfin, que voulez-vous ?

– La paix ! chacun chez soi, dans son domaine.

– C’est-à-dire, vous, libre de cambrioler à votre aise, et moi, libre de retourner à mes études.

– À vos études… à ce que vous voudrez… cela ne me regarde pas… Mais, vous me laisserez la paix… je veux la paix…

– En quoi puis-je la troubler maintenant ?

Lupin lui saisit la main avec violence.

– Vous le savez bien ! Ne feignez pas de ne pas le savoir. Vous êtes actuellement possesseur d’un secret auquel j’attache la plus haute importance. Ce secret, vous étiez en droit de le deviner, mais vous n’avez aucun titre à le rendre public.

– Êtes-vous sûr que je le connaisse ?

– Vous le connaissez, j’en suis sûr : jour par jour, heure par heure, j’ai suivi la marche de votre pensée et les progrès de votre enquête. À l’instant même où Brédoux vous a frappé, vous alliez tout dire. Par sollicitude pour votre père, vous avez ensuite retardé vos révélations. Mais aujourd’hui elles sont promises au journal que voici. L’article est prêt. Dans une heure il sera composé. Demain il paraît.

– C’est juste.

Lupin se leva, et coupant l’air d’un geste de sa main :

– Il ne paraîtra pas, s’écria-t-il.

– Il paraîtra, fit Beautrelet qui se leva d’un coup.

Enfin les deux hommes étaient dressés l’un contre l’autre. J’eus l’impression d’un choc, comme s’ils s’étaient empoignés à bras-le-corps. Une énergie subite enflammait Beautrelet. On eût dit qu’une étincelle avait allumé en lui des sentiments nouveaux, l’audace, l’amour-propre, la volupté de la lutte, l’ivresse du péril.

Quant à Lupin je sentais au rayonnement de son regard sa joie de duelliste qui rencontre enfin l’épée du rival détesté.

– L’article est donné ?

– Pas encore.

– Vous l’avez là… sur vous ?

– Pas si bête ! Je ne l’aurais déjà plus.

– Alors ?

– C’est un des rédacteurs qui l’a, sous double enveloppe. Si à minuit je ne suis pas au journal, il le fait composer.

– Ah ! le gredin, murmura Lupin, il a tout prévu.

Sa colère fermentait, visible, terrifiante.

Beautrelet ricana, moqueur à son tour, et grisé par son triomphe.

– Tais-toi donc, moutard, hurla Lupin, tu ne sais donc pas qui je suis ? et que si je voulais… Ma parole, il ose rire !

Un grand silence tomba entre eux. Puis Lupin s’avança, et d’une voix sourde, ses yeux dans les yeux de Beautrelet :

– Tu vas courir au Grand Journal…

– Non.

– Tu vas déchirer ton article.

– Non.

– Tu verras le rédacteur en chef.

– Non.

– Tu lui diras que tu t’es trompé.

– Non.

– Et tu écriras un autre article, où tu donneras, de l’affaire d’Ambrumésy, la version officielle, celle que tout le monde a acceptée.

– Non.

Lupin saisit une règle en fer qui se trouvait sur mon bureau, et sans effort la brisa net. Sa pâleur était effrayante. Il essuya des gouttes de sueur qui perlaient à son front. Lui qui jamais n’avait connu de résistance à ses volontés, l’entêtement de cet enfant le rendait fou.

Il imprima ses mains sur l’épaule de Beautrelet et scanda :

– Tu feras tout cela, Beautrelet, tu diras que tes dernières découvertes t’ont convaincu de ma mort, qu’il n’y a pas là-dessus le moindre doute. Tu le diras parce que je le veux, parce qu’il faut qu’on croie que je suis mort. Tu le diras surtout parce que si tu ne le dis pas…

– Parce que si je ne le dis pas ?

– Ton père sera enlevé cette nuit, comme Ganimard et Herlock Sholmès l’ont été.

Beautrelet sourit.

– Ne ris pas… réponds.

Je réponds qu’il m’est fort désagréable de vous contrarier, mais j’ai promis de parler, je parlerai.

– Parle dans le sens que je t’indique.

– Je parlerai dans le sens de la vérité, s’écria Beautrelet ardemment. C’est une chose que vous ne pouvez pas comprendre, vous, le plaisir, le besoin plutôt, de dire ce qui est et de le dire à haute voix. La vérité est là, dans ce cerveau qui l’a découverte, elle en sortira toute nue et toute frémissante. L’article passera donc tel que je l’ai écrit. On saura que Lupin est vivant, on saura la raison pour laquelle il voulait qu’on le crût mort. On saura tout.

Et il ajouta tranquillement :

– Et mon père ne sera pas enlevé.

Ils se turent encore une fois tous les deux, leurs regards toujours attachés l’un à l’autre. Ils se surveillaient. Les épées étaient engagées jusqu’à la garde. Et c’était le lourd silence qui précède le coup mortel. Qui donc allait le porter ?

Lupin murmura :

– Cette nuit à trois heures du matin, sauf avis contraire de moi, deux de mes amis ont ordre de pénétrer dans la chambre de ton père, de s’emparer de lui, de gré ou de force, de l’emmener et de rejoindre Ganimard et Herlock Sholinès.


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