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L’Aiguille creuse
  • Текст добавлен: 15 октября 2016, 01:40

Текст книги "L’Aiguille creuse"


Автор книги: Maurice Leblanc



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– La vérité probable, comme vous y allez, jeune homme ! Est-ce à dire que vous avez, déjà prête, votre petite solution de l’énigme ?

– Oh ! non, repartit Beautrelet en riant… Seulement… il me semble qu’il y a certains points où il n’est pas impossible de se faire une opinion, et d’autres, même, tellement précis, qu’il suffit… de conclure.

– Eh ! mais, cela devient très curieux et je vais enfin savoir quelque chose. Car, je vous le confesse à ma grande honte, je ne sais rien.

– C’est que vous n’avez pas eu le temps de réfléchir, Monsieur le juge d’instruction. L’essentiel est de réfléchir. Il est si rare que les faits ne portent pas en eux-mêmes leur explication. N’est-ce pas votre avis ? En tout cas je n’en ai pas constaté d’autres que ceux qui sont consignés au procès-verbal.

– À merveille ! De sorte que si je vous demandais quels furent les objets volés dans ce salon ?

– Je vous répondrais que je les connais.

– Bravo ! Monsieur en sait plus long là-dessus que le propriétaire lui-même ! M. de Gesvres a son compte : M. Beautrelet n’a pas le sien. Il lui manque une bibliothèque et une statue grandeur nature que personne n’avait jamais remarquées. Et si je vous demandais le nom du meurtrier ?

– Je vous répondrais également que je le connais.

Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substitut et le journaliste se rapprochèrent. M. de Gesvres et les deux jeunes filles écoutaient attentivement, impressionnés par l’assurance tranquille de Beautrelet.

– Vous connaissez le nom du meurtrier ?

– Oui.

– Et l’endroit où il se trouve, peut-être ?

– Oui.

M. Filleul se frotta les mains :

– Quelle chance ! Cette capture sera l’honneur de ma carrière. Et vous pouvez, dès maintenant, me faire ces révélations foudroyantes ?

– Dès maintenant, oui… Ou bien, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dans une heure ou deux, lorsque j’aurai assisté jusqu’au bout à l’enquête que vous poursuivez.

– Mais non, tout de suite, jeune homme…

À ce moment, Raymonde de Saint-Véran, qui, depuis le début de cette scène, n’avait pas quitté du regard Isidore Beautrelet, s’avança vers M. Filleul.

– Monsieur le juge d’instruction…

– Que désirez-vous, Mademoiselle ?

Deux ou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés sur Beautrelet, puis, s’adressant à M. Filleul :

– Je vous prierai de demander à Monsieur la raison pour laquelle il se promenait hier dans le chemin creux qui aboutit à la petite porte.

Ce fut un coup de théâtre. Isidore Beautrelet parut interloqué.

– Moi, Mademoiselle ! moi ! vous m’avez vu hier ?

Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés à Beautrelet, comme si elle cherchait à bien établir en elle sa conviction, et elle prononça d’un ton posé :

– J’ai rencontré dans le chemin creux, à quatre heures de l’après-midi, alors que je traversais le bois, un jeune homme de la taille de monsieur, habillé comme lui, et qui portait la barbe taillée comme la sienne… et j’eus l’impression qu’il cherchait à se dissimuler.

– Et c’était moi ?

– Il me serait impossible de l’affirmer d’une façon absolue, car mon souvenir est un peu vague. Cependant… cependant il me semble bien… sinon la ressemblance serait étrange…

M. Filleul était perplexe. Déjà dupé par l’un des complices, allait-il se laisser jouer par ce soi-disant collégien ?

– Qu’avez-vous à répondre, Monsieur ?

– Que Mademoiselle se trompe et qu’il m’est facile de le démontrer. Hier, à cette heure, j’étais à Veules.

– Il faudra le prouver, il le faudra. En tout cas la situation n’est plus la même. Brigadier, l’un de vos hommes tiendra compagnie à monsieur.

Le visage d’Isidore Beautrelet marqua une vive contrariété.

– Ce sera long ?

– Le temps de réunir les informations nécessaires.

– Monsieur le juge d’instruction, je vous supplie de les réunir avec le plus de célérité et de discrétion possible…

– Pourquoi ?

– Mon père est vieux. Nous nous aimons beaucoup… et je ne voudrais pas qu’il eût de peine par moi.

Le ton larmoyant de la voix déplut à M. Filleul. Cela sentait la scène de mélodrame. Néanmoins, il promit :

– Ce soir… demain au plus tard, je saurai à quoi m’en tenir.

L’après-midi s’avançait. Le juge retourna dans les ruines du vieux cloître, en ayant soin d’en interdire l’entrée à tous les curieux, et patiemment, avec méthode, divisant le terrain en parcelles successivement étudiées, il dirigea lui-même les investigations. Mais, à la fin du jour, il n’était guère plus avancé, et il déclara devant une armée de reporters qui avaient envahi le château :

– Messieurs, tout nous laisse supposer que le blessé est là, à portée de notre main, tout, sauf la réalité des faits. Donc, à notre humble avis, il a dû s’échapper, et c’est dehors que nous le trouverons.

Par précaution cependant, il organisa, d’accord avec le brigadier, la surveillance du parc, et, après, un nouvel examen des deux salons et une visite complète du château, après s’être entouré de tous les renseignements nécessaires, il reprit la route de Dieppe en compagnie du substitut.

La nuit vint. Le boudoir devant rester clos, on avait transporté le cadavre de Jean Daval dans une autre pièce. Deux femmes du pays le veillaient, secondées par Suzanne et Raymonde. En bas, sous l’œil attentif du garde champêtre, que l’on avait attaché à sa personne, le jeune Isidore Beautrelet sommeillait sur le banc de l’ancien oratoire. Dehors, les gendarmes, le fermier et une douzaine de paysans s’étaient postés parmi les ruines et le long des murs.

Jusqu’à onze heures, tout fut tranquille, mais à onze heures dix, un coup de feu retentit de l’autre côté du château.

– Attention, hurla le brigadier. Que deux hommes restent ici !… Fossier et Lecanu… Les autres au pas de course.

Tous, ils s’élancèrent et doublèrent le château par la gauche. Dans l’ombre, une silhouette s’esquiva. Puis, tout de suite, un second coup de feu les attira plus loin, presque aux limites de la ferme. Et soudain, comme ils arrivaient en troupe à la haie qui borde le verger, une flamme jaillit à droite de la maison réservée au fermier, et d’autres flammes aussitôt s’élevèrent en colonne épaisse. C’était une grange qui brûlait, bourrée de paille jusqu’à son faîte.

– Les coquins ! cria le brigadier Quevillon, c’est eux qui ont mis le feu. Sautons dessus, mes enfants. Ils ne peuvent pas être loin.

Mais la brise courbant les flammes vers le corps de logis, avant tout il fallut parer au danger. Ils s’y employèrent tous avec d’autant plus d’ardeur que M. de Gesvres, accouru sur le lieu du sinistre, les encouragea par la promesse d’une récompense. Quand on se fut rendu maître de l’incendie, il était deux heures du matin. Toute poursuite eût été vaine.

– Nous verrons cela au grand jour, dit le brigadier… pour sûr ils ont laissé des traces… on les retrouvera.

– Et je ne serai pas fâché, ajouta M. de Gesvres, de savoir la raison de cette attaque. Mettre le feu à des bottes de paille me paraît bien inutile.

– Venez avec moi, Monsieur le comte… la raison, je vais peut-être vous la dire.

Ensemble ils arrivaient aux ruines du cloître. Le brigadier appela :

– Lecanu ?… Fossier ?…

D’autres gendarmes cherchaient déjà leurs camarades laissés en faction. On finit par les découvrir à l’entrée de la petite porte. Ils étaient étendus à terre, ficelés, bâillonnés, un bandeau sur les yeux.

– Monsieur le comte, murmura le brigadier tandis qu’on les délivrait, nous avons été joués comme des enfants.

– En quoi ?

– Les coups de feu… l’attaque… l’incendie… tout cela des blagues pour nous attirer là-bas… Une diversion… Pendant ce temps, on ligotait nos deux hommes et l’affaire était faite.

– Quelle affaire ?

– L’enlèvement du blessé, parbleu !

– Allons donc, vous croyez ?

– Si je crois C’est la vérité certaine. Voilà bien dix minutes que l’idée m’en est venue. Mais je ne suis qu’un imbécile de ne pas y avoir pensé plus tôt. On les aurait tous pincés.

Quevillon frappa du pied dans un subit accès de rage.

– Mais où, sacrédié ? Par où sont-ils passés ? Par où l’ont-ils enlevé ? Et lui, le gredin, où se cachait-il ? Car enfin, quoi ! on a battu le terrain toute la journée, et un individu ne se cache pas dans une touffe d’herbe, surtout quand il est blessé. C’est de la magie, ces histoires-là !…

Le brigadier Quevillon n’était pas au bout de ses étonnements. À l’aube, quand on pénétra dans l’oratoire qui servait de cellule au jeune Beautrelet, on constata que le jeune Beautrelet avait disparu. Sur une chaise, courbé, dormait le garde champêtre. À côté de lui, il y avait une carafe et deux verres. Au fond de l’un de ces verres, on apercevait un peu de poudre blanche.

Après examen, il fut prouvé, d’abord que Beautrelet avait administré un narcotique au garde champêtre, qu’il n’avait pu s’échapper que par une fenêtre, située à deux mètres cinquante de hauteur – et enfin, détail charmant, qu’il n’avait pu atteindre cette fenêtre qu’en utilisant comme marchepied le dos de son gardien.



Extrait du Grand Journal :

NOUVELLES DE LA NUIT

Enlèvement du docteur Delattre.

Un coup d’une audace folle.

« Au moment de mettre sous presse, on nous apporte une nouvelle dont nous n’osons pas garantir l’authenticité, tellement elle nous paraît invraisemblable. Nous la donnons donc sous toutes réserves.

« Hier soir, le docteur Delattre, le célèbre chirurgien, assistait avec sa femme et sa fille à la représentation d’Hernani, à la Comédie-Française. Au début du troisième acte, c’est-à-dire vers dix heures, la porte de sa loge s’ouvrit ; un monsieur, que deux autres accompagnaient, se pencha vers le docteur, et lui dit assez haut pour que Mme Delattre entendît :

« – Docteur, j’ai une mission des plus pénibles à remplir, et je vous serais très reconnaissant de me faciliter ma tâche.

« – Qui êtes-vous, Monsieur ?

« – M. Thézard, commissaire de police, et j’ai ordre de vous conduire auprès de M. Dudouis, à la Préfecture.

« – Mais, enfin…

« – Pas un mot, Docteur, je vous en supplie, pas un geste… Il y a là une erreur lamentable, et c’est pourquoi nous devons agir en silence et n’attirer l’attention de personne. Avant la fin de la représentation vous serez de retour, je n’en doute pas.

« Le docteur se leva et suivit le commissaire. À la fin de la représentation, il n’était pas revenu.

« Très inquiète, Mme Delattre se rendit au commissariat de police. Elle y trouva le véritable M. Thézard, et reconnut, à son grand effroi, que l’individu qui avait emmené son mari n’était qu’un imposteur.

« Les premières recherches ont révélé que le docteur était monté dans une automobile et que cette automobile s’était éloignée dans la direction de la Concorde.

« Notre seconde édition tiendra nos lecteurs au courant de cette incroyable aventure. »

Si incroyable qu’elle fût, l’aventure était véridique. Le dénouement d’ailleurs ne devait pas tarder et Le Grand Journal, en même temps qu’il la confirmait dans son édition de midi, annonçait en quelques mots le coup de théâtre qui la terminait.

LA FIN DE L’HISTOIRE

et le commencement des suppositions.

« Ce matin, à neuf heures, le docteur Delattre a été ramené devant la porte du numéro 78 de la rue Duret, par une automobile qui, aussitôt, s’est éloignée rapidement. Le numéro 78 de la rue Duret n’est autre que la clinique même du docteur Delattre, clinique où chaque matin il arrive à cette même heure.

« Quand nous nous sommes présentés, le docteur, qui était en conférence avec le chef de la Sûreté, a bien voulu cependant nous recevoir.

« – Tout ce que je puis vous dire, a-t-il répondu, c’est que l’on m’a traité avec les plus grands égards. Mes trois compagnons sont les gens les plus charmants que je connaisse, d’une politesse exquise, spirituels et bons causeurs, ce qui n’était pas à dédaigner, étant donné la longueur du voyage.

« – Combien de temps dura-t-il ?

« – Environ quatre heures.

« – Et le but de ce voyage ?

« – J’ai été conduit auprès d’un malade dont l’état nécessitait une intervention chirurgicale immédiate.

« – Et cette opération a réussi ?

« – Oui, mais les suites sont à craindre. Ici, je répondrais du malade. Là-bas… dans les conditions où il se trouve…

« – De mauvaises conditions ?

« – Exécrables… Une chambre d’auberge… et l’impossibilité, pour ainsi dire absolue, de recevoir des soins.

« – Alors, qui peut le sauver ?

« – Un miracle… et puis sa constitution d’une force exceptionnelle.

« – Et vous ne pouvez en dire davantage sur cet étrange client ?

« – Je ne le puis. D’abord, j’ai juré, et ensuite j’ai reçu la somme de dix mille francs [1], au profit de ma clinique populaire. Si je ne garde pas le silence, cette somme me sera reprise.

« – Allons donc ! Vous croyez ?

« – Ma foi, oui, je le crois. Tous ces gens-là m’ont l’air extrêmement sérieux.

« Telles sont les déclarations que nous a faites le docteur.

« Et nous savons d’autre part que le chef de la Sûreté n’est pas encore parvenu à tirer de lui des renseignements plus précis sur l’opération qu’il a pratiquée, sur le malade qu’il a soigné, et sur les régions que l’automobile a parcourues. Il semble donc difficile de connaître la vérité. »

Cette vérité que le rédacteur de l’interview s’avouait impuissant à découvrir, les esprits un peu clairvoyants la devinèrent par un simple rapprochement des faits qui s’étaient passés la veille au château d’Ambrumésy, et que tous les journaux rapportaient ce même jour dans leurs moindres détails. Il y avait évidemment là, entre cette disparition d’un cambrioleur blessé et cet enlèvement d’un chirurgien célèbre, une coïncidence dont il fallait tenir compte.

L’enquête, d’ailleurs, démontra la justesse de l’hypothèse. En suivant la piste du pseudo-chauffeur qui s’était enfui sur une bicyclette, on établit qu’il avait gagné la forêt d’Arques, située à une quinzaine de kilomètres ; que, de là, après avoir jeté sa bicyclette dans un fossé, il s’était rendu au village de Saint-Nicolas, et qu’il avait envoyé une dépêche ainsi conçue :

« A.L.N., BUREAU 45, PARIS

« Situation désespérée. Opération urgente. Expédiez célébrité par nationale quatorze. »

La preuve était irréfutable. Prévenus, les complices de Paris s’empressaient de prendre leurs dispositions. À dix heures du soir ils expédiaient la célébrité par la route nationale numéro 14 qui côtoie la forêt d’Arques et aboutit à Dieppe. Pendant ce temps, à la faveur de l’incendie allumé par elle-même, la bande des cambrioleurs enlevait son chef et le transportait dans une auberge où l’opération avait lieu dès l’arrivée du docteur, vers deux heures du matin.

Là-dessus aucun doute. À Pontoise, à Gournay, à Forges, l’inspecteur principal Ganimard, envoyé spécialement de Paris, avec l’inspecteur Folenfant, constata le passage d’une automobile au cours de la nuit précédente… De même sur la route de Dieppe à Ambrumésy ; et si l’on perdait soudain la trace de la voiture à une demi-lieue environ du château, du moins on nota de nombreux vestiges de pas entre la petite porte du parc et les ruines du cloître. En outre, Ganimard fit remarquer que la serrure de la petite porte avait été forcée.

Donc tout s’expliquait. Restait à déterminer l’auberge dont le docteur avait parlé. Besogne aisée pour un Ganimard, fureteur, patient, et vieux routier de police. Le nombre des auberges est limité, et celle-ci, étant donné l’état du blessé, ne pouvait être que dans le voisinage d’Ambrumésy, Ganimard et le brigadier se mirent en campagne. À cinq cents mètres, à mille mètres, à cinq mille mètres à la ronde, ils visitèrent et fouillèrent tout ce qui pouvait passer pour une auberge. Mais, contre toute attente, le moribond s’obstina à demeurer invisible.

Ganimard s’acharna. Il rentra coucher le soir du samedi au château, avec l’intention de faire son enquête personnelle le dimanche. Or, le dimanche matin, il apprit qu’une ronde de gendarmes avait aperçu cette nuit même une silhouette qui se glissait dans le chemin creux, à l’extérieur des murs. Était-ce un complice qui revenait aux informations ? Devait-on supposer que le chef de la bande n’avait pas quitté le cloître ou les environs du cloître ?

Le soir, Ganimard dirigea ouvertement l’escouade de gendarmes du côté de la ferme, et se plaça, lui, ainsi que Folenfant, en dehors des murs, près de la porte.

Un peu avant minuit, un individu déboucha du bois, fila entre eux, franchit le seuil de la porte et pénétra dans le parc. Durant trois heures, ils le virent errer à travers les ruines, se baissant, escaladant les vieux piliers, restant parfois de longues minutes immobile. Puis il se rapprocha de la porte, et de nouveau passa entre les deux inspecteurs.

Ganimard lui mit la main au collet, tandis que Folenfant le prenait à bras-le-corps. Il ne résista pas, et, le plus docilement du monde, se laissa lier les poignets et conduire au château. Mais quand ils voulurent l’interroger, il répondit simplement qu’il ne leur devait aucun compte et qu’il attendrait la venue du juge d’instruction.

Alors ils l’attachèrent solidement au pied d’un lit, dans une des deux chambres contiguës qu’ils occupaient.

Le lundi matin, à neuf heures, dès l’arrivée de M. Filleul, Ganimard annonça la capture qu’il avait opérée. On fit descendre le prisonnier. C’était Isidore Beautrelet.

– Monsieur Isidore Beautrelet ! s’écria M. Filleul d’un air ravi et en tendant les mains au nouveau venu. Quelle bonne surprise ! Notre excellent détective amateur, ici ! à notre disposition !… Mais c’est une aubaine ! Monsieur l’inspecteur, permettez que je vous présente M. Beautrelet, élève de rhétorique au lycée Janson-de-Sailly.

Ganimard paraissait quelque peu interloqué. Isidore le salua très bas, comme un confrère que l’on estime à sa valeur, et se tournant vers M. Filleul :

– Il paraît, Monsieur le juge d’instruction, que vous avez reçu de bons renseignements sur moi ?

– Parfaits ! D’abord vous étiez en effet à Veules-les-Roses au moment où Mlle de Saint-Véran a cru vous voir dans le chemin creux. Nous établirons, je n’en doute pas, l’identité de votre sosie. Ensuite, vous êtes bel et bien Isidore Beautrelet, élève de rhétorique, et même excellent élève, laborieux et de conduite exemplaire. Votre père habitant la province, vous sortez une fois par mois chez son correspondant, M. Bernod, lequel ne tarit pas d’éloges à votre endroit.

– De sorte que…

– De sorte que vous êtes libre.

– Absolument libre ?

– Absolument. Ah ! toutefois j’y mets une petite, une toute petite condition. Vous comprenez que je ne puis relâcher un monsieur qui administre des narcotiques, qui s’évade par les fenêtres, et que l’on prend ensuite en flagrant délit de vagabondage dans les propriétés privées, que je ne le puis sans une compensation.

– J’attends.

– Eh bien ! nous allons reprendre notre entretien interrompu, et vous allez me dire où vous en êtes de vos recherches… En deux jours de liberté vous avez dû les mener très loin ?

Et comme Ganimard s’apprêtait à sortir, avec une affectation de dédain pour ce genre d’exercice, le juge s’écria :

– Mais pas du tout, Monsieur l’inspecteur, votre place est ici… Je vous assure que M. Isidore Beautrelet vaut la peine qu’on l’écoute. M. Isidore Beautrelet, d’après mes renseignements, s’est taillé au lycée Janson-de-Sailly une réputation d’observateur auprès de qui rien ne peut passer inaperçu, et ses condisciples, m’a-t-on dit, le considèrent comme votre émule, comme le rival d’Herlock Sholmès.

– En vérité ! fit Ganimard, ironique.

– Parfaitement. L’un d’eux m’a écrit : « Si Beautrelet déclare qu’il sait, il faut le croire, et, ce qu’il dira, ne doutez pas que ce soit l’expression exacte de la vérité. » Monsieur Isidore Beautrelet, voici le moment ou jamais de justifier la confiance de vos camarades. Je vous en conjure, donnez-nous l’expression exacte de la vérité.

Isidore écoutait en souriant, et il répondit :

– Monsieur le juge d’instruction, vous êtes cruel. Vous vous moquez de pauvres collégiens qui se divertissent comme ils peuvent. Vous avez bien raison, d’ailleurs, je ne vous fournirai pas d’autres motifs de me railler.

– C’est que vous ne savez rien, monsieur Isidore Beautrelet.

– J’avoue, en effet, très humblement, que je ne sais rien. Car je n’appelle pas « savoir quelque chose » la découverte de deux ou trois points plus précis qui n’ont pu, du reste, j’en suis sûr, vous échapper.

– Par exemple ?

– Par exemple, l’objet du vol.

– Ah ! décidément, l’objet du vol vous est connu ?

– Comme à vous, je n’en doute pas. C’est même la première chose que j’ai étudiée, la tâche me paraissant plus facile.

– Plus facile vraiment ?

– Mon Dieu, oui. Il s’agit tout au plus de faire un raisonnement.

– Pas davantage ?

– Pas davantage.

– Et ce raisonnement ?

– Le voici, dépouillé de tout commentaire. D’une part il y a eu vol, puisque ces deux demoiselles sont d’accord et qu’elles ont réellement vu deux hommes qui s’enfuyaient avec des objets.

– Il y a eu vol.

– D’autre part, rien n’a disparu, puisque M. de Gesvres l’affirme et qu’il est mieux que personne en mesure de le savoir.

– Rien n’a disparu.

– De ces deux constatations il résulte inévitablement cette conséquence : du moment qu’il y a eu vol et que rien n’a disparu, c’est que l’objet emporté a été remplacé par un objet identique. Il se peut, je m’empresse de le dire, que ce raisonnement ne soit pas ratifié par les faits. Mais je prétends que c’est le premier qui doive s’offrir à nous, et qu’on n’a le droit de l’écarter qu’après un examen sérieux.

– En effet… en effet… murmura le juge d’instruction, visiblement intéressé.

– Or, continua Isidore, qu’y avait-il dans ce salon qui pût attirer la convoitise des cambrioleurs ? Deux choses. La tapisserie d’abord. Ce ne peut être cela. Une tapisserie ancienne ne s’imite pas, et la supercherie vous eût sauté aux yeux. Restaient les quatre Rubens.

– Que dites-vous ?

– Je dis que les quatre Rubens accrochés à ce mur sont faux.

– Impossible !

– Ils sont faux, a priori, fatalement, et sans appel.

– Je vous répète que c’est impossible.

– Il y a bientôt un an, Monsieur le juge d’instruction, un jeune homme, qui se faisait appeler Charpenais, est venu au château d’Ambrumésy et a demandé la permission de copier les tableaux de Rubens. Cette permission lui fut accordée par M. de Gesvres. Chaque jour, durant cinq mois, du matin jusqu’au soir, Charpenais travailla dans ce salon. Ce sont les copies qu’il a faites, cadres et toiles, qui ont pris la place des quatre grands tableaux originaux légués à M. de Gesvres par son oncle, le marquis de Bobadilla.

– La preuve ?

– Je n’ai pas de preuve à donner. Un tableau est faux parce qu’il est faux, et j’estime qu’il n’est pas même besoin d’examiner ceux-là.

M. Filleul et Ganimard se regardaient sans dissimuler leur étonnement. L’inspecteur ne songeait plus à se retirer. À la fin, le juge d’instruction murmura :

– Il faudrait avoir l’avis de M. de Gesvres.

Et Ganimard approuva :

– Il faudrait avoir son avis.

Et ils donnèrent l’ordre qu’on priât le comte de venir au salon.

C’était une véritable victoire que remportait le jeune rhétoricien. Contraindre deux hommes de métier, deux professionnels comme M. Filleul et Ganimard, à faire état de ses hypothèses, il y avait là un hommage dont tout autre se fût enorgueilli. Mais Beautrelet paraissait insensible à ces petites satisfactions d’amour-propre, et toujours souriant, sans la moindre ironie, il attendait. M. de Gesvres entra.

– Monsieur le comte, lui dit le juge d’instruction, la suite de notre enquête nous met en face d’une éventualité tout à fait imprévue, et que nous vous soumettons sous toutes réserves. Il se pourrait… je dis : il se pourrait… que les cambrioleurs, en s’introduisant ici, aient eu pour but de dérober vos quatre Rubens ou du moins de les remplacer par quatre copies… copies qu’eût exécutées, il y a un an, un peintre du nom de Charpenais. Voulez-vous examiner ces tableaux et nous dire si vous les reconnaissez pour authentiques ?

Le comte parut réprimer un mouvement de contrariété, observa Beautrelet, puis M. Filleul, et répondit sans prendre la peine de s’approcher des tableaux :

– J’espérais, Monsieur le juge d’instruction, que la vérité resterait ignorée. Puisqu’il en est autrement, je n’hésite pas à le déclarer : ces quatre tableaux sont faux.

– Vous le saviez donc ?

– Dès la première heure.

– Que ne le disiez-vous ?

– Le possesseur d’un objet n’est jamais pressé de dire que cet objet n’est pas… ou n’est plus authentique.

– Cependant, c’était le seul moyen de les retrouver.

– Il y en avait un meilleur.

– Lequel ?

– Celui de ne pas ébruiter le secret, de ne pas effaroucher mes voleurs, et de leur proposer le rachat des tableaux dont ils doivent être quelque peu embarrassés.

– Comment communiquer avec eux ?

Le comte ne répondant pas, ce fut Isidore qui riposta :

– Par une note insérée dans les journaux. Cette petite note, publiée par Le Journal et Le Matin, est ainsi conçue :

« Suis disposé à racheter les tableaux. »

Le comte approuva d’un signe de tête. Une fois encore le jeune homme en remontrait à ses aînés.

M. Filleul fut beau joueur.

– Décidément, cher Monsieur, je commence à croire que vos camarades n’ont pas tout à fait tort. Sapristi, quel coup d’œil ! quelle intuition ! Si cela continue, M. Ganimard et moi nous n’aurons plus rien à faire.

– Oh ! tout cela n’était guère compliqué.

– Le reste l’est davantage, voulez-vous dire ? Je me rappelle en effet que, lors de notre première rencontre, vous aviez l’air d’en savoir plus long. Voyons, autant que je m’en souvienne, vous affirmiez que le nom du meurtrier vous était connu ?

– En effet.

– Qui donc a tué Jean Daval ? Cet homme est-il vivant ? Où se cache-t-il ?

– Il y a un malentendu entre nous, Monsieur le juge, ou plutôt un malentendu entre vous et la réalité des faits, et cela depuis le début. Le meurtrier et le fugitif sont deux individus distincts.

– Que dites-vous ? s’exclama M. Filleul. L’homme que M. de Gesvres a vu dans le boudoir et contre lequel il a lutté, l’homme que ces demoiselles ont vu dans le salon et sur lequel Mlle de Saint-Véran a tiré, l’homme qui est tombé dans le parc et que nous cherchons, cet homme-là n’est pas celui qui a tué Jean Daval ?

– Non.

– Avez-vous découvert les traces d’un troisième complice qui aurait disparu avant l’arrivée de ces demoiselles ?

– Non.

– Alors je ne comprends plus… Qui donc est le meurtrier de Jean Daval ?

– Jean Daval a été tué par…

Beautrelet s’interrompit, demeura pensif un instant et reprit :

– Mais auparavant il faut que je vous montre le chemin que j’ai suivi pour arriver à la certitude, et les raisons mêmes du meurtre… sans quoi mon accusation vous semblerait monstrueuse… Et elle ne l’est pas… non, elle ne l’est pas… Il y a un détail qui n’a pas été remarqué et qui cependant a la plus grande importance, c’est que Jean Daval, au moment où il fut frappé, était vêtu de tous ses vêtements, chaussé de ses bottines de marche, bref, habillé comme on l’est en plein jour. Or, le crime a été commis à quatre heures du matin.

– J’ai relevé cette bizarrerie, fit le juge. M. de Gesvres m’a répondu que Daval passait une partie de ses nuits à travailler.

– Les domestiques disent au contraire qu’il se couchait régulièrement de très bonne heure. Mais admettons qu’il fût debout : pourquoi a-t-il défait son lit, de manière à faire croire qu’il était couché ? Et s’il était couché, pourquoi, en entendant du bruit, a-t-il pris la peine de s’habiller des pieds à la tête, au lieu de se vêtir sommairement ? J’ai visité sa chambre le premier jour, tandis que vous déjeuniez : ses pantoufles étaient au pied de son lit. Qui l’empêcha de les mettre plutôt que de chausser ses lourdes bottines ferrées ?

– Jusqu’ici, je ne vois pas…

– Jusqu’ici, en effet, vous ne pouvez voir que des anomalies. Elles m’ont paru cependant beaucoup plus suspectes quand j’appris que le peintre Charpenais, – le copiste des Rubens, – avait été présenté au comte par Jean Daval lui-même ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! de là à conclure que Jean Daval et Charpenais étaient complices, il n’y a qu’un pas. Ce pas, je l’avais franchi lors de notre conversation.

– Un peu vite, il me semble.

– En effet, il fallait une preuve matérielle. Or, j’avais découvert dans la chambre de Daval, sur une des feuilles du sous-main où il écrivait, cette adresse, qui s’y trouve encore d’ailleurs, décalquée à l’envers par le buvard : Monsieur A.L.N., bureau 45, Paris. Le lendemain, on découvrit que le télégramme envoyé de Saint-Nicolas par le pseudo-chauffeur portait cette même adresse : A.L.N., bureau 45. La preuve matérielle existait, Jean Daval correspondait avec la bande qui avait organisé l’enlèvement des tableaux.

M. Filleul ne souleva aucune objection.

– Soit. La complicité est établie. Et vous en concluez ?

– Ceci d’abord, c’est que ce n’est point le fugitif qui a tué Jean Daval, puisque Jean Daval était son complice.

– Alors ?

– Monsieur le juge d’instruction, rappelez-vous la première phrase que prononça M. de Gesvres lorsqu’il se réveilla de son évanouissement. La phrase, rapportée par Mlle de Gesvres, est au procès-verbal : « Je ne suis pas blessé. Et Daval ?… est-ce qu’il vit ?… Le couteau ? » Et je vous prie de la rapprocher de cette partie de son récit, également consignée au procès-verbal, où M. de Gesvres raconte l’agression : « L’homme bondit sur moi et m’étendit d’un coup de poing à la nuque. » Comment M. de Gesvres, qui était évanoui, pouvait-il savoir en se réveillant que Daval avait été frappé par un couteau ?

Beautrelet n’attendit point de réponse à sa question. On eût dit qu’il se hâtait pour la faire lui-même et couper court à tout commentaire. Il repartit aussitôt :

– Donc, c’est Jean Daval qui conduit les trois cambrioleurs jusqu’à ce salon. Tandis qu’il s’y trouve avec celui qu’ils appellent leur chef, un bruit se fait entendre dans le boudoir. Daval ouvre la porte. Reconnaissant M. de Gesvres, il se précipite vers lui, armé du couteau. M. de Gesvres réussit à lui arracher ce couteau, l’en frappe, et tombe lui-même frappé d’un coup de poing par cet individu que les deux jeunes filles devaient apercevoir quelques minutes après.

De nouveau, M. Filleul et l’inspecteur se regardèrent. Ganimard hocha la tête d’un air déconcerté. Le juge reprit :

– Monsieur le comte, dois-je croire que cette version est exacte ?…


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