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Pièces choisies
  • Текст добавлен: 28 апреля 2021, 03:07

Текст книги "Pièces choisies"


Автор книги: Valentin Krasnogorov



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LUI. Eh bien, après mon premier mariage, moi j’évitais les femmes, mais, d’une certaine manière, elle m’a remarqué. Tiens, voilà, d’ailleurs, un exemple de qui choisit qui.

ELLE. Pourquoi l’avez-vous épousée?

LUI. Et pourquoi nous marions-nous, en général? Vous croyez que c’est par affinité d’âmes? Par désir de rester ensemble toute la vie et de mourir le même jour? Non. Par stupidité. Par la force du hasard. À cause d’une taille fine et d’une jolie veste.

ELLE. Et comment cela a-t-il fini?

LUI. Quelque deux ans après, ma femme m’a trompé avec une nullité, et je l’ai chassée. D’ailleurs, si je veux être précis, c’est moi qui ai dû partir car la plus grosse part de nos biens lui est revenue.

ELLE. Vous l’aimiez beaucoup?

LUI. Non, pas beaucoup. Ou plutôt, pas du tout. Mais ça a été un coup dur pour moi.

ELLE. Pourquoi, si vous ne l’aimiez pas plus que ça?

LUI. Eh bien, vous savez… Rentrer chez soi et trouver sa femme au lit avec un autre homme…

ELLE. Je vous comprends mieux que ce que vous croyez… Et depuis vous ne vous en êtes pas remis?

LUI. À présent, si. Mais j’essaie de me tenir le plus loin possible des femmes. Je me suis brûlé deux fois, cela me suffit. Comme dit la chanson, je ne crois plus en l’amour.

ELLE. Mais on peut rencontrer aussi des femmes sans qu’il soit question d’amour, mais comme ça… par commodité.

LUI. J’ai peur. Il suffit d’une minute d’inattention et te voilà pris au piège. Et il est extrêmement difficile de s’en défaire. Les femmes savent que nous avons besoin d’elles physiologiquement et elles en usent effrontément. Et puis, qu’y a-t-il en elles de bien?

ELLE. Chez les femmes? Beaucoup de choses. Et qu’y a-t-il de mal?

LUI. Elles vous enfoncent dans le quotidien, demandent de l’argent, aiment tirer au clair les relations, vous séparent de vos amis… (Un temps.) Mais le pire de tout, c’est qu’elles vous empêchent de travailler.

ELLE. On dit que c’est toujours plus gai avec des femmes que sans elles.

LUI. Avec des femmes comme vous, peut-être. Mais avec les autres… (Après un petit silence.) Au vrai, celles-ci aussi s’ennuient avec moi. Je suis quelqu’un qui retarde sur son époque : j’aime aller à la pêche, écouter de la musique classique…

ELLE. Vous avez été déçu par deux femmes et vous incriminez toutes les femmes.

LUI. Pour les femmes, je ne sais pas, mais les épouses, elles sont toutes pareilles. En changer une par une autre n’a aucun sens. Je ne trouve de joie que dans le travail.

ELLE. Tout ne tourne pas rond dans votre vie et c’est pourquoi le travail est pour vous un moyen de vous enivrer. Mais justement, il vous faut sans doute vous arrêter et penser à ce que vous voulez.

LUI. Nous voulons tous une seule chose, le bonheur.

ELLE. Mais nous sentons confusément en quoi il consiste. Et si nous nous sommes fixé le mauvais but, alors plus nous nous obstinons à atteindre le bonheur, plus nous nous en éloignons. Tout le malheur est là.

LUI. Oui, c’est vrai…

Pause.

Les deux sont perdus dans leurs pensées. La femme s’approche à nouveau de la fenêtre et plonge son regard dans l’obscurité, promenant, pensive, son doigt sur le carreau.

LUI. Qu’avez-vous vu par la fenêtre?

ELLE. Toujours pareil : l’obscurité, la lumière blafarde des réverbères, la pluie…Et la danse effrénée des branches nues sur la musique du vent. Le vent, le vent partout…Vous prenez l’avion demain?

LUI. Oui.

ELLE. Quand?

LUI. Tôt le matin.

ELLE. Donc, aujourd’hui, déjà. Aujourd’hui…

LUI. Je vois que vous êtes plongée dans la mélancolie.

ELLE. Oui… Nous sommes là à parler et le matin s’annonce, froid, gris, matin d’automne…

L’homme s’approche d’elle, par derrière, et doucement enveloppe ses épaules. Elle continue de regarder par la fenêtre.

LUI. Qu’écrivez-vous sur le carreau?

ELLE. Rien. Nos prénoms. « Serguéï plus inconnue égale amour ».

LUI. Et moi je ne connais toujours pas le prénom de cette inconnue.

ELLE. « Qui est-elle? Que veut-elle?

Seule des cieux connue?

Mais mon cœur fol appelle

Cette belle inconnue » …

(Elle le regarde.) Ou il n’est pas encore fol?

LUI. Cette romance de Glinka est belle, mais vous, encore une fois, vous n’avez pas répondu.

ELLE. Vaut-il la peine d’alourdir votre mémoire d’un nouveau nom de femme? Du reste, si vous voulez, appelez-moi Henriette.

LUI. Pourquoi Henriette?

ELLE. Pourquoi pas?

LUI. Vous vous appelez vraiment ainsi?

ELLE. Vous rappelez-vous l’histoire du célèbre bourreau des cœurs Casanova? Un jour il séduisit la belle Henriette, passa une nuit de rêve avec elle à l’hôtel vous voyez, à l’hôtel aussi lui offrit une bague avec un diamant et lui jura un amour éternel. Le matin, la jeune fille grava avec ce diamant quelques mots sur la vitre de la fenêtre, jeta la bague dans le jardin et disparut. (Elle continue à promener son doigt sur le carreau.)

LUI. Et ensuite?

ELLE. Bien des années plus tard, notre séducteur vieillissant s’arrêta par hasard dans ce même hôtel et dans cette même chambre. S’approchant de la fenêtre, il vit soudain les mots gravés avec le diamant. « Vous oublierez aussi Henriette. » Et Casanova comprit qu’effectivement il l’avait oubliée, que la vie passe, mais lui s’agite toujours autant, et toute nouvelle amour « éternelle » ne dure que quelques jours… Pareil pour vous, vous m’oublierez, vous m’oublierez plus vite que ne disparaîtront ces mots bien que je les aie écrits uniquement avec mon doigt sur un carreau embué.

LUI. (Il l’attire soudain à lui et l’embrasse.). Tu es merveilleuse… des comme toi, je n’en ai jamais rencontré… Tu es si déroutante… Si on doit se séparer dans quelques heures… Nous devons nous séparer… Mais je me souviendrai longtemps de toi, très longtemps!

ELLE. (Rayonnante de bonheur.). Enfin…

LUI. J’en ai eu envie tout le temps… Mais tu ne te donnais pas.

ELLE. Parce que tu ne voulais pas comme ça.

LUI. Et à présent je veux comme ça?

ELLE. À présent oui.

LUI. « Aimez elles répondaient », oui?

ELLE. Oui. Tu vois, comment on passe naturellement au tutoiement?

LUI. Je n’étais qu’un sot.

ELLE. Et tu le restes.

LUI. Tu n’as pas cessé de me remettre en place avec ton vouvoiement

ELLE. Parce qu’il le fallait.

LUI. Oui, j’ai eu un comportement indigne. Dis-moi, pourquoi m’as-tu accosté? Sois franche.

ELLE. Tu ne devines pas?

LUI. Non.

ELLE. Pourtant, je t’ai déjà expliqué.

LUI. S’il te plaît, ne me parle pas d’amour fou et subit. Nous ne nous connaissions pas.

ELLE. Je sais, cela n’est pas de ton goût. Tu penses, comme tout le monde, qu’une femme ne doit pas se comporter ainsi. Mais si je ne t’avais pas abordé, nous ne nous serions pas connus.

LUI. Tu as bien fait, mais qu’est-ce qui t’a décidée?

ELLE. Le fait, probablement, que je ne suis pas heureuse.

LUI. Toi non plus?

ELLE. Moi non plus. Est-ce qu’une femme comblée irait accoster un inconnu?

LUI. Et moi j’avais l’impression que tu n’arrêtais pas de me taquiner.

ELLE. Oui, je voulais que cela n’ait l’air que d’un jeu, parce qu’en réalité tout cela était sérieux. Et puis avec mes sarcasmes et ma vulgarité j’avais décidé de te faire partir… J’avais compris qu’il me serait difficile de te laisser moi-même.

LUI. C’est vrai?

ELLE. C’est vrai. Et cela m’a fait peur.

LUI. Tu m’as attiré dès le premier instant.

ELLE. Je sais. Tous les hommes sont attirés par toutes les femmes. Mais j’avais envie de quelque chose de plus grand, d’impossible.

LUI. De quoi, donc?

ELLE. Que veut toute femme? L’amour.

LUI. Eh bien, tu l’as presque obtenu.

ELLE. « Presque »? C’est donc que je n’ai rien obtenu… et au matin tu prends l’avion…

LUI. Ne pensons pas au matin. Dis-moi d’où tu viens, toute enveloppée de mystère?

ELLE. Aucun mystère, tout est banal et simple. Mais je ne dirai rien. Je veux rester dans ton souvenir la mystérieuse inconnue.

LUI. Pourquoi? Je me suis bien confessé, moi. Mais pourquoi tant de scrupules? De toute façon, nous nous séparons d’ici une heure ou deux.

ELLE. (Sur un ton de voix changé.). Avec quelle légèreté tu dis cela…

LUI. Mais nous allons bien nous séparer.

ELLE. Et il n’y a pas d’autre possibilité?

LUI. Et quelle autre possibilité peut-il encore y avoir? Le billet est acheté, le travail m’attend à la maison…

ELLE. (S’écartant de lui.). Et tu ne peux pas reporter ton départ d’un jour, d’une heure? Toute ta vie est-elle programmée et écrite jusqu’à son terme? Tu ne peux te déplacer qu’en suivant une ligne droite? Tu as peur de faire un pas à droite ou à gauche?

LUI. Je n’ai pas peur, mais…

ELLE. Non, tu as peur. Tu as peur des femmes. Tu as peur des sentiments. Tu as peur, comme tu dis, du romantisme. Tu disais que tu n’aimais pas les rencontres faciles, mais ce sont précisément ces rencontres faciles que tu préfères. Rencontres tranquilles. Qui ne te troublent pas. Qui ne changent rien. Qu’importe qu’elles ne donnent pas de joie pourvu qu’elles ne causent pas de désagréments. Sur une base raisonnable, comme en économie politique. Marchandise-argent-marchandise. Lit-argent-lit. Mais aucun amour. C’est bien ça?

LUI. « L’amour, l’amour »… Et puis après? À nouveau, la déception? À nouveau, la trahison? À nouveau, la solitude?

ELLE. Qu’est-ce que ça peut faire, ce qu’il y aura après? Ce qui compte, c’est ce qui est maintenant!

LUI. Mais je dois prendre l’avion, tu comprends bien…

ELLE. Je ne comprends pas. Pourquoi dois-tu? À qui es-tu redevable? Tu es vivant ou tu es un mécanisme d’horloge? Est-ce que ce sont les circonstances qui te mènent ou est-ce toi qui mènes ton destin?

LUI. Je ne sais pas… Je n’ai pas l’habitude de revenir sur une décision si soudainement… Et qu’est-ce que ça changera si nous nous séparons un jour plus tard?

ELLE. Qu’est-ce qui changera? Et même si rien ne change! Que cela ne soit qu’une journée de bonheur éphémère! (Se ressaisissant.). Et puis, fais comme tu veux.

LUI. Si tu veux, je vais essayer d’échanger mon billet pour avoir un vol en soirée…

ELLE. Crois-tu que je vais tenter de te persuader de rester? Même si je le voulais, je ne le ferais pas.

LUI. Qu’as-tu à t’emporter? Cela, tous les deux, nous le savions d’avance.

ELLE. Ceux qui savent d’avance me font pitié. Demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier… Si la vie est privée de surprises, alors il ne sert à rien de vivre. Regarde-toi, tu ne vis pas, tu existes. Ton cœur est vide, verrouillé. Va où tu veux avec ton avion, et quand tu veux.

LUI. (Essayant de l’enlacer.). Ne te fâche pas…

ELLE. (Repoussant sèchement ses tentatives.). Arrête. On n’embrasse pas une femme en pensant à l’avion qu’on doit prendre. Mieux vaut se séparer, et le plus vite sera le mieux.

Longue pause.

LUI. Bon, eh bien, c’est décidé. Mais je vais regretter de te quitter sans savoir rien sur toi.

ELLE. (Après une longue pause.). Si tu veux, pour que tu n’aies pas de regrets, je vais te parler de moi. J’ai promis que tu ne t’ennuierais pas et je tiendrai parole.

LUI. Ce n’est pas Henriette que tu t’appelles?

ELLE. Évidemment, non.

LUI. Et comment?

ELLE. Bon, si Henriette ne te plaît pas, appelle-moi « Juana ».

LUI. De plus en plus opaque. Mais quelle imagination!

ELLE. C’est comme ça qu’on me taquinait à l’école : « Doňa Juana ».

LUI. Pourquoi?

ELLE. J’étais une jeune fille romantique érudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, généreux, beaux, désespérés existaient encore aujourd’hui. J’espérais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais être instruite, intelligente, érudite… Je me suis même inscrite à la faculté des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon héros préféré. Mon mémoire aussi était sur Don Juan.

LUI. Ah! donc, tu es philologue…

ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me séduire, mettant en œuvre tout son arsenal de charme et d’éloquence…

LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?

ELLE. Non, au contraire, dans mes rêves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais à lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je rêvais d’être la dernière femme de Don Juan… Une idiote imbue de littérature.

LUI. À présent encore, tu es imbue de littérature.

ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.

LUI. Bon, et tu l’as rencontré ton héros?

ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’érudition n’ont sauvé la jeune idiote exaltée d’un aveuglement bref mais total. Dès avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il était un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez bête et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-même sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’étais la cinquante et unième. Et il se vantait qu’il ne s’arrêterait qu’une fois atteinte la centaine.

LUI. Et comment as-tu supporté cela?

ELLE. Je me suis vengée.

LUI. Comment?

ELLE. (Après un petit silence.). Je ne sais pas si je dois te dire.

LUI. Vas-y, puisque tu as commencé.

ELLE. Oui, et puis on va se séparer… Pas vrai?

LUI. Oui, bien sûr. (Pause.) Mais pourquoi ce silence?

ELLE. (Le ton de sa voix change.). Écoute, si ça t’intéresse. J’ai décidé de devenir moi-même Don Juan. Plus exactement Doňa Juana. Il séduisait les femmes, je séduirais les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est vu comme un héros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une héroïne également?

LUI. (Le front assombri, il s’écarte de la femme.). Alors, tu as réussi?

ELLE. En gros, oui.

LUI. Étrange vengeance.

ELLE. Peut-être.

LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittée n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.

ELLE. Pareil pour moi.

LUI. Et à combien de noms se monte ta liste donjuanesque?

ELLE. Beaucoup. Et le plus intéressant, c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittés et non pas eux qui m’ont quittée.

LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts pour dépasser le nombre de ton idole?

ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a dû faire des efforts pour séduire les femmes, parce qu’elles résistaient. Et elles résistaient parce que c’est cela qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent même pas à résister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est même ennuyeux. C’est pourquoi j’ai décidé de les vaincre par une autre voie.

LUI. Comment précisément?

ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait à Don Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit perçu comme sa victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur l’homme, c’est une défaite. Et moi je veux vaincre. Je veux réellement le séduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et c’est de loin plus difficile.

LUI. Même pour une femme comme toi?

ELLE. La principale difficulté c’est que l’on permet à l’homme de prendre l’initiative, et pas à moi, comme tu l’as expliqué. Et il m’a fallu braver les convenances et me lancer. Le reste s’avéra assez simple.

LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?

ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie. Grossièrement, droit dans les yeux. Presqu’à la Hugo :

            « Comment, disaient-elles,

      Attirer Achille,

      Sans brûler nos ailes?»

      (Après une pause :)

«Flattez, disaient-ils. »

LUI. Et ça marche?

ELLE. Infaillible. Certes, il y a une différence. Si l’homme arrive à ses fins par des promesses d’amour éternel, la femme, au contraire, est obligée de promettre de ne pas s’imposer à jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas lié. Tu n’es tenu à rien. Tu peux disparaître, partir quand bon te semble, où bon te semble.

LUI. (Avec froideur.). Idée intéressante.

ELLE. Tellement rebattue, que s’en est même ennuyeux.

LUI. Et moi aussi, tu as tenté de me prendre de la même façon?

ELLE. (Sur un ton provocateur.). Et qu’est-ce qui te distingue des autres? À propos, n’est-il pas temps que tu ailles à l’aéroport?

LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel mais peu de cœur.

ELLE. On voit tout de suite que la remarque émane d’un biologiste.

Pause.

LUI. Je crois que je vais y aller.

ELLE. N’est-il pas trop tôt?

LUI. J’attendrai l’avion à l’aéroport. De toute façon, je ne m’endormirai pas. (Il prend son porte-documents, y jette sa cravate, son rasoir électrique et ses autres rares affaires.)

ELLE. Tu pars comme ça? Sans aucune hésitation?

LUI. Je pars comme ça.

Pause.

LUI. Supposons que je reste et que je fasse l’amour avec toi. Peut-être que ça me plaira. Peut-être, cela éveillera-t-il en moi quelque chose de plus que la sympathie. Et ensuite, tu te mettras à rire, tu prendras ton carnet, tu noteras et diras : « C’est bon, tu es dans la liste. Numéro cent. Tu peux y aller. » C’est bien ça, non?

La femme se tait.

LUI. Non, je ne changerai pas mon programme. Tu te fais une fierté maintenant de ce que c’est toujours toi qui quittes, eh bien! cette fois-ci c’est toi qu’on quitte.

ELLE. Ce n’est pas grave, je survivrai. J’ai déjà connu ça. Et puis, nous ne nous quittons pas. Nous nous séparons simplement, faute d’avoir pu nous rencontrer.

LUI. Tant mieux. (L’homme fait claquer son porte-documents, fait quelques pas vers la sortie, mais s’arrête.) Je veux seulement demander… Comment es-tu au courant, quand même, de ce qui s’est dit à la conférence?

ELLE. C’est la seule chose qui te tracasse en ce moment?

LUI. Non, mais… Tu n’es pas obligée de le dire.

ELLE. J’y ai participé en tant qu’interprète. Quand tu lisais ton rapport, je le traduisais instantanément en français, et quand les Français ou les Espagnols lisaient leurs rapports, je les traduisais en russe.

LUI. Voilà donc pourquoi ta voix m’est familière!

ELLE. Oui, tu l’as entendue dans les écouteurs. Tu vois, que tout est simple.

LUI. Mais la traduction simultanée, qui plus est, de textes spécialisés, exige un haut degré de qualification.

ELLE. Oui. Et pour ça, on me paie bien. Tu voulais savoir comment je gagnais ma vie et combien je touchais, maintenant tu le sais. Au fait, ton rapport m’a beaucoup intéressée.

LUI. Tu y as compris quelque chose?

ELLE. Figure-toi qu’à l’université nous avons aussi étudié la psychologie, si bien que j’ai même trouvé intéressant de t’écouter. Ce n’est pas pour rien que sur Internet il y a des milliers de liens vers ton nom.

LUI. Je vois que tu t’étais bien préparée.

ELLE. « Connais-toi et connais ton ennemi, ainsi cent fois tu vaincras dans cent batailles ». C’est un aphorisme chinois. Mais je n’ai pas vaincu.

LUI. Et tu le voulais?

ELLE. Beaucoup. Toute la soirée j’ai craint qu’à tout moment tu ne te lèves et partes et je m’efforçais de te retenir par tous les moyens. Au moins cinq minutes encore, une minute… Voilà pourquoi tantôt je jouais les prostituées, tantôt je simulais la femme honnête, avec des manières tantôt exquises, tantôt vulgaires. J’enflammais ta curiosité, t’appâtais, minaudais, faisais l’intéressante pourvu seulement que tu ne partes pas. Pourvu que tu ne partes pas…

LUI. (Après avoir gardé le silence.). Oui, notre rencontre n’a pas été des plus faciles. Tu avais raison. (Il prend la clé.) Allons.

ELLE. (Sans bouger de sa place.). Tu pars quand même?

LUI. Et toi aussi tu pars. (Il fait tourner sa clé accrochée à un porte-clé.) Je dois fermer la porte à clé.

ELLE. Tu veux me mettre à la rue sous la pluie?

LUI. Tu ne peux pas rester ici. Je dois rendre la clé.

ELLE. Ne t’en fais pas pour moi. Va. Je vais ranger, puis je fermerai la porte et je rapporterai ta clé.

LUI. Et pour aller où en pleine nuit?

ELLE. Ça te tracasse? J’occupe la chambre contiguë avec la tienne, mais tu ne l’avais même pas remarqué. Et moi, je voulais tellement que tu m’adresses la parole!

LUI. Tous ces quatre jours, nous étions à côté l’un de l’autre?

ELLE. Oui, et maintenant la conférence est achevée et demain soir, moi aussi, je prends l’avion. Plus exactement, aujourd’hui déjà.

LUI. Alors… (Après hésitation.) Et puis, non… Au revoir.

ELLE. Un moment!

LUI. (S’arrêtant.). Quoi encore?

ELLE. (D’un ton libéré.). Rien de particulier. Je veux simplement te raconter une anecdote en guise d’adieux. Puisqu’il faut te distraire, allons jusqu’au bout. Un homme, épuisé et pâle, arrive chez son médecin : « Docteur, toutes les nuits le même cauchemar m’assaille. Une voix me dit en boucle quelque chose en italien, sûrement, quelque chose de très important. Je fais des efforts pour comprendre, mais c’est peine perdue. Ça me plonge dans une telle inquiétude que je me réveille et que je ne peux plus me rendormir ». ‒ Et vous comprenez l’italien? ‒ demande le médecin. ‒ Justement, non, ‒ répond le patient. ‒ Alors, la seule chose que je puisse vous conseiller, ‒ dit le médecin, c’est d’apprendre l’italien. Alors vous comprendrez ce que vous dit la voix et, peut-être, serez-vous rassuré. Deux mois ont passé et le médecin rencontre son patient, par hasard, dans la rue, joyeux, resplendissant et le teint coloré. ‒ Alors, vous avez appris l’italien? ‒ demande le docteur. Le patient répond : ‒ Non, je dors avec une interprète.

LUI. Pourquoi est-ce que tu me racontes ça? pour me relancer?

ELLE. (Moqueuse.). Pour que tu saches que tu es passé à côté d’une rare possibilité de te défaire de ta dépression. (Avec cruauté :) Et maintenant, va-t’en, va-t’en au plus vite. Je suis très fatiguée.

L’homme marche lentement vers la sortie et s’arrête à la porte.

LUI. Probable, qu’on ne se verra plus. Mais ça ne peut pas être autrement… Tu dois me comprendre…

La femme ne répond pas.

LUI. Adieu. (Il sort.)

La femme, seule, reste longtemps assise et immobile. Puis, lentement, elle éteint les deux bougies, l’une d’abord, puis l’autre. À travers la fenêtre pénètrent les premières clartés d’un matin d’automne maussade. Elle se lève, s’assoit, se relève, puis machinalement débarrasse la table.

À l’embrasure de la porte apparaît l’homme.

LUI. C’est encore moi.

ELLE. (Pas encore revenue de ses méditations, sur un ton distant :). Vous avez oublié quelque chose?

LUI. Oui. Heu… non. Dis-moi, tout ce que tu as dit sur toi, tu l’as inventé?

ELLE. Et si je réponds non?

LUI. Tu as raison, ce n’est pas important… Tu sais, à peine étais-je sorti que j’avais compris tout de suite… si je laissais passer cette occasion, je le regretterais toute ma vie… Il y a en toi… J’ai du mal à expliquer…

ELLE. Je ne vous comprends pas bien.

LUI. Moi-même je ne comprends pas. Ça fait si longtemps que je n’ai pas éprouvé ça. Je pensais que jamais plus je ne l’éprouverais… C’est pourquoi j’ai eu peur. Toi et moi, c’est comme deux papillons attirés par un feu… Bien que nous sachions comment cela peut se terminer. Mais ça m’est égal. S’il faut aller au feu, eh bien, soit!

ELLE. (Avec douceur.). Tout doux. Assieds-toi.

Il s’assoit.

ELLE. Et maintenant, dis-moi, pourquoi tu es quand même revenu.

LUI. Tu ne comprends pas? (Il prend en souriant la bouteille de champagne.) Il nous reste à finir le champagne.

FIN


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