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Une femme
  • Текст добавлен: 21 сентября 2016, 19:09

Текст книги "Une femme"


Автор книги: Maurice Leblanc


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Прочая проза


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II

Durant trois jours René languit, refusa de manger. Un matin, ses parents firent appeler leur docteur. Il ne put venir, étant malade. Ils patientèrent. Mais l’état de l’enfant s’aggrava, il eut des frissons, des vomissements, et Lucie, en l’absence de Robert, enjoignit à la bonne de chercher un médecin quelconque, au plus vite.

La servante ramena un monsieur solennel, d’aspect ecclésiastique, de carrure solide, vêtu d’une longue lévite, les lèvres et le menton rasés.

La mère lui raconta les débuts du malaise. Il découvrit sur le corps des plaques rouges et irrégulières et déclara :

– C’est une fièvre scarlatine.

Puis, sans répondre aux lamentations de Lucie, il prescrivit le régime à suivie les précautions à garder et composa une ordonnance au bas de laquelle il mit son nom : docteur Danègre.

À cette alerte, toute la maternité de Lucie se réveilla. Elle passa quatre nuits au chevet du malade, puis deux semaines enfermée et ne consentit à sortir que sur la prière de Chalmin. Mme Bouju-Gavart en conçut pour elle une estime plus grande. Elle avoua sans détours à Robert :

– J’avais des craintes au sujet de Lucie. Elle négligeait son fils et ne surveillait pas assez son intérieur. Mais maintenant…

– Maintenant et toujours, interrompit Chalmin, de ce ton grave, nuancé de respect, qu’il employait en parlant de sa femme. Soyez tranquille, Lucie est une épouse et une mère sérieuse, et c’est du fond du cœur que je vous remercie.

Dans le monde, cet incident fut du meilleur effet. « Vous savez, cette pauvre dame Chalmin, son petit garçon est très mal. Elle est aux cent coups. »

La pitié qu’elle inspirait atténua le mécontentement qu’avait produit son manque d’égards vis-à-vis diverses personnes.

Le docteur Danègre seconda puissamment les efforts de la jeune femme. Il venait à tout moment. Taciturne, il saluait d’un signe, s’asseyait auprès de l’enfant et l’observait de longues minutes. Puis il avançait d’une voix mesurée une opinion qui empruntait à cette sobriété de paroles une importance décisive.

Il avait en ville une clientèle peu nombreuse, mais fidèle. En général, son mutisme effrayait le malade. Il ignorait ou dédaignait les mots qui réconfortent, qui adoucissent la brûlure des plaies et font accepter l’ennui des convalescences. De plus, on lui reprochait de vivre à l’écart. On ne le voyait que seul, ce qui, en province, inquiète toujours.

Lucie croyait aveuglément en lui. Cette confiance se manifestait même d’une manière si évidente que le docteur devint moins farouche. Outre ses diagnostics, il émit quelques principes sur la façon d’élever les enfants, quelques autres sur le traitement de la fièvre scarlatine, d’autres enfin sur les questions médicales qui se présentaient à eux. Mme Chalmin, flattée, l’esprit ailleurs, ripostait par des exclamations effarées : « Ah ! vraiment ?… Je ne me doutais pas de cela. »

Il s’établit entre eux des rapports agréables. Leurs conversations perdirent souvent de leur caractère technique, ils échangeaient des idées selon le gré des circonstances, avec abandon du côté de Lucie et réserve chez Danègre.

Un jour, elle bavardait, assise devant lui, la taille ployée, les coudes sur ses genoux, le menton appuyé sur ses deux poings. Quand elle leva la tête, elle vit ses yeux, des yeux hagards, injectés de sang, qui fouillaient l’entrebâillement de son peignoir.

Le lendemain, Lucie garda le lit. Robert conduisit le docteur auprès d’elle. Elle gémit :

– Je suis patraque… j’ai de l’oppression… une douleur lancinante au cœur.

Il dut céder aux instances de Robert et l’ausculter. Il couvrit d’une serviette la poitrine de la jeune femme, appliqua son oreille contre la toile, et il commandait : « Toussez, respirez plus fort. »

Lucie, tout en se conformant à ses injonctions, épiait sa voix et ses gestes pour y surprendre quelque tremblement. Mais, impassible, attentif à l’épreuve, il continuait, interrogeait, par de petits coups de son index recourbé, les différentes parties de la gorge. Ayant fait subir au dos la même opération, il conclut froidement :

– Vous n’avez rien, Madame.

– Cependant, docteur, objecta Chalmin, elle souffre, il y a peut-être un remède…

Danègre ricana :

– Oui, il y en a un : s’habiller et sortir.

Lucie, vexée, lui témoigna désormais une indifférence hautaine dont il ne se souciait pas. Ils ne s’adressaient que les paroles indispensables. L’état de René s’améliorant, il espaça ses visites.

Un dîner d’intimes marqua cette période. M. Bouju-Gavart, revenu définitivement de son ermitage, y parut. Mme Chalmin le combla de ses prévenances.

Au salon elle dit à Paul :

– Ça doit joliment t’assommer le retour de ton père. Tu n’es pas aussi libre.

Il se récria :

– Lui ? Ah ! il ne me tracasse pas beaucoup.

– Que pouvait-il bien faire là-bas ? insinua-t-elle.

Il se pencha et cyniquement :

– Elle s’appelle Léontine, elle a des cheveux blonds, dix-huit ans, et elle est blanchisseuse de son métier.

Grâce à une tactique savante, Lucie parvint à bloquer M. Bouju-Gavart dans un coin.

– Vous vous êtes donc lassé de votre solitude ?

Il répondit carrément :

– Non, mais n’ayant plus à te craindre, je n’avais plus à rester.

– Je ne saisis pas, fit-elle.

Il la regarda, et d’un air calme, sans haine, sans provocation :

– C’est pourtant bien clair. J’avais peur de toi, j’ai voulu me guérir. La cure a été lente, difficile, néanmoins j’ai réussi.

Elle ressentit une violente contrariété. Son amour-propre n’admettait pas qu’un homme épris d’elle secouât ainsi son joug en quelques mois. Elle se contint et minauda :

– Eh bien, tant mieux, vrai, ça me chagrinait, je préfère que nous redevenions bons amis comme autrefois. Nous nous reverrons souvent, n’est-ce pas ?

Il répliqua :

– Tant que tu voudras, maintenant.

De fait un matin il se présenta. Sa retraite l’avait rajeuni. Il portait haut sa tête blanche, au teint clair. Il s’enquit de René, se plaignit de l’hiver terrible qu’on avait traversé, et dont, plus qu’un autre, il avait subi la rigueur dans sa grande baraque mal close, dépeignit la campagne sous la neige, se vanta d’une excursion aventureuse sur la Seine gelée, et tout cela posément, avec une placidité qui exaspérait Lucie. Ensuite il demanda :

– Et toi, tu ne t’es pas trop ennuyée ?

– Je ne me suis jamais tant amusée, s’exclama-t-elle. D’ailleurs, à vous, parrain, je n’ai rien à cacher, figurez-vous qu’on m’a fait la cour ! Ce que j’ai dû subir de déclarations, et de tous les hommes, et partout, au bal comme en pleine rue !

Il eut un air enjoué :

– Hé ! hé ! ça prouve que je n’avais pas si mauvais goût. Et parmi ces messieurs, il n’en est pas un ?…

– Qui sait ! murmura-t-elle.

« Elle ment, » se dit-il, un peu énervé.

Il se renversa, croisa ses jambes et reprit, la voix songeuse :

– Quand je pense que jadis ton « qui sait ! » m’aurait retourné le cœur. Comme j’étais fou et imbécile, et comme tout cela est loin ! Je me souviens d’un matin semblable, je me croyais guéri déjà, et puis ton corps, que je devinais sous ton peignoir rose, m’a détraqué. Aujourd’hui le peignoir est blanc, ton corps se dessine aussi nettement, et je n’ai rien, là, au cœur, pas un battement. Ah ! je suis bien guéri !

Mme Chalmin suffoquait :

– Vous, guéri ?

– Radicalement, scanda-t-il.

Alors une rage la souleva. D’un mouvement brusque, elle défit le bouton de son corsage, écarta l’étoffe et, lui montrant sa poitrine, elle dit fièrement :

– Guéri de cela ? Vous croyez ?

Il poussa un cri d’extase et de détresse. Ses bras se tendirent vers l’adorable vision, comme pour l’étreindre et aussi s’en défendre, et il se mit à pleurer, ainsi qu’un enfant, des larmes tristes qui suivaient le creux de ses rides.

René, cependant, recouvrait des forces. Le docteur prescrivit une promenade en voiture. Lucie choisit comme but la Forêt-Verte.

En route elle tenta de revivre les diverses étapes de sa chute, mais bien des détails s’étaient effacés, et elle s’étonna de la confusion de ses souvenirs. Il y avait très longtemps, lui semblait-il, des mois et des mois, qu’elle n’avait considéré les poutres en X de cette ferme, entendu les aboiements de ce chien, remarqué le baiser de ces deux arbres, là-haut. Elle ne parvint même pas à reconstituer la phrase que Richard avait prononcée lors de sa première caresse.

Dans la forêt, après la maison du garde, sur ce chemin où leurs bouches s’étaient accolées, elle ne reconnut rien autour d’elle, et elle eut un regret mélancolique de ne pouvoir donner à sa faute d’autre décor que la capote fuyante d’un cabriolet.

Devant la borne kilométrique n°6, elle arrêta la voiture, s’assit au revers d’un talus et voulut se découvrir une émotion légitime. Mais elle ne put se rappeler que l’ardeur désespérante de Bichon et la colère grotesque d’Amédée. Et il lui fallut serrer les dents et fermer les poings pour dompter le rire déplacé qui grondait en elle.

– Au retour, l’enfant fut morose, de mauvaise humeur. La mère fit venir Danègre. Il conseilla le repos et la diète, puis, accompagnant Lucie dans sa chambre, il la tranquillisa.

Elle se dégantait, rassérénée, le buste penché en une pose attentive, les joues roses et la bouche fraîche sous sa voilette encore baissée, entre les brides en velours de son chapeau.

Il vit sa main nue. Une pâleur l’envahit et il recommença ses exhortations :

– Du courage… ce n’est rien… trop tard dehors… c’était inévitable.

Indéfiniment, avec une sorte d’inconscience, il continuait à bredouiller de petits bouts de phrases. Lucie ne bougeait pas, interdite, son autre gant à moitié retourné. Et soudain, de ses doigts crispés, il la saisit à l’épaule et l’entraîna vers la chaise longue.

… Il s’en alla, sans un mot. C’était chez cet homme de tempérament froid des poussées de désir irrésistible qui le jetaient comme une brute sur la première venue. Toujours correct dans l’exercice de son art, il avait parfois des coups de folie furieuse à l’aspect d’un coin de peau, d’une mèche de cheveux, d’une posture quelconque. Sans doute connaissant trop chez la femme l’être physiologique, il n’éprouvait que du dégoût pour cette chair qu’il torturait et découpait journellement. Il avait vu tant de vilains corps, tant de lignes déformées, tant de maigreurs hideuses, tant de monstruosités, tant de malpropretés, qu’un dévêtement, même partiel, éteignait en lui toute ardeur. Ses sens, par une perversion vainement combattue, ne s’allumaient qu’auprès d’une femme habillée, coiffée, cuirassée d’une robe.

Lucie ne s’expliqua jamais sa conduite. Il demeura pour elle obscur, impénétrable. Plusieurs fois elle voulut l’interroger ; il semblait ne pas entendre, et elle y renonça. Ayant l’intuition vague de sa manie, elle ne s’offrit plus à lui. Des séries de jours passaient, vides, identiques. Puis subitement, sans raison appréciable, il la prenait.

Elle vécut à cette époque d’une vie délicieuse, non qu’elle aimât le docteur, ni qu’elle s’en crût aimée, mais il lui procurait d’ineffables sensations. Lui présent, elle frémissait dans l’attente et dans la crainte continuelles de son attaque. À certaines minutes, elle défaillait d’avance, sûre, à l’expression de son visage, d’être emportée, pétrie, violentée. Mais souvent aussi, il s’emparait d’elle à l’improviste, et c’était pour Lucie la plus exquise jouissance, cette agression brusque, au milieu d’un mot, alors que nul indice ne l’y avait préparée.

Il la quittait ensuite, sans un adieu, et elle restait là, longtemps, étourdie, ne comprenant pas. Qu’avait-elle fait ? Qu’avait-elle dit qui déterminât en lui cette explosion de désirs ? Elle ne se souvenait pourtant d’aucun geste équivoque, d’aucune coquetterie.

Incapable de trouver une cause suffisante à ces crises, elle finit par les attribuer à la toute-puissance de sa séduction. Elle se créa, de cette manière, de belles joies d’orgueil.

René se rétablit. Dès lors sa mère simula un malaise qui nécessita la visite quotidienne du docteur. Chalmin n’y assistait que rarement. Mais l’appréhension de son arrivée doublait l’acuité de leurs plaisirs.

L’audace de son amant épouvantait Lucie. Il l’étreignait au hasard, sans nul souci de la bonne ou du mari qui pouvaient survenir. Un soir, ce fut un bruit de pas, le pas de Robert qui désenlaça leurs bras. Cette nuit-là des cauchemars la réveillèrent en sanglots.

Danègre cependant goûtait fort le charme de cette liaison, qui régularisait peu à peu les emportements de sa nature, et il multiplia si bien les occasions de voir sa maîtresse que M. Bouju-Gavart en fut alarmé.

Corrigé de sa forfanterie, et n’espérant plus se guérir, parrain rôdait humblement autour de Lucie, vaincu, misérable, et il avait des attitudes contrites et soumises dont elle se divertissait avec méchanceté.

Maintes fois, il croisa le docteur ou dut attendre en maugréant l’issue de la consultation ; et chacune de ces fois, il eut à souffrir des taquineries que Lucie lui prodiguait. Il le remarqua. Des faits insignifiants le frappèrent. Une angoisse le mordit au cœur. Le supplice du doute lui fut bientôt si intolérable qu’il préféra l’horrible certitude. Choisissant une heure où Mme Chalmin lui avait manifesté de la compassion, il prononça d’un ton hésitant :

– Ne crains-tu pas que l’on ne suspecte à la fin les assiduités du docteur ?

– Pourquoi cela ? je suis malade, il me soigne, voilà tout.

– Il te soigne, c’est l’excuse apparente, mais tu ne me soutiendras pas que ton état l’oblige à s’enfermer dans ta chambre soir et matin ?

– Et vous en concluez ?

– J’en conclus que vos entretiens n’ont pas exclusivement rapport à ton indisposition.

Elle dit, très calme :

– Vous n’avez peut-être pas tort, j’en conviens.

Il la regarda, tremblant maintenant à l’approche de la vérité, et il suppliait :

– Tais-toi, oh ! Lucie, tais-toi ! ne me rends pas fou !

Elle se détira et baissa les paupières comme pour s’assoupir. Cette indifférence accrut sa douleur, et il haleta :

– Eh bien ! non, parle, j’aime autant savoir.

– Savoir quoi ? fit-elle.

Il se glissa jusqu’à son oreille, incapable de formuler à haute voix cette accusation :

– C’est ton amant, n’est-ce pas ?

Quelque chose de plus fort qu’elle, l’ennui de mentir, le besoin d’un épanchement, ou plutôt un instinct mauvais, lui imposa sa réponse.

Elle dit :

– Oui, c’est mon amant.

Il resta confondu d’abord. Malgré tout, il croyait en son honnêteté, et cet aveu fut pour lui un coup imprévu, formidable. Puis il eut l’envie furieuse de la battre et de la traîner par les cheveux comme une fille. Et des injures lui vinrent qu’il lui jeta à la face avec un mépris haineux :

– Et c’est ça que j’ai respecté… car tu auras beau te défendre… si je ne t’ai pas eue, c’est que je ne t’ai pas voulue… je n’avais qu’à étendre la main… As-tu dû te moquer de moi ! Un gaillard de mon espèce, se laisser rouler par une débutante !

Il se reprit en riant :

– Toi, une débutante ! disons plutôt une rouée, une farceuse. Quand je pense que je t’ai refusée, ai-je été assez naïf !

Là surtout le brûlait sa blessure ! Il croyait sincèrement l’avoir dédaignée, et se souvenant de quelques scrupules confus dont il s’était d’ailleurs vite débarrassé, il se reprochait sa délicatesse comme d’autres leurs crimes. Il lui demanda :

– Tu l’aimes, ce monsieur ?

Elle repartit, toujours nonchalante :

– Pourquoi pas ! Il est bel homme, instruit, spirituel… et jeune, lui !

Il courba la tête :

– C’est vrai, moi, je suis vieux, et les vieux, ça ne compte pas… Et pourtant, ajouta-t-il tristement, moi je t’aime comme pas un d’eux ne t’aime… et depuis bien des années !

Durant une semaine elle ne le revit point. Il reparut, puis disparut encore. Elle apprit qu’il voyageait.

Mme Chalmin prépara son départ pour les bains de mer plusieurs jours auparavant. La conduite de Danègre la déroutait. Elle ignorait ses intentions. S’écriraient-ils ? Se retrouverait-on à Dieppe, ou seulement au retour ? Mais l’aspect des malles éparses, des casiers gonflés, des tiroirs vides, tout ce désordre qui annonçait la séparation immédiate, ne purent rompre son silence.

Alors, la veille, s’armant de courage elle l’apostropha :

– C’est demain que je m’en vais, tu sais, tu n’as rien à me recommander ?

Il fit signe que non.

– Et des vacances tu ne t’en accordes pas ?

– Si, dit-il, je vais en Suisse, à Évian.

Un peu émue, elle soupira :

– À bientôt donc, mon ami.

Il répéta :

– À bientôt, et lui toucha le front de ses lèvres.

Elle fut sur le point d’implorer une parole plus cordiale, plus affectueuse, pour cet adieu qu’elle devinait le dernier. Mais elle sentit qu’elle n’y avait aucun droit. Ils ne s’aimaient pas. De courtes étreintes les avaient unis, viles, grossières, distancées. Un intervalle plus long commençait… Elle le laissa partir.

À Dieppe, elle entama deux intrigues, l’une avec un jeune homme de Paris, élégant, amateur de chevaux, soucieux de sa toilette, l’autre, avec le premier violon de l’orchestre, une figure blafarde, encadrée de cheveux d’ébène.

Elles n’aboutirent point, sans qu’elle sût pourquoi. L’été fut maussade. Elle s’ennuya, vit à peine M. Bouju-Gavart, et revint à Rouen avide de plaisirs.






III

Un dimanche de foire Saint-Romain, en allant au cirque avec l’enfant, Robert arrêta sa femme devant la boutique d’un Russe, dont il avait remarqué la collection de fourrures.

À l’affût derrière son étalage, Markoff souriait d’un air engageant aux flâneurs qu’attiraient son bonnet de loutre et sa tunique de velours noir, dont l’étoffe se tendait comme une cuirasse sur son buste large. Il était grand, fort et d’aspect débonnaire.

Lucie marchanda une garniture d’astrakan pour manchon. Il la laissait à cinquante francs. Elle se récria, trouvant le prix trop élevé.

Mais durant toute la représentation, et au cours de la soirée, elle reparla si souvent de ce morceau de fourrure que Robert lui dit le lendemain :

– Tiens, voilà de l’argent, dépense-le à la guise.

De rares promeneurs erraient. Des nuages lourds écrasaient la ville. L’un d’eux creva, et la jeune femme se réfugia sous l’avancement en planches qu’offrait la boutique de Markoff. Il fit preuve d’une complaisance inépuisable. Il déballa toutes ses peaux de bêtes, dépouilles avariées de martres, de zibelines, de renards, d’ours, de marmottes. Et à chaque exhibition, il affirmait d’un air convaincu :

– C’est joli, ça !

Même il la jugea digne d’admirer un tas d’objets achetés un peu partout et qu’il réservait aux amateurs, des ceintures à clous d’argent, des broderies roumaines, des sabres japonais, des cristaux de Damas, des carabines, des mors, des étriers.

Quant il eut bouleversé son magasin, l’averse continuait, furieuse. Il eut un geste désolé :

– Pauvre madame !

Alors, pour la distraire, il se mit à causer de son pays, de sa femme, de sa demeure dont il expliqua la forme et la disposition. Il raconta ses voyages. Il décrivit de lointaines cités auxquelles il donnait des noms inconnus. Et il employait un jargon bizarre, hérissé de locutions incorrectes, compliqué de mots étrangers, pleins d’images pittoresques et naïves.

Sans chercher à comprendre le sens des paroles, Lucie l’écoutait. Il avait une voix d’un charme inexprimable qui prêtait de la douceur aux sons rauques de sa langue. S’il se taisait, elle l’interrogeait pour que ne cessât point l’ivresse subie. Et il continuait, de son accent profond et sincère, aux inflexions chantantes. Elle fit de telles acquisitions et à des prix si élevés que son mari le lui reprocha vivement. Elle n’en fréquenta pas moins Markoff, mais en cachette le plus souvent, et sans rien acheter.

Le mauvais temps persistait. Peu de personnes se risquaient à la foire. Elle s’oubliait auprès de lui, sans redouter de fâcheuses rencontres. Parfois la pluie chassait avec tant de violence que Lucie montait une marche et s’abritait à l’entrée de la cabane.

Dès les premiers jours, elle le tutoya, naturellement, sans effort, comme un être de race inférieure à la sienne. Markoff, que guidait son flair de marchand âpre au gain, la traitait en idole. Cette aventure l’intimidait. Il ne savait au juste ce que lui voulait cette femme. Aussi, craignant de l’irriter, il se contentait de la regarder avec extase. Il avait des silences rêveurs et des mélancolies significatives.

Elle, l’accablait de ses coquetteries les plus savantes. Elle lui servit tout son répertoire de grâces mièvres et de petits cris badins. Elle eut tour à tour des gentillesses et des duretés, fut enjôleuse, charmeuse, mignonne, enveloppante. Et ils se battaient ainsi galamment, lui à l’aide de supplications muettes, elle à coups d’œillades incendiaires.

Leurs rapports devinrent plus familiers. En palpant les fourrures, leurs doigts se touchaient. Lucie ne retirait pas les siens, et ils ne bougeaient plus, éternisaient la sensation délicieuse de ce contact. Il s’enhardit même, courbé à terre, jusqu’à lui presser la main contre ses lèvres en balbutiant d’un ton passionné des mots qu’elle ne saisit point. Debout, le corps tourné vers les passants, elle savourait l’adoration de cet homme, dont elle sentait sur sa peau les larmes brûlantes, et elle songeait orgueilleusement à l’étrangeté de cet amour.

Un soir, vers cinq heures, elle le surprit qui préparait du thé. Il tombait un brouillard dense. Les magasins, en face, fermaient. Elle pénétra bravement dans le fond de la boutique, derrière l’étalage. C’était un couloir étroit qu’occupaient, à une extrémité, un tabouret et un petit poêle et, à l’autre, un lit composé de coussins.

– C’est là que tu dors et que tu manges ? dit-elle.

– Oui, c’est là.

Elle s’assit. Il lui offrit une tasse. Elle la vida, ainsi qu’une seconde et une troisième. Ensuite elle s’étendit sur les coussins et fuma des cigarettes du Levant.

Une lanterne les éclairait. Markoff s’agenouilla. Délicatement il défit les bottines boueuses, sécha les bas humides entre ses paumes jointes, et lui baisa les pieds et les jambes.

Quand elle partit, il osa dire, très bas :

– Si tu veux, demain, toujours, à la nuit, je fermerai… tu frapperas ici.

Et il désignait une petite porte située au fond de la cabane.

Elle ne répondit pas.

Elle se leva, le jour suivant, avec la certitude qu’elle n’irait pas au rendez-vous de Markoff. Elle se refusait intérieurement à cette chute, non que l’homme lui déplût, mais par une sorte de honte irraisonnée.

Après le déjeuner, elle rejoignit sa mère chez la couturière. Elles firent ensemble plusieurs courses. Soudain, à quatre heures, Lucie alléguant une forte migraine quitta Mme Ramel, traversa le jardin Solférino et gravit la rue Bouvreuil. À mi-chemin, elle avisa un monsieur qui arpentait le trottoir, le menton enseveli dans le col de son pardessus, la tournure furtive. Elle reconnut M. Bouju-Gavart.

De temps à autre il collait son œil à la vitrine d’un magasin où des ouvrières repassaient. Elle l’accosta et, s’emparant de son bras :

– Je vous y pince à m’être infidèle. Si vous tenez à mon pardon, il faut m’escorter.

Il obéit machinalement. Aussitôt Mme Chalmin reprit :

– Allons, parrain, expliquez-moi votre conduite. Il y a quelques mois, on ne voyait que vous, vous m’aimiez, vous soupiriez, et puis, tout à coup, vous me faites faux bond sans même m’avertir.

Il avançait péniblement, par un effort visible, le dos courbé. À la clarté d’un réverbère, elle constata l’altération de ses traits.

Il repartit avec lassitude :

– Hélas ! tu n’as pas à être jalouse, rien ne pourra me délivrer de toi. Et puis, que t’importe ! n’en as-tu pas d’autres que moi pour t’aimer ? Tu le sais bien, c’est cela surtout qui m’éloigne. J’en souffre trop.

Elle eut pitié de lui et gaiement :

– Non, vrai, parrain, vous avez pris ça au sérieux, vous, un vieux « routier », comme vous dites ! Vous n’avez pas vu que je plaisantais !

Après une pause, elle grommela d’un ton pincé :

– Quelle belle opinion vous avez de moi !

Il ne la crut pas, mais un peu de bien-être l’envahit, et comme à la foire, elle tentait de se débarrasser de lui, il supplia :

– Je t’en prie, laisse-moi t’accompagner, cela me fait plaisir de te revoir, malgré tout.

Elle devait décliner son offre, accepter était déloyal et cruel, contraire au mouvement généreux qui l’avait engagée à mentir. Elle le sentit, et pourtant ne le renvoya point.

Ils tournèrent à droite, et cent pas après, elle s’esquivait en disant :

– Promenez-vous jusqu’à la place Beauvoisine, je vous rejoins.

Elle se glissa par l’intervalle qui séparait deux boutiques. Derrière, elle suivit le passage resserré qui longe les habitations, lugubre, sale, obstrué de caisses éventrées d’où jaillissent des monceaux de paille. De rares becs de gaz la guidaient. Elle se heurta contre une échelle, marcha dans le ruisseau, et les pierres du chemin lui blessaient les pieds. Puis, où s’adresser ? Comment s’y reconnaître parmi toutes ces baraques semblables ? Se rappelant enfin le numéro de la maison opposée, elle réussit à le découvrir. Alors elle aperçut la porte basse.

Une hésitation l’arrêta. Son cœur battait, désordonné. La nécessité d’accomplir elle-même une démarche décisive la troublait. Somme toute, ses deux premières fautes avaient l’excuse des sens, d’une défaillance irréfléchie. Elle n’avait fait que succomber. Là, il fallait agir. Elle s’y détermina tout d’un coup et, s’approchant, frappa.

M. Bouju-Gavart attendit une heure entière. D’abord il flâna devant les étalages. Des légions de poupées, des carrés de pain d’épice, des tas de nougats, des couteaux, des lorgnettes, attirèrent successivement son attention. À tout instant, il consultait sa montre, étonné de ce retard. Place Beauvoisine, les cloches et les tambours des saltimbanques faisaient un tumulte discordant. Sur une estrade, un couple, qui vendait des romances, chantait en raclant du violon, à la lueur triste d’une bougie.

Il les écouta, déchiffra l’enseigne d’une auberge, une croix enlacée par un cygne, avec ces mots en grosses lettres : « Au Cygne de la Croix », puis redescendit le boulevard. Une inquiétude germait en lui. Il flaira quelque infamie et se remémorant les dures souffrances déjà supportées, ses fuites, ses guérisons, ses rechutes, il se repentit amèrement de l’avoir accompagnée.

Un souvenir l’assaillit : la semaine précédente, Chalmin s’était plaint des dépenses de sa femme chez un Russe. À tout hasard, il s’informa près d’un marchand de jouets. On lui montra la boutique de Markoff. Elle était close.

Une peur lui brisa les jambes. Il dut s’adosser à un arbre, et il attendit, les yeux fixés sur l’endroit désigné. Il en vit sortir Mme Chalmin. Ils s’en allèrent. Et Lucie s’exclama, heureuse, sans intention méchante :

– Ouf ! ça y est !

Elle le sentit qui frissonnait de tout son corps. Il n’eut cependant aucune révolte. Ils continuèrent leur route, silencieux.

Plusieurs fois encore, elle recommença cette escapade. Robert ne la questionnant jamais, elle partait à la nuit tombante et rentrait au moment du repas. Mais la discrétion bonasse de son mari la lassa. Et moins pour lui donner confiance que pour le duper, elle lui rendit compte de sa vie avec cette précision de détails et cette abondance de preuves qui sont chez les femmes des symptômes si graves de culpabilité.

À telle heure elle faisait une visite telle rue ; à telle autre, elle saluait telle personne. Dans ce magasin, elle achetait ceci, dans cet autre, cela – et elle tirait d’une armoire quelque étoffe ou quelque dentelle sans emploi.

Son bavardage la grisait. Elle s’embarquait dans des histoires extravagantes, citant des conversations, inventant les réponses textuelles de son interlocuteur, ses jeux de physionomie, son costume, sa pose, s’embrouillant, se contredisant, compliquant sa fable d’incidents inutiles, propres à la démasquer. L’articulation d’un mensonge lui procurait une volupté qu’aiguisait une angoisse continue. Un fait insignifiant lui devenait agréable, dès qu’elle l’avait suffisamment travesti. Un fait en tous points imaginé lui semblait un exploit dont elle s’enorgueillissait.

Avec le Russe, cet instinct perfide s’exerça d’une autre manière. Pour lui comme pour Amédée, elle embellit son existence. Ne pouvant prétendre entre ses bras à une vertu austère, elle se confectionna un passé romanesque. Elle l’éblouit par des aveux où retentissaient des noms de nobles, d’hommes publics, de mondains célèbres, d’artistes en vogue.

La passion de Lemercier, enjolivée, idéalisée, lui fournit une séance. Celle du musicien de Dieppe, transformé en compositeur génial, remplit la seconde. La troisième fut consacrée à Richard dont elle fit un gros commerçant méridional.

Danègre aussi et « parrain » défilèrent, l’un sombre figure énigmatique et terrifiante, l’autre brûlé de désirs, hâve, amaigri, pitoyable.

Et tout cela coulait naturellement, paisiblement, comme l’eau d’un fleuve. Les mots et les anecdotes lui venaient sans qu’elle les cherchât. Elle débitait ses exagérations comme d’autres énoncent des vérités, sans plus de honte ni de rougeur, sans même se douter de sa fourberie.

Elle aimait, sur les coussins de Markoff, ces entretiens à mi-voix, qu’elle suspendait pour boire une tasse de thé ou fumer une cigarette. Cette liaison, d’ailleurs, lui valut d’inoubliables instants. Outre qu’elle jugeait peu banales ces étreintes au fond d’une baraque, dans ce cadre de fourrures et de bibelots précieux, avec le hurlement du vent ou le bruit monotone de la pluie qui s’égoutte, elle apprit là quelques sensations notables. Markoff lui révéla un amour nouveau, l’amour humble et prosterné. Des fois, il lui ôtait sa robe et l’affublait de toisons rares, aux longs poils soyeux. Par des entrebâillements, la peau blanche luisait. Il tombait à genoux et se frappant le front contre le plancher, il l’adorait – tandis qu’elle, assise, le torse droit, hautaine, impassible comme une divinité, respirait l’encens de ce culte fervent.

Ses caresses aussi lui semblaient d’un goût particulier. Tant de choses distinguaient cet homme de ceux qu’elle avait connus. Étant d’une autre contrée, d’une autre religion, d’une autre race, il devait inévitablement produire une impression physique différente. Ses habitudes et ses procédés ne pouvaient être les mêmes. Elle accepta cette idée si aveuglément qu’elle négligea de la vérifier. Markoff lui parut tel qu’elle le désirait.


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