Текст книги "Une femme"
Автор книги: Maurice Leblanc
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Прочая проза
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Une femme
Maurice Leblanc
Paul Ollendorff, Paris, 1893
Exporté de Wikisource le 08/11/2015
Première partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Deuxième partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Troisième partie
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
UNE FEMME
PREMIÈRE PARTIE
I
Le monde à Rouen remarquait fort les assiduités de Robert Chalmin auprès de Mlle Lucie Ramel.
De fait, à trois bals successifs, il s’inscrivit lui-même sur son carnet pour plusieurs danses, la conduisit au buffet, politesse audacieuse, et trouva moyen de souper à ses côtés. Et ils parlaient tout bas, d’un air entendu, comme s’ils eussent eu quelque chose à se dire.
En outre, un soir, au théâtre, il passa les entr’actes des Huguenots dans la loge de Mme Ramel et de sa fille.
Le monde estima les fiançailles imminentes.
Cette union ne lui déplaisait point. D’abord elle réunissait les conditions requises : la différence d’âge réglementaire, l’égalité des fortunes et des situations sociales. Puis elle attestait que, chez lui, on s’épouse par caprice, au besoin. Il en savait gré aux deux jeunes gens, et les couvait d’un œil attendri. Leur intrigue dénotait l’existence d’un sentiment joli, aimable, gracieux, non suspect d’exagération passionnée, ce qui eût paru choquant. C’était juste la dose de poésie permise, assez pour troubler deux cœurs, pas assez pour les bouleverser.
On en causait beaucoup, à la Bourse, au Palais, au cercle, au café, dans les salons surtout. Les visites du jour de l’An furent consacrées en grande partie à cette question palpitante.
– Vous savez, c’est un mariage d’inclination, s’écriaient ces dames, d’une voix ravie, sans risquer toutefois le terme amour, presque déplacé en semblable circonstance.
Quelques mères, à la recherche d’un gendre, tentèrent bien d’interrompre ce concert d’éloges, en insinuant :
– Il est fâcheux que cela traîne en longueur… la réputation de Mlle Ramel n’en peut que pâtir.
On étouffa leurs critiques. Les personnes sensées colportaient :
– Qu’ils ne se pressent donc pas, ils ne seront que trop tôt aux prises avec les réalités de la vie.
Au centre de cette agitation, M. et Mme Bouju-Gavart ourdissaient leur plan. C’étaient eux, en effet, qui faisaient le mariage.
Après la guerre, M. Bouju-Gavart, commissionnaire en rouenneries, déclara qu’il accepterait volontiers un successeur, son fils Paul se destinant au barreau.
Il avait une cinquantaine d’années, des cheveux d’un beau blanc, une moustache d’un noir équivoque, et une mise soignée. Il courait les demoiselles de magasin, ce dont personne ne se doutait, sauf sa femme. Le ménage s’entendait, néanmoins. Mme Bouju-Gavart, ayant renoncé depuis longtemps à une lutte impossible, souffrait de son abandon, sans récriminer. Elle méprisait son mari, mais appréciait ses qualités solides, sa tenue correcte, son tact en public. Puis une piété sereine et forte la portait à l’indulgence. Elle pardonnait et priait pour lui, l’époux et le père.
Elle approuva sa résolution. Leur fortune, laborieusement gagnée, lui permettait ce repos. Il pouvait goûter maintenant le fruit de son travail.
C’est alors que Robert Chalmin se présenta. Il avait de l’argent. Il plut. Les pourparlers commencèrent. Ils aboutirent rapidement.
– Hélas ! s’écria-t-il, un soir, à table, avec une moue comique, les rêves ne se réalisent pas toujours ! Que de fois, en dix ans de désœuvrement, me suis-je dit : « Quand j’en aurai assez d’être célibataire, je chercherai une industrie quelconque dont le chef ait une fille, j’épouserai la fille et je ne paierai rien. » Et justement vous n’avez qu’un fils, je ne puis pourtant pas l’épouser !
On rit. Mais Mme Bouju-Gavart demanda d’une voix grave :
– Ils sont sérieux, vos projets de mariage ?
– Ah ! oui, j’en suis las de mon appartement de garçon et de la nourriture de restaurant, et du feu qui ne marche pas, et de la lampe qui s’éteint ! Une sœur mariée à Lisieux, voilà toute ma famille… j’en veux davantage…
Alors elle affirma :
– Eh bien travaillez, prouvez que vous êtes capable de diriger votre affaire, et je vous en dénicherai, moi, une femme.
Elle avait une voix très persuasive, un visage triste qui inspirait de la pitié, des yeux calmes qui donnaient confiance, et les restes d’une beauté et d’une taille célèbres.
Robert, convaincu, signa. Aussitôt elle se mit à l’étudier pour savoir ce qui lui convenait.
C’était un grand garçon mince, trop grand et trop mince, d’aspect dégingandé, de tournure peu élégante. Ses hautes jambes paraissaient molles, d’une mollesse de chiffe. Sa figure pâle et fine indiquait de la douceur. D’ailleurs, à la longue, de l’examen minutieux auquel elle le soumit, ce fut ce trait principal qui se dégagea, une mansuétude extrême, une bonté naïve. Il riait aisément et franchement. Il s’amusait d’un rien.
Elle s’enquit de son passé. Élevé dans des principes religieux et dans l’obéissance aux règles de morale les plus austères, Chalmin eut le malheur, à sa majorité, de perdre ses parents. Privé de direction, il connut de jeunes oisifs dont il partagea les plaisirs et les débauches.
Mais, pendant cette période, il garda, malgré tout, le respect de soi-même. Il n’afficha pas ses maîtresses, subvint à leurs besoins sans prodigalité, ne s’attacha jamais à l’une d’elles et ne convoita pas la femme d’autrui. La médisance ne pouvait donc l’accuser d’aucune compromission, ni associer à son nom le souvenir d’aucun scandale.
Ses camarades l’aimaient. Le monde l’affectionnait. Il valsait bien, parlait à sa danseuse, jouait passablement du piano et animait les fins de bal. On le tenait pour spirituel.
En résumé elle le jugea tendre, loyal, assez ignorant, superficiel et sympathique.
Munie de ces notes, elle partit en chasse. Robert, désireux de se libérer vis-à-vis de M. Bouju-Gavart, réclamait simplement une dot liquide. Elle, plus ambitieuse, prétendait joindre à la fortune une physionomie avenante et des manières distinguées.
Aussi ses investigations demeuraient sans résultat. Robert l’en taquinait.
– Personne n’est digne de moi, il y a de quoi être fier.
– Soyez modeste, disait-elle, un homme fait toujours un mari passable, mais la base du ménage, c’est la femme. Je la veux donc telle que vous n’ayez jamais rien à me reprocher.
Enfin, elle reçut une lettre de Dieppe, Mme Ramel, une amie de jeunesse qu’elle revoyait chaque été, annonçait qu’après la saison elle se fixerait à Rouen pour y produire sa fille.
Une idée l’illumina : Lucie Ramel satisfaisait à toutes les exigences. L’habitude de la considérer comme une enfant l’empêchait d’y songer. Maintenant elle se rappelait sa propre surprise, lors de son dernier séjour au bord de la mer. Elle avait laissé l’année précédente une gamine, elle retrouvait une petite femme réservée, travailleuse, d’allures discrètes.
Quelles garanties d’honorabilité fournissait en outre un tel mariage ! Tout au plus aurait-on pu relever certains bruits relatifs aux mœurs légères de M. Ramel. Mais, heureusement, il était mort pendant la guerre, des conséquences d’une indigestion. Et Lucie portait la seule empreinte de Mme Ramel, une femme droite et courageuse, une femme de devoir. Noble exemple pour une fille qu’une telle mère !
Donc, dores et déjà, Lucie réunissait cette triple sauvegarde, l’excellence de l’éducation, du milieu et des principes sucés. Restait le caractère.
Elle avança son départ, et une fois à Dieppe, profitant des soucis qu’imposaient à Mme Ramel les préparatifs d’un déménagement, elle s’empara de Lucie, afin de l’observer à son aise.
Elle ne recueillit que de vagues renseignements. La nature de Mlle Ramel, assez compliquée, n’admettait pas de définition précise, formulée à l’aide d’épithètes. Continuellement, Mme Bouju-Gavart se heurtait à des contradictions, la plupart, du reste, inhérentes à toute jeune fille. Pour ne pas s’avouer vaincue, elle s’empara de quelques aveux semés au hasard par Lucie, selon son humeur ou l’état actuel de ses nerfs et lui accola cette mention : une sentimentale, à qui le mariage rendrait l’équilibre.
Connaissant maintenant les deux parties intéressées, elle conclut à la nécessité de leur union. La tendresse de Robert assouvirait inévitablement les besoins poétiques de Lucie. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Cette constatation la combla de joie.
Elle s’ouvrit de son projet à M. Bouju-Gavart. Il s’en enthousiasma.
– Tu as mille fois raison, Mathilde, c’est leur bonheur à tous deux, ces enfants, et j’en serai d’autant plus content que Lucie est ma filleule.
À son tour, il voulut confesser Mlle Ramel.
Il la prenait par le bras, l’entraînait au Casino, sur la plage, sur la jetée. Sa tête imposante de vieux beau se donnait les airs fats d’un monsieur en bonne fortune. Il se penchait vers sa compagne, galant, empressé, la bouche souriante. Il l’aidait à mettre son vêtement, à rajuster sa voilette et, d’un ton paternel, l’interrogeait, en lui tapotant la main :
– Eh bien, petite, quand me prieras-tu de te servir de témoin ? As-tu l’intention de coiffer sainte Catherine ? Que dirais-tu d’un joli brun, vingt-huit ans et riche ?
Elle, intriguée, débitait ses rêves. Ils variaient chaque jour, ce qui déroutait l’ancien commerçant. Elle admirait le lendemain ce qu’elle dénigrait la veille, et elle se démentait très gravement avec l’aplomb d’une personne qui a beaucoup médité, et dont l’opinion est fermement établie.
– C’est une rouée, pensa-t-il, employant un mot quelconque pour expliquer ce qu’il ne comprenait pas.
Une après-midi, sur le galet, il aperçut son fils auprès d’une femme aux cheveux roux et aux lèvres peintes. Il examina Mlle Ramel. Elle regardait aussi. Et elle dit :
– Qui est-ce, cette dame, parrain ?
– Une cousine, répondit-il.
Au dîner, elle questionna Paul au sujet de cette nouvelle parente. « Se moque-t-elle de nous ? Est-elle sincère ? se demandait M. Bouju-Gavart, » Cette fois, elle lui parut plutôt naïve. Afin de concilier ces deux jugements, il en adopta un troisième, tout fait, celui de sa femme. Et son estime pour Mathilde s’en accrut.
– Elle l’a bien définie, c’est une sentimentale.
Par une entente tacite, les époux complétèrent leur étude au point de vue physique. Comme Lucie prenait ses bains vers neuf heures, ils se levèrent un jour de grand matin et se rendirent au Casino.
Ils furent émerveillés. « La gaillarde, murmura M. Bouju-Gavart, qui se serait imaginé… ! » Ses mains tremblaient un peu, les veines de son front gonflèrent. Il ne manqua plus ce spectacle.
Au mois de septembre, les dames Ramel s’installèrent à Rouen, rue de Crosne.
Une semaine après, un dimanche, les Bouju-Gavart ménageaient, dans leur propriété de Croisset, une entrevue aux deux jeunes gens.
La route bordait la Seine. À travers la grille qui s’ouvrait entre deux gros piliers chargés de verdure, on apercevait une pelouse étroite et longue, encadrée de massifs d’arbres. Au milieu de cette pelouse, un énorme marronnier, orgueil des propriétaires, bouchait la vue. Au fond s’étendait l’habitation, vieille bâtisse blanche, composée de pièces et de morceaux.
Les présentations eurent lieu, puis on se mit à table. Tout de suite la glace fut rompue. On se connaissait déjà si bien par les Bouju-Gavart.
Robert, prévenu, fit beaucoup de frais et justifia sa renommée de causeur brillant. Il raconta divers épisodes de la guerre avec une émotion qui empoigna ces dames et en même temps une verve gouailleuse, qui sembla très forte.
On prit le café dans une tonnelle en remblai au-dessus de la route. On dominait la Seine. Les invités ne manquaient jamais de s’exclamer :
– C’est ravissant !
Chalmin s’acquitta de cette tâche. Tout bas Lucie dit à son parrain :
– Est-ce votre beau brun de vingt-huit ans ?
Elle se moquait gentiment. Il lui saisit les bras :
– Curieuse, tu voudrais bien savoir… En tous cas, celui-ci, comment le trouves-tu ?
– Bien haut sur pattes, fit-elle en se dégageant.
Le temps était tiède. Les arbres avaient de jolis tons roux. Des voiles grises rasaient la Seine comme de grandes ailes d’oiseau. Au-delà, s’étalaient des prairies où des vaches remuaient. Des bois en masses sombres fermaient l’horizon.
Les jambes croisées, la tête appuyée au dossier de son fauteuil en jonc, Chalmin sentait le charme des couleurs et cet apaisement de la nature qu’augmentaient encore la coulée lente du fleuve et la petitesse des choses qui bougeaient.
Il épia Lucie. Elle rêvait, la figure inerte, se garantissant du soleil sous une ombrelle à carreaux écossais.
Elle était brune et de petite taille. Sa physionomie, un peu insignifiante au repos, avec son nez en l’air, sa bouche sans dessin précis, son regard sans éclat, prenait en souriant une certaine vivacité, due à la blancheur de ses dents et aux fossettes qui trouaient ses joues et son menton. La peau était mate, les lèvres rouges.
Elle parut à Chalmin gracieuse et séduisante. Il distingua la finesse de ses attaches, la cambrure de son pied, la disposition symétrique de sa coiffure et la courbe parfaite des bandeaux noirs collés à son front. Elle portait une robe en toile mauve, de coupe médiocre, dont Robert, mauvais juge en élégances féminines, apprécia la simplicité et la modestie.
« Elle doit être ordonnée », pensa-t-il. Et il se l’imagina femme d’intérieur, méthodique et soigneuse.
Les hôtes proposèrent une promenade en bateau. Il fallut descendre un escalier boueux et traverser quelques mètres de vase en choisissant les gros cailloux. Chalmin, solidement arc-bouté, soutint ces dames. Le domestique s’empara des avirons, et l’on fila du côté de la Bouille.
Robert avait pris place sur le même banc que Mlle Ramel. Il voulait procéder à une enquête et il débuta :
– Vous devez adorer les excursions en barque, mademoiselle, cela vous rappelle votre pays, votre enfance, les grandes parties de pêche.
Intimidée, elle dit :
– Oui, monsieur, je les adore.
Il continua :
– Est-ce que vous regrettez Dieppe ? Ce doit être bien triste ?
– Oh ! très triste ! s’exclama-t-elle, convaincue.
Il se mit à rire et elle rit aussi. Il poursuivit d’un ton confidentiel :
– À Rouen, ce n’est pas folichon, non plus. Cependant, cet hiver, on compte se distraire davantage. Mme Bouju-Gavart a de nombreuses relations et vous conduira dans le monde…
Et il ajouta :
– Si toutefois vous aimez le monde ?
Comme elle ne répliquait pas, il dut insister :
– Car je suppose que vous l’aimez, c’est si naturel !
Elle se souvint de quelques soirées ennuyeuses et guindées, et fut sur le point de répondre non. Mais elle craignit d’être ridicule en répudiant un plaisir qu’elle ignorait, et que, lui, sans doute, ne dédaignait pas, et elle répartit :
– Oui, beaucoup, monsieur.
– Tant mieux, s’écria-t-il, j’aurai l’honneur de vous y rencontrer à mon retour de voyage.
– Ah ! vous vous en allez ?
Il articula négligemment :
– Oui, une absence pour affaires, six semaines, deux mois dans le Midi, en Corse.
Et il lui lança :
– Cela vous plairait de voyager ?
– Énormément, dit-elle.
Mais elle avoua que sauf Dieppe, Rouen, et quelques localités de Normandie, elle ne connaissait rien.
Il y eut un nouvel accès de rire. « Franche et gaie, » décréta Robert.
La barque glissait le long d’une île. Des bouquets de saules enlacés en masquaient l’intérieur. Des troncs compliqués et difformes hérissaient les contours. Dans la vase se tordaient des racines. Soudain une éclaircie passa et l’on aperçut un coin d’herbe, éclaboussé de soleil.
Chalmin soupira :
– Il ferait bon flâner là !
Elle dit :
– Ce serait délicieux.
Loin du courant, l’eau dormait par plaques lisses et profondes comme des miroirs, où le bleu du ciel se reflétait entre les silhouettes frêles des grands peupliers. Des bergeronnettes et des culs-blancs sautillaient de pierre en pierre. Les rames secouaient des gouttelettes d’argent qui s’égrenaient avec un bruit frais.
Chalmin reprit :
– Comme tout est tranquille ! Pour moi rien ne vaut l’automne.
Et il exposa son plan de vie, quinze jours d’hiver à Paris, deux mois d’été au bord de la mer, à Dieppe de préférence, et un mois, un bon mois de campagne.
Elle hochait la tête :
– Oui, voilà le rêve.
Cette parité de désirs le pénétra d’une joie réelle. Et presque à son insu, il dit :
– C’est meilleur à deux, ces sortes de rêves.
Elle rougit, perdit contenance et laissa traîner ses doigts gantés à la surface du fleuve.
Le soir, interrogé par M. Bouju-Gavart, Robert prononça finement :
– Je suis enchanté, je l’ai fait bavarder, sans qu’elle s’en doutât, et je sais maintenant un tas de choses intéressantes concernant ses goûts, ses besoins, le genre de vie qu’il lui faut. Ses moindres paroles indiquent une excellente éducation, un fond solide et une humeur égale.
Et à voix basse, il pria son interlocuteur de lui communiquer exactement la situation pécuniaire de ces dames.
– Vous comprenez, on ne doit pas s’embarquer sans biscuit.
Chalmin s’éloignant, cette entrevue n’eut pas de résultats immédiats. Mais, le lendemain même de son retour, il retrouvait la jeune fille chez les Bouju-Gavart et assistait à son entrée dans le monde. Il ne la quitta pas, non plus qu’au bal des Lefriche et à la soirée des Lassalle.
Il continuait auprès d’elle son système inquisiteur. À brûle-pourpoint il lui décochait une demande, souvent indiscrète. Et sur des sujets exigeant une étude complète de son propre caractère, des heures de méditation, un enchaînement de déductions rigoureuses, Lucie s’expliquait carrément, en quelques phrases brèves qui en imposaient à Robert. Elle s’adjugeait telle qualité, se décernait tel défaut, et lui, enthousiasmé de cette franchise, accordait à ces réponses une valeur absolue, la même créance que l’on donne aux faits accomplis, indiscutables.
Le monde cependant commençait à s’inquiéter. On harcelait de questions M. et Mme Bouju-Gavart. Ils se défendaient mollement.
– Non. je vous assure qu’il n’y a rien… et vous admettrez que, s’il y avait quelque chose, nous serions les premiers à le savoir, puisqu’ils se sont connus chez nous. Mais vrai !…
Ils vivaient au milieu de cette intrigue avec une ivresse infinie, presque physique chez lui, que troublaient la présence de Lucie et l’idée de son union prochaine, toute sentimentale chez Mathilde qu’assiégeaient des souvenirs de même essence, les souvenirs mystérieux de son passé de femme.
– C’est de l’amour, se disait-elle, de l’amour !
Et ce mot avait, sur ses lèvres, une saveur de mot défendu.
Plusieurs fois, au moment du dîner, elle alla chercher les dames Ramel et fit prévenir Robert. De bonnes soirées s’écoulèrent ainsi, qu’ils tenaient secrètes, pour accroître leur plaisir.
Au mois de janvier, à une kermesse organisée par les de Bourville, Robert eut le tort d’accaparer Lucie trop ostensiblement.
Le monde s’impatienta. Des propos aigres-doux revinrent aux oreilles des Bouju-Gavart. Ils avertirent Chalmin.
– Que tardez-vous ? Êtes-vous décidé ? Si oui, agissez, sinon, ne la compromettez pas.
Robert parcourait la pièce où s’agitait ce grave débat. Son attitude marquait un effort de méditation. Sa vie se jouait en cette minute suprême. Le ménage l’observait, respectueux. Enfin il s’écria, le geste résolu :
– Eh bien, soit, agissez !
Le soir même, M. Bouju-Gavart écrivit à madame veuve Ramel :
« Chère madame, j’aurai l’avantage de me présenter demain à votre domicile, vers deux heures… »
Et à l’heure fixée, en effet, M. Bouju-Gavart muni de son habit, se dirigea vers la rue de Crosne et fut introduit dans le salon. Au bout de quelques minutes, madame Ramel entra.
Elle tirait de son abord glacial et de ses gestes étriqués une renommée de distinction suprême. Son silence cachait sa nullité. Causant peu, elle semblait penser beaucoup, et ses rares paroles acquéraient une importance d’oracles. On la considérait comme une femme du plus haut mérite.
Épouse fidèle, mère dévouée, chrétienne irréprochable, elle s’arrogeait le droit, en vertu de ces perfections, de juger les autres sévèrement. Les moindres faiblesses la trouvaient impitoyable.
Elle s’admirait en sa fille, et se savait gré des principes qu’elle lui avait inculqués.
M. Bouju-Gavart fut catégorique. Il déboutonna son vêtement, afin que l’aspect de son plastron empesé et de ses boutons en perles fines ajoutât à la solennité de sa mission, et il déclara :
– Madame, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Lucie Ramel, votre fille, pour M. Robert Chalmin, mon ami et successeur.
Elle feignit un grand étonnement : « Vous me prenez au dépourvu… Je n’avais jamais songé à cette éventualité… Lucie est si jeune !… Certes, je ne suis pas défavorable… »
M. Bouju-Gavart l’interrompit :
– Jouons cartes sur table. Robert ne veut pas s’occuper de l’argent : « Riche ou non, dit-il, elle me va comme elle est. » Que voulez-vous ! il en est fou. Mais moi, je raisonne de sang-froid, et j’avance des chiffres, en homme d’affaires.
Sur ce terrain on s’entendit rapidement.
Il revenait à Lucie de « son pauvre père » cent cinquante mille francs. Chalmin apportait sa situation commerciale. Les deux positions se convenaient donc à merveille.
– Quant au contrat, ajouta M. Bouju-Gavart, quoique Robert ne m’en ait pas ouvert la bouche, je puis affirmer qu’il préfère le régime de la communauté, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.
Lorsque tout fut conclu, ils consacrèrent une minute à exposer sommairement le caractère respectif des deux jeunes gens, puis une autre à célébrer l’inévitable béatitude qu’ils goûteraient ensemble. Il ne leur restait plus qu’à obtenir l’approbation de la principale intéressée.
On la manda, et Mme Ramel lui dit gravement :
– Ma chère enfant, M. Chalmin nous fait l’honneur de te demander en mariage. Ne te presse pas. Consulte-toi.
Debout, les yeux baissés, Lucie se taisait. Depuis longtemps préparée à cette démarche, elle n’éprouvait aucun plaisir, rien qu’une certaine vanité peut-être. Elle évoqua Robert. L’aimait-elle ? Elle ne savait pas. L’aimait-il, lui ? Elle ne savait pas. Tout cela était très obscur. Cependant elle désirait se marier. Pourquoi ? Elle ne savait pas non plus. De courtes visions d’avenir l’effleurèrent : une promenade en bateau, sur un lac, le soir, avec Chalmin en face d’elle, et autour un paysage suisse, – puis un salon où elle se tenait, assise auprès de la lampe, et des dames en chapeau qui entraient et sortaient, – puis un enfant qui jouait à ses pieds, la chair rose, les joues bouffies. Ces vagues perspectives lui agréaient. Son cœur battit un plus plus vite. Mais comment exprimer son consentement ? Elle se remémora des scènes analogues, décrites dans les livres : toutes se terminaient de manière identique.
Et soudain elle se jeta sur sa mère, d’un mouvement gauche, et se pelotonna contre elle, en balbutiant :
– Comme tu voudras, maman, comme tu voudras.
Une émotion insurmontable envahit M. Bouju-Gavart. Il saisit la jeune fille entre ses bras :
– Tu seras heureuse, gamine, je m’y engage.
Et il l’embrassa longuement, à plusieurs reprises.
Le soir même, Robert fut admis à faire sa cour.
Poussés par un besoin de cachotterie, par le désir de duper le monde et de tramer une sorte de complot, ils ne rendirent les fiançailles officielles qu’au mois de mars.
Ce fut un soulagement général, le monde était satisfait.
– Vous savez, M. Chalmin épouse Lucie Ramel. Ce sont les Bouju-Gavart qui font le mariage. Il paraît qu’ils s’adorent. Le jeune homme s’est montré d’un désintéressé ! Il ne sait même pas le chiffre de la dot.
La nouvelle devenue publique, les fiancés évitèrent, selon la coutume, de « se montrer en spectacle ». Ces dames refusèrent toute invitation.
Quotidiennement, Robert envoyait une gerbe de fleurs. Deux fois la semaine, c’était un bouquet d’une ordonnance irréprochable, avec des cercles concentriques de roses, d’œillets ou de camélias, le tout émergeant d’une collerette en papier blanc finement découpé. Ce bouquet, planté dans un vase de Chine, y attendait la venue de son successeur. Avant de le jeter, Lucie en détachait une fleur qu’elle étalait sur un album consacré à cet usage.
Chalmin n’embrassait la jeune fille qu’au début et à la fin de chaque visite, en présence de Mme Ramel. Un dimanche, cependant, au retour d’une excursion à l’abbaye de Saint-Georges, Lucie désira monter la côte à pied. Sa mère le lui permit et resta dans la voiture qui disparut au premier tournant. Alors Robert se pencha vers sa fiancée et lui baisa la joue près des lèvres. Leurs bouches se frôlèrent. Un peu interdite, elle eut un mouvement de recul. Il la crut fâchée et s’excusa. D’ailleurs, lui-même s’en voulait. Mais, elle, cette hardiesse l’avait amusée. Elle eut accepté qu’il recommençât sa tentative et, souvent lui en offrit l’occasion. Il ne comprit pas, ce qui la froissa.
Néanmoins ils s’accordaient bien. Dans l’aménagement de leur futur domicile, boulevard Cauchoise, leur bonne entente se manifesta d’une façon continue. Si l’un d’eux choisissait un tapis, une tenture, un meuble, l’autre approuvait inévitablement.
– Nous sommes toujours du même avis, mademoiselle et moi, n’est-ce pas ? s’écriait Chalmin.
Et il concluait de cette similitude de goûts à la similitude de leurs tempéraments et de leurs natures.
Il s’en disait fort épris. Durant le dîner où il enterra sa vie de garçon, il ne put s’empêcher de le proclamer :
– Mes chers amis, j’aime ma fiancée, et j’ai la certitude qu’elle m’aime aussi.
Sa verve, l’aisance de ses manières inspiraient à Lucie une grande admiration.
Elle avait eu une enfance morne, entre une mère dévote et une vieille parente qui lui servait d’institutrice. Elle voyait peu son père que retenaient au dehors ses fonctions et ses habitudes dissipées. Une sympathie secrète la poussait vers lui cependant, mais les plaintes incessantes de Mme Ramel contre son mari réfrénaient ce désir. Et l’enfant grandissait, sans amies, comprimée par les deux femmes qui la bourraient de maximes pieuses, de lectures édifiantes et de reproches perpétuels.
Robert étant le premier homme qui pût approcher d’elle, elle fut naturellement portée à le juger supérieur aux autres. Surtout, elle se sentait pour celui qui l’arrachait à son milieu morose des élans de reconnaissance qu’elle appelait volontiers de l’amour. En compensation à sa vie monotone, elle s’imaginait un avenir gai, riant, libre. Ces rêves accroissaient la somme d’affection dont elle disposait, et Robert en recueillait le bénéfice.
On célébra la cérémonie, en juillet, à l’église Saint-Vincent. M. Bouju-Gavart conduisit la mariée à l’autel, entre deux haies de curieux qui la dévisageaient à travers son voile. Chalmin accompagnait Mme Ramel. Un nombreux cortège suivait. Les dames portaient des robes somptueuses dont les queues balayaient le tapis. Les hommes avaient endossé le frac.
Le monde était venu en foule, et il s’élevait de la nef un bourdonnement de voix et d’exclamations étouffées. La messe fut longue et solennelle. On remarqua les notes basses d’un chantre. Le curé dit quelques mots pleins de tact et de bon sens.
Au départ, les deux époux se donnèrent le bras et redescendirent l’église lentement. Lucie, préoccupée de sa jupe, sur laquelle avait marché Robert, baissait les yeux. On approuva son maintien modeste et son émotion visible. Chalmin parut pâle et distingué.
– Ils vont très bien comme taille, murmurait-on.
Et tandis qu’ils passaient, on envia ce couple, si parfaitement assorti, qui réunissait les chances de félicité les plus durables.
Dans le coupé des Bouju-Gavart, les mariés demeurèrent silencieux un instant, embarrassés l’un et l’autre. Leurs mains se joignirent comme pour témoigner de la tendresse que leurs lèvres ne savaient exprimer. Des minutes s’écoulèrent. Puis Chalmin attira sa femme contre sa poitrine et balbutia :
– Oh ! chère petite, je sens, je suis sûr que vous me rendrez heureux.