Текст книги "Une femme"
Автор книги: Maurice Leblanc
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Прочая проза
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II
Les affaires laissant peu de loisir à Chalmin, le voyage de noces s’effectua en Bretagne.
Ils trouvèrent les hôtels détestables, les communications difficiles, le pays maussade, les habitants arriérés. Si la gaieté n’avait pas été de rigueur, leur mécontentement se fût produit. Au bout de quinze jours, ils reprirent le train à Vannes sans pousser jusqu’à Nantes.
La lecture de leur guide, en chemin de fer, compléta les renseignements qui leur manquaient, et leur fournit des données précises sur les excursions qu’ils avaient négligées. Ils s’évitèrent ainsi, pour l’avenir, l’obligation douloureuse d’avouer au sujet de telle curiosité : « Mais nous n’avons pas vu cela. »
Ils rapportèrent de ce voyage deux ou trois souvenirs poétiques : – un clair de lune à Roskoff, un coucher de soleil à la pointe de Penmark, et, à Locmariaquer, un déjeuner composé d’œufs durs et de mauvais cidre – souvenirs dont l’évocation leur causa longtemps des accès d’attendrissement. En outre, ils connurent un pays peu exploré et purent le décrire.
– Je ne sais rien de comparable à la montée de la Rance, de Saint-Malo à Dinan, plaçaient-ils de temps à autre.
L’éloge de cette vallée, l’aspect morne de Guingamp, la mélancolie de Brest par une pluie battante, la traversée du golfe de Douarnenez par une mer terrible, formèrent un fond de conversation respectable. Enfin ils réunirent une demi-douzaine d’anecdotes concernant les habitants, leurs mœurs, leurs fêtes, leurs costumes. Aussi, Robert les dessinait en quelques traits typiques.
– Le Breton, déclarait-il, en homme qui a scrupuleusement observé, est un être poli, superstitieux, ignorant, sournois…
À leur retour, ils se rendirent à Dieppe, chez Mme Ramel, qui avait loué une villa rue Aguado. De courtes absences, entre deux repas, permettaient à Robert de surveiller sa maison de commerce.
L’été s’écoulait joyeusement. Avec les Bouju-Gavart et leur fils Paul, qui venait de terminer ses études, on organisa des pique-nique où régna la plus franche animation.
Puis, en octobre, le jeune ménage s’installa définitivement à Rouen, et la vie commune, le tête-à-tête de tous les jours et de toutes les minutes, commença.
Il n’y eut pas de choc. Après de légères disputes, impuissantes à dégénérer en scènes, ils prirent conscience de leur bonne volonté mutuelle. La peur des querelles irréparables leur enseigna les concessions, et, d’eux-mêmes, sans efforts, ils se débarrassèrent de tout ce qui pouvait compromettre leur parfaite harmonie.
L’esprit conciliant et l’affection de Robert lui facilitèrent la tâche. Quant à Lucie, elle se laissait aller au charme de cette existence libre et mouvementée, en contraste si profond avec les mauvaises années de Dieppe. Puis le frottement des rapports quotidiens développa en elle une grande souplesse, jusqu’ici latente. Elle la tenait de son père, un débauché à qui son poste, grassement rétribué, d’administrateur dans une banque catholique, imposait une hypocrisie continue. Dès le début, elle usa de stratagèmes innocents pour sauvegarder la paix du foyer.
Ainsi, durant la foire Saint-Romain, Robert l’avertit qu’une femme seule ne devait pas s’aventurer au-delà de la place Beauvoisine, parmi les saltimbanques. Elle s’y risqua cependant. Une force la poussait, le besoin de braver un péril.
Le soir, Chalmin lui dit :
– Je quitte à l’instant M. Bouju-Gavart. Il croit bien t’avoir rencontrée auprès du cirque.
Dans sa voix perçait une contrariété. Elle craignit un reproche et répliqua :
– Il s’est trompé, ou tu as mal entendu, car je n’ai pas dépassé les boutiques.
Cette réponse ne lui coûta aucune peine. Même elle s’en applaudit en constatant la mine satisfaite de Robert.
Deux ou trois après-midi que Chalmin sacrifia suffirent au jeune couple pour rendre ses visites de noces. On donna plusieurs grands dîners en leur honneur. Ils y allaient, selon la règle, en toilette de gala. Ces repas étaient interminables, la conversation bruyante, les plaisanteries et le menu toujours identiques. Puis ces messieurs fumaient, ces dames papotaient et s’endormaient au salon. On jouait une partie d’écarté, et l’on se séparait vers minuit.
Lucie en revenait enthousiasmée. Elle avait de belles épaules que l’on citait déjà et que Chalmin, par vanité, lui permettait de découvrir à sa guise. Et ce lui fut une jouissance inattendue d’étaler sa chair à l’admiration de tous.
Une fois où elle avait échancré son corsage trop hardiment, M. Bouju-Gavart, l’entraînant dans un coin, la gronda avec bonhomie :
– Tu as tort, petite. Ce n’est pas que ce ne soit agréable à lorgner, mais tu t’attireras des critiques… En tous cas, pas sur leur forme, là il n’y a rien à relever, ajouta-il en riant de son jeu de mots.
Il se pencha, l’œil étincelant :
– Sapristi, tu ne manques de rien, toi… Du reste, à Dieppe, aux bains… j’ai deviné… des rondeurs…
Recouvrant son sang-froid, il conclut :
– N’importe, il ne faut pas prêter le flanc à la médisance. Tu es trop décolletée. Tiens, ça descend jusque-là…
Et il toucha du doigt la poitrine de la jeune femme.
Elle l’avait écouté sans l’interrompre. Elle se savait bien faite, cependant n’en tirait aucune fatuité. Aux compliments de M. Bouju-Gavart, les premiers qu’elle entendit, quelque chose d’inexprimable naquit en elle, l’orgueil encore inconscient de son corps. Et de ce germe confus monta comme une onde de bien-être qui gonfla ses veines. Elle eut un sourire hautain.
Elle frappa du bout de son éventail les doigts de « parrain », moins par pudeur que par suite de la sensation désagréable que lui causait ce contact. Étonné qu’elle ne se fâchât point, il l’examina, et il acquit, à l’inspection de ses yeux calmes, la certitude indiscutable qu’elle n’avait pas compris l’inconvenance de son geste. Cette candeur, sincère pourtant, le stupéfia.
Un des grands plaisirs de Chalmin consistait à recevoir ses amis. Fier de sa femme et de leur intérieur coquet, il s’épanouissait d’aise quand ils semblaient apprécier Lucie, et leur montrait sa maison de la cave au grenier.
Cette maison, de belle et massive apparence, se trouvait à l’angle du boulevard et de la rue Stanislas-Girardin. Une entrée spéciale sur cette rue desservait les bureaux et les magasins situés au fond d’une cour postérieure.
Le rez-de-chaussée comprenait une salle à manger de style Henri II qui communiquait par une large baie avec un salon en damas rouge et or, et par une petite porte avec un boudoir en reps bleu à l’usage de Lucie. Les chambres de maîtres occupaient le premier étage, les chambres de domestiques le second.
Les meubles coûtaient cher. Leur disposition, la couleur des rideaux, le drapé des tentures, attestaient l’heureux choix d’un tapissier et, chez les Chalmin, un goût sûr et banal. Les fleurs et les bibelots manquaient. Des pendules ou des bronzes d’art, flanqués de candélabres, ornaient les cheminées.
Ses réunions, souvent improvisées, amusaient Lucie. Elle simulait toujours l’effarement :
– Excuse mon désordre. Hubert ne m’avait pas prévenue. Vous en serez quitte pour un maigre repas.
Ses cheveux noirs, tordus à la hâte, sa bouche rouge, son cou, sa nuque et ses bras à moitié nus qui émergeaient d’un ample peignoir, lui donnaient l’aspect savoureux d’une femme à peine levée, surprise au milieu de sa toilette, la peau fraîche.
En général, elle plaisait aux hommes, bien qu’elle eût peu d’entrain et d’à-propos. Mais il émanait de son être même une séduction dont ils subissaient l’influence. Et ils sentaient aussi qu’elle aimait leur société, leur approche, l’hommage délicat de leur présence auprès d’elle.
Aux amis de Chalmin, vint s’adjoindre une relation d’un agrément plus appréciable pour Lucie.
C’est par les Bouju-Gavart qu’elle connut Mme Berchon, une jolie blonde, élégante, à qui l’on reprochait l’excentricité de sa toilette. Elles sympathisèrent. On se vit beaucoup. Les deux ménages réveillonnèrent ensemble, au cabaret. Ils louaient des loges en commun et, au retour, soupaient chez l’un ou chez l’autre.
Ces dames en vinrent rapidement aux confidences. Henriette Berchon, d’ailleurs, avait des crises d’expansions telles qu’elle livrait ses secrets en bloc, au moindre encouragement. Lucie, plus renfermée, éprouva néanmoins le besoin de découvrir une partie de son âme. Après quelques entrevues insignifiantes, où chacune se montra comme il lui convint, elles exposèrent, d’abord timidement, puis sans réticences, les mystères de leur intimité conjugale.
Mariée depuis trois ans, Henriette avoua un commencement de lassitude. Elle vanta cependant les qualités de M. Berchon et se décerna un tempérament remarquable.
Lucie fut embarrassée. Elle n’avait pas une idée très nette de ces questions. Sa chair un peu indolente, s’éveillait mal au désir. Puis Robert, d’une complexion également paisible, n’avait su lui révéler la vie des sens. Une régularité méthodique présidait à leurs caresses. Aussi ne leur accordait-elle qu’une valeur secondaire et des réflexions espacées.
Le bavardage d’Henriette lui fit pressentir son ignorance. Elle en eut honte.
– Moi, dit-elle, ça me surexcite au point que Robert en est effrayé. Je me raidis, ma gorge se contracte, et je ne peux plus émettre un son.
Ses lèvres distillèrent ce mensonge sans efforts. La curiosité de son amie l’en rémunéra, et elle enjoliva son histoire de détails nombreux et décisifs.
Henriette, vaincue, réduite au rang d’élève, parla de certains raffinements qu’elle avouait d’ailleurs ne point connaître, M. Berchon les jugeant contraires à la dignité du mariage.
– Quand on y a goûté, paraît-il, le reste est bien fade, n’est-ce pas ?
– Oh ! bien fade, répéta Lucie interloquée.
Elle eut néanmoins l’aplomb de sourire et de continuer, l’air entendu :
– On voit bien que vous ne savez pas…
L’autre, humiliée, voulut des détails. Mais Mme Chalmin fut inflexible :
– Non, non, cela regarde votre mari, c’est une trop grande responsabilité…
Lucie conserva longtemps de cet entretien une inquiétude sourde. Quels raffinements ? Pourquoi Robert ne les lui enseignait-il pas ?
Afin de l’y contraindre et de se prouver ainsi qu’elle n’avait pas trompé Henriette, elle feignit des ardeurs excessives. Même elle joua l’évanouissement. Affolé, Chalmin prévint le docteur qui conseilla la modération. Elle n’en poursuivit pas moins son rôle de passionnée, métamorphose qui enchantait Robert. Il en attribua tout le mérite à sa persévérance, à son tact, à son horreur de la brusquerie. Il ne put se retenir de complimenter sa femme.
– Dis donc, chérie, je crois que nous y mordons. En vérité, je ne te supposais pas susceptible de tels emportements.
L’aisance avec laquelle elle dupait Chalmin la confondait. « Il ne manque pourtant pas, se disait-elle, d’indices capables de guider un homme expérimenté. » L’aveuglement de son mari lui suggéra quelque dédain et la conduisit au mensonge en d’autres circonstances.
Robert avait de la religion. Il pensait bien et pratiquait, non qu’il eût jamais approfondi cette matière, mais il estimait indispensable la croyance « aux traditions de nos aïeux » et communiait une fois l’an.
– Seulement, déclarait-il, ce qui suffit à l’homme ne suffit pas à l’épouse.
Et il avait obtenu de la sienne qu’elle remplît également ses devoirs aux fêtes de Noël, ce dont elle s’était acquittée sans conviction.
Avide d’indépendance, depuis son affranchissement, elle voulait se libérer, femme, de toutes les taches ennuyeuses qu’elle subissait, jeune fille, sous la tutelle de sa mère. La dévotion étroite de Mme Ramel, esclave des moindres règles prescrites, jeunes, retraites, pèlerinages, vêpres, loin d’induire Lucie en piété, l’avaient au contraire prédisposée à la révolte. D’esprit trop restreint pour envisager la religion en dehors de ses cultes, elle la considérait uniquement comme la corvée la plus insupportable de son passé. Et de celle-là surtout elle tenait à se défaire.
Quand vint la semaine sainte, Robert lui dit :
– Tu penses à communier, n’est-ce pas chérie ?
Elle répliqua sincèrement :
– Oui, je vais m’en occuper.
En effet, le mardi de Pâques, au soir, elle franchit la porte de Saint-Vincent. De nombreux fidèles stationnaient, agenouillés autour du confessionnal. Ses lèvres ébauchèrent une prière et elle attendit. Du temps s’écoula. La foule des fervents diminuait à peine. Elle regarda sa montre : elle marquait sept heures. Alors, comme son tour tardait, elle s’en alla.
– Je te demande pardon, dit-elle à Robert, j’arrive de l’église, et il y avait un monde fou.
Il sourit affectueusement :
– Donc, tu es en état de grâce ?
Ce fut presque malgré elle, sans songer aux conséquences fâcheuses où cela l’entraînerait, qu’elle affirma :
– Oui, c’est pour demain.
Tout de suite elle regretta sa réponse et résolut de se confesser dès le matin, avant la messe. Mais les procédés respectueux de son mari atténuèrent son repentir. Il affectait une politesse attendrie, évitait tout propos qui pût l’offusquer, et quand elle se déshabilla, tourna scrupuleusement la tête. Un baiser au front, sur les cheveux, clôtura la journée.
Ces manières finirent par impressionner Lucie et elle s’endormit, l’âme légère, purifiée, comme si réellement l’absolution l’eût lavée de ses taches.
Toutefois le lendemain elle n’approcha pas de la sainte table. Robert n’en sut rien.
Ils sortaient toujours beaucoup. Ils étendirent ainsi le cercle de leurs relations et, désireux de rendre des politesses, ils remplacèrent les grands dîners par des thés « sans aucune cérémonie ».
Cette innovation d’un jeune ménage que la coutume dispensait de réceptions trop coûteuses, sembla fort originale. Lucie présidait avec grâce. On comparait ses allures simples et sa mise médiocre à ce qu’on appelait le mauvais genre et l’accoutrement tapageur de Mme Berchon. Pour celle-ci le monde était impitoyable, en haine de son élégance et de sa distinction naturelles. Lucie, elle, recueillait les sympathies générales. On approuvait sa tenue décente au milieu des hommes. Elle les regardait bien en face, mais d’un regard modeste, exempt de provocation. Elle riait discrètement et prenait de petites mines honteuses et comiques aux grivoiseries qu’on lui glissait. Le plus souvent, d’ailleurs, elle n’y entendait rien.
– Tu as l’air d’une ingénue, disait M. Bouju-Gavart.
Et persuadé au fond de ce qu’il avançait en plaisantant, il se permettait de menues privautés dont elle ne se souciait point.
L’après-midi, elle se promenait, soit avec sa mère, soit avec Mme Bouju-Gavart, rarement avec Henriette, suivant la prière de Chalmin : « Chez toi ou chez elle, voyez-vous tant que vous voudrez, mais en public et sans moi, cela peut te faire du tort. » Quand elle la rencontrait, elle n’en parlait pas à son mari.
Dans la rue, elle portait des chapeaux fermés, des robes et des manteaux de teinte sombre. Elle passait inaperçue.
En avril Mme Chalmin annonça qu’elle se croyait enceinte. Robert manifesta une joie bruyante. Lucie ne savait trop ce qu’elle ressentait. Devait-elle se réjouir ou se tourmenter ? Tantôt la présence de cet être encombrait son avenir, d’autres fois, au contraire, le parait de couleurs plus gaies et plus chaudes. Souvent l’appréhension du dénouement lui serra le cœur.
Mais une obsession la dominait. Resterait-elle abîmée ?
Depuis quelque temps, le germe d’orgueil qu’avaient déposé les flagorneries de M. Bouju-Gavart et vivifié deux ou trois exclamations de Chalmin, peu enclin cependant à l’enthousiasme, ce germe grandissait et acquérait, dans l’ensemble de ses pensées, une importance notable. Elle s’admirait.
Chaque matin, au saut du lit, attifée de velours et de soie, elle se plantait devant son armoire à glace. Là, elle arrangeait les étoffes de façon à découvrir tel coin de sa chair, puis elle en changeait la disposition et mettait en lumière telle autre courbe. Puis, soudain, tous les voiles tombant, elle se contemplait avec une extase dans les yeux.
D’une beauté de formes indéniable, elle s’abusait néanmoins, ainsi que toutes les femmes, sur ses perfections. Comme elles, elle reconnaissait les points faibles de son visage, mais non ceux de son corps. Les épaules, superbes, manquaient encore d’ampleur. Les seins, fermes, et de lignes exquises, étaient irréprochables. Le défaut le plus grave consistait dans des hanches trop grêles et des jambes un peu longues. La taille, même privée de corset, conservait une finesse peut-être exagérée.
Elle s’habillait ensuite lentement, à regret.
Or qu’adviendrait-il de ce chef-d’œuvre, comme elle l’appelait tout bas ? Garderait-il sa pureté impeccable, après les fatigues de la grossesse et l’épreuve terrible de l’enfantement ? Ce doute lui infligea d’amères angoisses et des heures d’insomnie. Vite déformée, elle ne sortit plus. Elle s’absorbait en un chagrin croissant. Son ventre la terrifiait. Elle ne pouvait s’imaginer qu’il revint à ses proportions primitives.
Cependant le petit être s’agitait en elle. Aux premiers coups de pied, elle le détesta. N’était-il point cause de son mal ? Puis peu à peu quand elle distingua les battements du cœur, des choses nouvelles surgirent de son âme, de son âme de créatrice. Elle se mit à penser doucement à ce morceau de vie qui se dégageait de sa propre vie. Des rêves délicieux la consolèrent de sa peine. Des gestes vagues de bras inhabiles, des essais de sourire, des balbutiements drôles, hantèrent ses songeries. Toute sa tendresse allait vers celui qui devait naître.
La délivrance eut lieu au mois d’octobre. Ce fut un fils.
Ils l’appelèrent René.
III
L’enfant, de santé chancelante, vécut grâce à l’énergie de sa mère. Dix-huit mois s’écoulèrent qu’elle lui consacra entièrement. Obligée de renvoyer une première nourrice qui manquait de lait, elle en engagea une autre dont l’indolence faillit souvent nuire au petit. Durant des semaines, elle dut se relever deux et trois fois la nuit, tirer cette femme de son sommeil, et lui tendre l’enfant, trop faible pour réclamer le sein.
Elle veillait à tout. Chaque matin elle pesait le bébé et inscrivait sur un carnet l’augmentation de poids, ou même la diminution. Ce dernier cas, heureusement rare, la désespérait. Également, elle le pesait avant et après chaque tétée et vérifiait ainsi ce qu’il absorbait.
Peut-être apportait-elle à ces détails un peu d’ostentation. Son instinct la poussait à exagérer son rôle, afin de provoquer les éloges que méritent l’abnégation et la persévérance. Mais aussi sa maternité s’exaspérait dans cette lutte contre la grande ennemie. Une imprudence pouvait tout compromettre. Cette menace continue la tenait en haleine.
Quand le petit devint de tempérament plus résistant, la passion de la mère, moins fréquemment à l’épreuve, se modéra. Elle eut la chance de découvrir une bonne dévouée. Dès lors, sa vigilance put se relâcher. Son cerveau ne se concentra plus sur un unique souci. Une à une, des pensées étrangères l’envahirent.
Il ne s’effectua pas de rapprochement entre elle et son mari. Durant cette longue période où des soins particuliers les avaient distraits de leur affection, une fissure imperceptible s’était produite par où leur intimité perdait son charme.
L’admiration de Lucie pour la faconde de son mari n’avait reçu nulle atteinte. L’attachement de Chalmin ne diminuait pas. Mais le temps désenlaçait leurs âmes que jamais, d’ailleurs, un amour fort n’avait unies bien étroitement. Après ces deux grossesses où leurs lèvres s’étaient déshabituées des baisers éperdus, ils n’éprouvaient pas cette crise de désirs qui jette souvent les jeunes époux aux bras l’un de l’autre. Ils espacèrent leurs caresses. Somme toute, il n’y eut ni querelle, ni aigreur, aucun symptôme qui les avertît de ce nouvel état de choses, rien que la transformation lente et inévitable que subissent les sentiments les plus fermes.
Excédée de solitude, Lucie renoua ses relations mondaines. Une recrudescence de sympathie la rapprocha de Mme Berchon. Comme elle, Henriette avait accouché d’un fils. Mais l’enfant, de santé robuste, n’avait pas occasionné les mêmes tourments, ni privé sa mère d’une seule distraction.
Lucie s’intéressa beaucoup aux différents potins qui circulaient en ville. Son amie, désireuse de paraître au courant, en fabriquait avec de vagues paroles recueillies çà et là. Ces révélations ébranlèrent le respect que Mme Chalmin portait à la haute société de Rouen, et elle dut retirer son estime à quelques dames convaincues de fautes impardonnables. Leurs mœurs l’indignaient. Dans la rue elle évita de les saluer. Elle en causait d’un ton méprisant qui ravissait Robert.
– Quelle nature droite et honnête, se disait-il en l’écoutant.
Une fois, elle demanda à Mme Berchon :
– Qui donc peut vous renseigner ?
Embarrassée Henriette répondit :
– Un camarade de mon mari, M. Guéraume…, un monsieur charmant…, il vient nous voir après déjeuner… et souvent mon mari nous laisse seuls.
Elle rougit, puis lâcha d’un air triomphant :
– Il me fait la cour !
Lucie tressauta. Ses yeux s’agrandirent. Elle dévisageait son amie comme si quelque miracle subit eût changé ces traits, ce front, cette bouche qui riait, ces dents qui brillaient, toute cette jolie créature, gracieuse et provocante. Mais une vive curiosité la brûlait et elle prononça :
– Alors, il vous aime ? il vous l’a dit ?
Henriette repartit :
– Il ne me l’a pas dit… tout à fait… seulement il y a des signes auxquels on ne se trompe pas…
– Lesquels interrogea Lucie avidement.
Son amie la couvrit d’un regard de pitié, et, avec une nuance de dédain dans la voix :
– Mais des signes infaillibles, des yeux mourants, des soupirs, des allusions délicates. Une vraie femme devine les déclarations muettes, elle apprécie même l’hommage du silence que garde l’amoureux.
– Comme ce doit être amusant ! s’écria Lucie.
Quelque temps après, elle surprit Mme Berchon en corset. Elle la complimenta :
– Vous êtes vraiment bien faite.
L’autre, flattée, répondit : « Pas si bien que vous », et insinua, en riant : « Si nous comparions ? »
Lucie défit son vêtement et sa robe. Et les deux jeunes femmes, en jupon, les bras et le cou nus, prirent des attitudes devant la glace. Des accès de gaieté secouaient leurs épaules. Elles jetaient de petits cris. Ce jeu les divertissait comme un plaisir défendu.
Mais du coin de l’œil elles s’observaient avec l’attention implacable de deux rivales. Nulle défectuosité ne leur échappait. Nulle beauté n’était louée sans réserve. Chacune d’elles s’arrogea la victoire.
Henriette s’écria :
– Il faudrait un juge pour décerner la palme !
Un frisson les parcourut à cette perspective d’un homme qui les examinerait ainsi. Toute confuse, Mme Chalmin se rhabilla.
Elles ne se quittèrent plus. Malgré la recommandation de son mari, Lucie accompagnait Henriette dans ses courses. Elles se confiaient leurs pensées secrètes.
Au mois de juillet, l’état général de Mme Bouju-Gavart laissant à désirer, son mari, sur le conseil des médecins, résolut de la conduire dans les Pyrénées. On leur recommanda Saint-Sauveur comme un endroit calme et pittoresque.
Ils supplièrent Chalmin de leur confier Lucie. Le grand air ne pouvait que fortifier l’enfant. Cette raison décida Robert. Lui-même du reste rejoindrait sa femme au bout d’une quinzaine. La séparation se fit sans déchirement.
Ce voyage inattendu ravit Lucie. Souvent fatiguée, Mme Bouju-Gavart pressait son mari d’emmener la jeune femme, et ils erraient ensemble, à l’aventure, avec une sensation de liberté qui les grisait. Les joues roses, les yeux animés, ses fossettes bien dessinées, Lucie marchait allègrement, la poitrine large ouverte à la brise des montagnes. Son compagnon s’essoufflait à la suivre.
Un matin, munis de provisions, ils partirent seuls pour Cauterets. Quatre biques, maigres et nerveuses, brûlèrent la route et escaladèrent rapidement les dix kilomètres de montée. Ils se taisaient, la langue paresseuse, le regard et l’oreille sollicités de droite et de gauche. Au fond de l’abîme, le Gave bouillonnait ; sur le flanc des monts, des sources d’argent dégringolaient, s’évanouissaient, rejaillissaient en cascades, puis s’éparpillaient comme un réseau de veines, se perdaient encore parmi des éboulements de cailloux. Le chemin, creusé à même le roc, côtoyait le précipice, et les fers des chevaux retentissaient sur la route sonore.
À Cauterets, ils louèrent un guide et des ânes et se rendirent au Pont-d’Espagne. Là, ils contemplèrent sous eux la chute du torrent dont l’écume leur piquait la peau et où se jouaient, dans la poudre irisée, des tronçons d’arc-en-ciel.
Mais des gouttes d’eau tombèrent, et ils durent se réfugier dans une sorte d’auberge malpropre. On leur donna une petite salle. Ils y déballèrent leurs provisions.
Elles étaient copieuses et les vins d’excellente qualité. Lucie, surexcitée par l’imprévu de ce repas, mangea de bon appétit et but en conséquence. Elle bavardait à tort et à travers, s’interrompait au milieu d’une phrase, et attrapait au vol une idée baroque qu’elle énonçait à moitié. Quelques gorgées de Champagne l’achevèrent. Elle se mit à rire à grands éclats. Elle divaguait, la parole difficile. Ses bras gesticulaient. M. Bouju-Gavart s’assit auprès d’elle, et soudain elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant.
Affolé, il la serra contre lui :
– Si tu savais… si je pouvais te dire…
Elle lova ses paupières lourdes, tenta faiblement de se dégager, et très bas : « Quoi ? si je savais quoi ? » fit-elle, et elle s’assoupit.
Il l’examina longtemps, sans bouger, le cerveau trouble. Elle respirait à peine. Sa gorge s’enflait et s’abaissait d’un mouvement lent et régulier. Il eut envie d’y porter la main. Mais l’haleine fraîche de Lucie lui caressait le visage, et tout son désir se concentra sur cette bouche tentante, à demi ouverte. Alors, brusquement, ses lèvres s’y ruèrent.
Ce contact le bouleversa. Il eut peur. Doucement, il écarta la jeune femme et attendit. En se réveillant, elle le fixa de ses yeux d’ingénue, de ses yeux clairs qui ne se souvenaient de rien :
– J’ai dormi beaucoup, n’est-ce pas ? dit-elle.
Ce regard calme le navra, car il se prévalait déjà de l’abandon de Lucie comme d’une première victoire.
Le lendemain, Robert arrivait. De ce jour, sans aucun motif, sans qu’elle s’aperçût de son revirement, elle changea ses manières avec « parrain ». Elle devint taquine, agressive, méchante. Le malheureux en perdait la tête.
La veille du départ, elle lui lança :
– Il ne vous a pas réussi, le traitement, vous êtes cadavérique.
Il lui saisit le bras et, d’une voix humble :
– Je t’en prie, petite, sois bonne.
Ce ton l’émut, mais elle se demanda pourquoi il avait l’air triste.
Les Chalmin passèrent une partie de l’automne à Croisset. Prudemment, M. Bouju-Gavart n’y fit que de brefs séjours. Ses absences déroutaient Lucie. Réduite à Mme Bouju-Gavart et à Robert, elle trouvait leur société peu récréative. Les journées se traînaient. Nul incident n’en coupait la longueur. L’unique ressource consistait en deux promenades, l’une à pied le long de la Seine, l’autre en voiture du côté de la forêt de Roumare.
Mais les soirées surtout n’en finissaient pas. On y jouait au bésigue, plaisir qui la laissait froide. À peine montée, elle éclatait sous un prétexte quelconque, ou bien, boudeuse, ne desserrait pas les dents, se couchait et tournait le dos à son mari.
Elle revint chez elle, déterminée à secouer sa torpeur. La gaieté et l’insouciance d’Henriette lui parurent un remède salutaire. Le surlendemain, les malles défaites, l’appartement en ordre, elle s’apprêta. Mais, au bas de l’escalier, Chalmin, qui semblait l’attendre, lui dit :
– Je voudrais te parler.
Il ouvrit la porte du salon, lui offrit un siège, s’assit, croisa ses hautes jambes l’une sur l’autre et ses mains sur ses genoux. Il se servait de mouvements solennels. La gravité de ces préludes inquiéta la jeune femme. Il articula :
– J’ai un reproche à t’adresser, Lucie, et je te le dirai franchement, parce que c’est le seul moyen d’éviter des malentendus fâcheux. Voici la chose : je t’ai souvent priée de ne pas sortir avec Mme Berchon, or tu n’as pas tenu compte de tes promesses, on t’a vue maintes fois en sa compagnie.
Elle sentit l’inutilité d’un mensonge et, feignant de chercher au fond de sa mémoire :
– Oui, ça se peut… le hasard des rencontres…
Indifférent à ces explications, il formula d’une voix plus haute :
– Eh bien ! ma chère amie, il ne faut pas que ça se renouvelle : Mme Berchon a un amant.
Elle eut un geste de révolte :
– Henriette… un amant !
Il continua :
– Je m’exprime mal. J’aurais dû dire : Mme Berchon passe pour avoir un amant. Qu’elle en ait un ou non, là n’est pas la question. Je ne veux pas discuter la moralité de cette dame, j’admettrai même son innocence. Toujours est-il qu’elle passe pour avoir un amant.
Il répétait cette phrase en scandant chaque syllabe avec une précision agaçante. Elle lança d’une voix aigre :
– Et tu as des preuves de cette infamie ?
Il parut très étonné, et il continua doucement :
– Je vois que nous ne nous entendons pas, ma chérie. Il ne s’agit nullement de la vie privée d’Henriette, mais des potins auxquels prête sa tenue extérieure. Et de ces potins j’ai des preuves malheureusement trop nombreuses.
– Lesquelles ? exigea Lucie.
Il repartit, un peu irrité :
– Lesquelles ? celles que me fournit à tout instant la rumeur publique. Je ne puis aborder quelqu’un sans que l’on s’écrie : « Vous savez, Mme Berchon est au mieux avec M. Guéraume, on les rencontre ensemble à tous les coins de rue. »
– Qui, on ?
– Mais tout le monde, notre entourage, les fournisseurs, le premier venu ; c’est la fable de la ville.
Et comme Lucie protestait, Robert déclara d’un ton sec :
– Enfin, ma chère, voici ma conclusion ; il ne me convient pas qu’on dise de ma femme : « C’est l’amie de Mme Berchon. » Si tu veux m’être agréable, tu couperas court à une intimité dont ta réputation pourrait souffrir.
Lucie garda rancune à Robert de sa propre imprudence. Cela la vexait qu’il l’eût prise en faute et lui inspirait le désir d’actes analogues, qu’elle saurait, cette fois, mieux dissimuler.
Le monde, lui, se laisserait duper moins aisément. Elle le redoutait déjà comme une sorte d’être vivant aux yeux innombrables. Il est sans cesse à l’affût. C’est un justicier inflexible qui condamne toujours ceux qu’il accuse lui-même. Mais dès lors la terreur de Lucie s’accrut. Il suspectait donc tout, qu’il dénonçait les inoffensives promenades de deux amies ? Rien ne l’arrêtait, qu’il déshonorait une femme sur la foi d’apparences menteuses ?