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Le père Goriot
  • Текст добавлен: 21 сентября 2016, 16:31

Текст книги "Le père Goriot"


Автор книги: Оноре де Бальзак



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– Ah ! mon père, dit-elle, plaise au ciel que vous ayez eu l’idée de demander compte de ma fortune assez à temps pour que je ne sois pas ruinée ! Puis-je parler ?

– Oui, la maison est vide, dit le père Goriot d’une voix altérée.

– Qu’avez-vous donc, mon père ? reprit madame de Nucingen.

– Tu viens, répondit le vieillard, de me donner un coup de hache sur la tête. Dieu te pardonne, mon enfant ! Tu ne sais pas combien je t’aime ; si tu l’avais su, tu ne m’aurais pas dit brusquement de semblables choses, surtout si rien n’est désespéré. Qu’est-il donc arrivé de si pressant pour que tu sois venue me chercher ici quand dans quelques instants nous allions être rue d’Artois ?

– Eh ! mon père, est-on maître de son premier mouvement dans une catastrophe ? Je suis folle ! Votre avoué nous a fait découvrir un peu plus tôt le malheur qui sans doute éclatera plus tard. Votre vieille expérience commerciale va nous devenir nécessaire, et je suis accourue vous chercher comme on s’accroche à une branche quand on se noie. Lorsque monsieur Derville a vu Nucingen lui opposer mille chicanes, il l’a menacé d’un procès en lui disant que l’autorisation du président du tribunal serait promptement obtenue. Nucingen est venu ce matin chez moi pour me demander si je voulais sa ruine et la mienne. Je lui ai répondu que je ne me connaissais à rien de tout cela, que j’avais une fortune, que je devais être en possession de ma fortune, et que tout ce qui avait rapport à ce démêlé regardait mon avoué, que j’étais de la dernière ignorance et dans l’impossibilité de rien entendre à ce sujet. N’était-ce pas ce que vous m’aviez recommandé de dire ?

– Bien, répondit le père Goriot.

– Eh ! bien, reprit Delphine, il m’a mise au fait de ses affaires. Il a jeté tous ses capitaux et les miens dans des entreprises à peine commencées ; et pour lesquelles il a fallu mettre de grandes sommes en dehors. Si je le forçais à me représenter ma dot, il serait obligé de déposer son bilan ; tandis que, si je veux attendre un an, il s’engage sur l’honneur à me rendre une fortune double ou triple de la mienne en plaçant mes capitaux dans des opérations territoriales à la fin desquelles je serai maîtresse de tous les biens. Mon cher père, il était sincère, il m’a effrayée. Il m’a demandé pardon de sa conduite, il m’a rendu ma liberté, m’a permis de me conduire à ma guise, à la condition de le laisser entièrement maître de gérer les affaires sous mon nom. Il m’a promis, pour me prouver sa bonne foi, d’appeler monsieur Derville toutes les fois que je le voudrais pour juger si les actes en vertu desquels il m’instituerait propriétaire seraient convenablement rédigés. Enfin il s’est remis entre mes mains pieds et poings liés. Il demande encore pendant deux ans la conduite de la maison, et m’a suppliée de ne rien dépenser pour moi de plus qu’il ne m’accorde. Il m’a prouvé que tout ce qu’il pouvait faire était de conserver les apparences, qu’il avait renvoyé sa danseuse, et qu’il allait être contraint à la plus stricte mais à la plus sourde économie, afin d’atteindre au terme de ses spéculations sans altérer son crédit. Je l’ai malmené, j’ai tout mis en doute afin de le pousser à bout et d’en apprendre davantage : il m’a montré ses livres, enfin il a pleuré. Je n’ai jamais vu d’homme en pareil état. Il avait perdu la tête, il parlait de se tuer, il délirait. Il m’a fait pitié.

– Et tu crois à ces sornettes, s’écria le père Goriot. C’est un comédien ! J’ai rencontré des Allemands en affaires : ces gens-là sont presque tous de bonne foi, pleins de candeur ; mais, quand, sous leur air de franchise et de bonhomie, ils se mettent à être malins et charlatans, ils le sont alors plus que les autres. Ton mari t’abuse. Il se sent serré de près, il fait le mort, il veut rester plus maître sous ton nom qu’il ne l’est sous le sien. Il va profiter de cette circonstance pour se mettre à l’abri des chances de son commerce. Il est aussi fin que perfide ; c’est un mauvais gars. Non, non, je ne m’en irai pas au Père-Lachaise en laissant mes filles dénuées de tout. Je me connais encore un peu aux affaires. Il a, dit-il, engagé ses fonds dans les entreprises, eh ! bien, ses intérêts sont représentés par des valeurs, par des reconnaissances, par des traités ! qu’il les montre, et liquide avec toi. Nous choisirons les meilleures spéculations, nous en courrons les chances, et nous aurons les titres recognitifs en notre nom de Delphine Goriot, épouse séparée quant aux biens du baron de Nucingen. Mais nous prend-il pour des imbéciles, celui-là ? Croit-il que je puisse supporter pendant deux jours l’idée de te laisser sans fortune, sans pain ? Je ne la supporterais pas un jour, pas une nuit, pas deux heures ! Si cette idée était vraie, je n’y survivrais pas. Eh ! quoi, j’aurai travaillé pendant quarante ans de ma vie, j’aurai porté des sacs sur mon dos, j’aurai sué des averses, je me serai privé pendant toute ma vie pour vous, mes anges, qui me rendiez tout travail, tout fardeau léger ; et aujourd’hui ma fortune, ma vie s’en iraient en fumée ! Ceci me ferait mourir enragé. Par tout ce qu’il y a de plus sacré sur terre et au ciel, nous allons tirer ça au clair, vérifier les livres, la caisse, les entreprises ! Je ne dors pas, je ne me couche pas, je ne mange pas, qu’il ne me soit prouvé que ta fortune est là tout entière. Dieu merci, tu es séparée de biens ; tu auras maître Derville pour avoué, un honnête homme heureusement. Jour de Dieu ! tu garderas ton bon petit million, tes cinquante mille livres de rente, jusqu’à la fin de tes jours, ou je fais un tapage dans Paris, ah ! ah ! Mais je m’adresserais aux chambres si les tribunaux nous victimaient. Te savoir tranquille et heureuse du côté de l’argent, mais cette pensée allégeait tous mes maux et calmait mes chagrins. L’argent, c’est la vie. Monnaie fait tout. Que nous chante-t-il donc, cette grosse souche d’Alsacien ? Delphine, ne fais pas une concession d’un quart de liard à cette grosse bête, qui t’a mise à la chaîne et t’a rendue malheureuse. S’il a besoin de toi, nous le tricoterons ferme, et nous le ferons marcher droit. Mon Dieu, j’ai la tête en feu, j’ai dans le crâne quelque chose qui me brûle. Ma Delphine sur la paille ! Oh ! ma Fifine, toi ! Sapristi ! où sont mes gants ? Allons ! partons, je veux aller tout voir, les livres, les affaires, la caisse, la correspondance, à l’instant. Je ne serai calme que quand il me sera prouvé que ta fortune ne court plus de risques, et que je la verrai de mes yeux.

– Mon cher père ! allez-y prudemment. Si vous mettiez la moindre velléité de vengeance en cette affaire, et si vous montriez des intentions trop hostiles, je serais perdue. Il vous connaît, il a trouvé tout naturel que, sous votre inspiration, je m’inquiétasse de ma fortune ; mais, je vous le jure, il la tient en ses mains, et a voulu la tenir. Il est homme à s’enfuir avec tous les capitaux, et à nous laisser là, le scélérat ! Il sait bien que je ne déshonorerai pas moi-même le nom que je porte en le poursuivant. Il est à la fois fort et faible. J’ai bien tout examiné. Si nous le poussons à bout, je suis ruinée.

– Mais c’est donc un fripon ?

– Eh ! bien, oui, mon père, dit-elle en se jetant sur une chaise en pleurant. Je ne voulais pas vous l’avouer pour vous épargner le chagrin de m’avoir mariée à un homme de cette espèce-là ! Mœurs secrètes et conscience, l’âme et le corps, tout en lui s’accorde ! c’est effroyable : je le hais et le méprise. Oui, je ne puis plus estimer ce vil Nucingen après tout ce qu’il m’a dit. Un homme capable de se jeter dans les combinaisons commerciales dont il m’a parlé n’a pas la moindre délicatesse, et mes craintes viennent de ce que j’ai lu parfaitement dans son âme. Il m’a nettement proposé, lui, mon mari, la liberté, vous savez ce que cela signifie ? si je voulais être, en cas de malheur, un instrument entre ses mains, enfin si je voulais lui servir de prête-nom.

– Mais les lois sont là ! Mais il y a une place de Grève pour les gendres de cette espèce-là, s’écria le père Goriot ; mais je le guillotinerais moi-même s’il n’y avait pas de bourreau.

– Non, mon père, il n’y a pas de lois contre lui. Écoutez en deux mots son langage, dégagé des circonlocutions dont il l’enveloppait : « Ou tout est perdu, vous n’avez pas un liard, vous êtes ruinée ; car je ne saurais choisir pour complice une autre personne que vous ; ou vous me laisserez conduire à bien mes entreprises. » Est-ce clair ? Il tient encore à moi. Ma probité de femme le rassure ; il sait que je lui laisserai sa fortune, et me contenterai de la mienne. C’est une association improbe et voleuse à laquelle je dois consentir sous peine d’être ruinée. Il m’achète ma conscience et la paye en me laissant être à mon aise la femme d’Eugène. « Je te permets de commettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens ! » Ce langage est-il encore assez clair ? Savez-vous ce qu’il nomme faire des opérations ? Il achète des terrains nus sous son nom, puis il y fait bâtir des maisons par des hommes de paille. Ces hommes concluent les marchés pour les bâtisses avec tous les entrepreneurs, qu’ils payent en effets à longs termes, et consentent, moyennant une légère somme, à donner quittance à mon mari, qui est alors possesseur des maisons, tandis que ces hommes s’acquittent avec les entrepreneurs dupés en faisant faillite. Le nom de la maison de Nucingen a servi à éblouir les pauvres constructeurs. J’ai compris cela. J’ai compris aussi que, pour prouver, en cas de besoin, le payement de sommes énormes, Nucingen a envoyé des valeurs considérables à Amsterdam, à Londres, à Naples, à Vienne. Comment les saisirions-nous ?

Eugène entendit le son lourd des genoux du père Goriot, qui tomba sans doute sur le carreau de sa chambre.

– Mon Dieu, que t’ai-je fait ? Ma fille livrée à ce misérable, il exigera tout d’elle s’il le veut. Pardon, ma fille ! cria le vieillard.

– Oui, si je suis dans un abîme, il y a peut-être de votre faute, dit Delphine. Nous avons si peu de raison quand nous nous marions ! Connaissons-nous le monde, les affaires, les hommes, les mœurs ? Les pères devraient penser pour nous. Cher père, je ne vous reproche rien, pardonnez-moi ce mot. En ceci la faute est toute à moi. Non, ne pleurez point, papa, dit-elle en baisant le front de son père.

– Ne pleure pas non plus, ma petite Delphine. Donne tes yeux, que je les essuie en les baisant. Va ! je vais retrouver ma caboche, et débrouiller l’écheveau d’affaires que ton mari a mêlé.

– Non, laissez-moi faire ; je saurai le manœuvrer. Il m’aime, eh ! bien, je me servirai de mon empire sur lui pour l’amener à me placer promptement quelques capitaux en propriétés. Peut-être lui ferai-je racheter sous mon nom Nucingen, en Alsace, il y tient. Seulement venez demain pour examiner ses livres, ses affaires. Monsieur Derville ne sait rien de ce qui est commercial. Non, ne venez pas demain. Je ne veux pas me tourner le sang. Le bal de madame de Beauséant a lieu après-demain, je veux me soigner pour y être belle, reposée, et faire honneur à mon cher Eugène ! Allons donc voir sa chambre.

En ce moment une voiture s’arrêta dans la rue Neuve-Sainte-Geneviève, et l’on entendit dans l’escalier la voix de madame de Restaud, qui disait à Sylvie – Mon père y est-il ? Cette circonstance sauva heureusement Eugène, qui méditait déjà de se jeter sur son lit et de feindre d’y dormir.

– Ah ! mon père, vous a-t-on parlé d’Anastasie ? dit Delphine en reconnaissant la voix de sa sœur. Il paraîtrait qu’il lui arrive aussi de singulières choses dans son ménage.

– Quoi donc ! dit le père Goriot : ce serait donc ma fin. Ma pauvre tête ne tiendra pas à un double malheur.

– Bonjour, mon père, dit la comtesse en entrant. Ah ! te voilà, Delphine.

Madame de Restaud parut embarrassée de rencontrer sa sœur.

– Bonjour, Nasie, dit la baronne. Trouves-tu donc ma présence extraordinaire ? Je vois mon père tous les jours, moi.

– Depuis quand ?

– Si tu y venais, tu le saurais.

– Ne me taquine pas, Delphine, dit la comtesse d’une voix lamentable. Je suis bien malheureuse, je suis perdue, mon pauvre père ! oh ! bien perdue cette fois !

– Qu’as-tu, Nasie ? cria le père Goriot. Dis-nous tout, mon enfant. Elle pâlit. Delphine, allons, secours-la donc, sois bonne pour elle, je t’aimerai encore mieux, si je peux, toi !

– Ma pauvre Nasie, dit madame de Nucingen en asseyant sa sœur, parle. Tu vois en nous les deux seules personnes qui t’aimeront toujours assez pour te pardonner tout. Vois-tu, les affections de famille sont les plus sûres. Elle lui fit respirer des sels, et la comtesse revint à elle.

– J’en mourrai, dit le père Goriot. Voyons, reprit-il en remuant son feu de mottes, approchez-vous toutes les deux. J’ai froid. Qu’as-tu, Nasie ? dis vite, tu me tues…

– Eh ! bien, dit la pauvre femme, mon mari sait tout. Figurez-vous, mon père, il y a quelque temps, vous souvenez-vous de cette lettre de change de Maxime ? Eh ! bien, ce n’était pas la première. J’en avais déjà payé beaucoup. Vers le commencement de janvier, monsieur de Trailles me paraissait bien chagrin. Il ne me disait rien ; mais il est si facile de lire dans le cœur des gens qu’on aime, un rien suffit : puis il y a des pressentiments. Enfin il était plus aimant, plus tendre que je ne l’avais jamais vu, j’étais toujours plus heureuse. Pauvre Maxime ! dans sa pensée, il me faisait ses adieux, m’a-t-il dit ; il voulait se brûler la cervelle. Enfin je l’ai tant tourmenté, tant supplié, je suis restée deux heures à ses genoux. Il m’a dit qu’il devait cent mille francs ! Oh ! papa, cent mille francs ! Je suis devenue folle. Vous ne les aviez pas, j’avais tout dévoré…

– Non, dit le père Goriot, je n’aurais pas pu les faire, à moins d’aller les voler. Mais j’y aurais été, Nasie ! J’irai.

À ce mot lugubrement jeté, comme un son du râle d’un mourant, et qui accusait l’agonie du sentiment paternel réduit à l’impuissance, les deux sœurs firent une pause. Quel égoïsme serait resté froid à ce cri de désespoir qui, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, en révélait [revélait] la profondeur ?

– Je les ai trouvés en disposant de ce qui ne m’appartenait pas, mon père, dit la comtesse en fondant en larmes.

Delphine fut émue et pleura en mettant la tête sur le cou de sa sœur.

– Tout est donc vrai, lui dit-elle.

Anastasie baissa la tête, madame de Nucingen la saisit à plein corps, la baisa tendrement, et l’appuyant sur son cœur : – Ici, tu seras toujours aimée sans être jugée, lui dit-elle.

– Mes anges, dit Goriot d’une voix faible, pourquoi votre union est-elle due au malheur ?

– Pour sauver la vie de Maxime, enfin pour sauver tout mon bonheur, reprit la comtesse encouragée par ces témoignages d’une tendresse chaude et palpitante, j’ai porté chez cet usurier que vous connaissez, un homme fabriqué par l’enfer, que rien ne peut attendrir, ce monsieur Gobseck, les diamants de famille auxquels tient tant monsieur de Restaud, les siens, les miens, tout, je les ai vendus. Vendus ! comprenez-vous ? il a été sauvé ! Mais, moi, je suis morte. Restaud a tout su.

– Par qui ? comment ? Que je le tue ! cria le père Goriot.

– Hier, il m’a fait appeler dans sa chambre. J’y suis allée… « Anastasie, m’a-t-il dit d’une voix… (oh ! sa voix a suffi, j’ai tout deviné), où sont vos diamants ? » Chez moi. « Non, m’a-t-il dit en me regardant, ils sont là, sur ma commode. » Et il m’a montré l’écrin qu’il avait couvert de son mouchoir. « Vous savez d’où ils viennent ? » m’a-t-il dit. Je suis tombée à ses genoux… j’ai pleuré, je lui ai demandé de quelle mort il voulait me voir mourir.

– Tu as dit cela ! s’écria le père Goriot. Par le sacré nom de Dieu, celui qui vous fera mal à l’une ou à l’autre, tant que je serai vivant, peut être sûr que je le brûlerai à petit feu ! Oui, je le déchiquèterai comme…

Le père Goriot se tut, les mots expiraient dans sa gorge.

– Enfin, ma chère, il m’a demandé quelque chose de plus difficile à faire que de mourir. Le ciel préserve toute femme d’entendre ce que j’ai entendu !

– J’assassinerai cet homme, dit le père Goriot tranquillement. Mais il n’a qu’une vie, et il m’en doit deux. Enfin, quoi ? reprit-il en regardant Anastasie.

– Eh bien, dit la comtesse en continuant, après une pause il m’a regardée : « Anastasie, m’a-t-il dit, j’ensevelis tout dans le silence, nous resterons ensemble, nous avons des enfants. Je ne tuerai pas monsieur de Trailles, je pourrais le manquer, et pour m’en défaire autrement je pourrais me heurter contre la justice humaine. Le tuer dans vos bras, ce serait déshonorer lesenfants. Mais pour ne voir périr ni vos enfants, ni leur père, ni moi, je vous impose deux conditions. Répondez : Ai-je un enfant à moi ? » J’ai dit oui. « Lequel ? » a-t-il demandé. Ernest, notre aîné. « Bien, a-t-il dit. Maintenant, jurez-moi de m’obéir désormais sur un seul point. » J’ai juré. « Vous signerez la vente de vos biens quand je vous le demanderai. »

– Ne signe pas, cria le père Goriot. Ne signe jamais cela. Ah ! ah ! monsieur de Restaud, vous ne savez pas ce que c’est que de rendre une femme heureuse, elle va chercher le bonheur là où il est, et vous la punissez de votre niaise impuissance ?… Je suis là, moi, halte là ! il me trouvera dans sa route. Nasie, sois en repos. Ah, il tient à son héritier ! bon, bon. Je lui empoignerai son fils, qui, sacre tonnerre, est mon petit-fils. Je puis bien le voir, ce marmot ? Je le mets dans mon village, j’en aurai soin, sois bien tranquille. Je le ferai capituler, ce monstre-là, en lui disant : À nous deux ! Si tu veux avoir ton fils, rends à ma fille son bien, et laisse-la se conduire à sa guise.

– Mon père !

– Oui, ton père ! Ah ! je suis un vrai père. Que ce drôle de grand seigneur ne maltraite pas mes filles. Tonnerre ! je ne sais pas ce que j’ai dans les veines. J’y ai le sang d’un tigre, je voudrais dévorer ces deux hommes. Ô mes enfants ! voilà donc votre vie ? Mais c’est ma mort. Que deviendrez-vous donc quand je ne serai plus là ? Les pères devraient vivre autant que leurs enfants. Mon Dieu, comme ton monde est mal arrangé ! Et tu as un fils cependant, à ce qu’on nous dit. Tu devrais nous empêcher de souffrir dans nos enfants. Mes chers anges, quoi ! ce n’est qu’à vos douleurs que je dois votre présence. Vous ne me faites connaître que vos larmes. Eh ! bien, oui, vous m’aimez, je le vois. Venez, venez vous plaindre ici ! mon cœur est grand, il peut tout recevoir. Oui, vous aurez beau le percer, les lambeaux feront encore des cœurs de père. Je voudrais prendre vos peines, souffrir pour vous. Ah ! quand vous étiez petites, vous étiez bien heureuses…

– Nous n’avons eu que ce temps-là de bon, dit Delphine. Où sont les moments où nous dégringolions du haut des sacs dans le grand grenier.

– Mon père ! ce n’est pas tout, dit Anastasie à l’oreille de Goriot qui fit un bond. Les diamants n’ont pas été vendus cent mille francs. Maxime est poursuivi. Nous n’avons plus que douze mille francs à payer. Il m’a promis d’être sage, de ne plus jouer. Il ne me reste plus au monde que son amour, et je l’ai payé trop cher pour ne pas mourir s’il m’échappait. Je lui ai sacrifié fortune, honneur, repos, enfants. Oh ! faites qu’au moins Maxime soit libre, honoré, qu’il puisse demeurer dans le monde où il saura se faire une position. Maintenant il ne me doit pas que le bonheur, nous avons des enfants qui seraient sans fortune. Tout sera perdu s’il est mis à Sainte-Pélagie.

– Je ne les ai pas, Nasie. Plus, plus rien, plus rien ! C’est la fin du monde. Oh ! le monde va crouler, c’est sûr. Allez-vous-en, sauvez-vous avant ! Ah ! j’ai encore mes boucles d’argent, six couverts, les premiers que j’aie eus dans ma vie. Enfin, je n’ai plus que douze cents francs de rente viagère…

– Qu’avez-vous donc fait de vos rentes perpétuelles ?

– Je les ai vendues en me réservant ce petit bout de revenu pour mes besoins. Il me fallait douze mille francs pour arranger un appartement à Fifine.

– Chez toi, Delphine ? dit madame de Restaud à sa sœur.

– Oh ! qu’est-ce que cela fait ! reprit le père Goriot, les douze mille francs sont employés.

– Je devine, dit la comtesse. Pour monsieur de Rastignac. Ah ! ma pauvre Delphine, arrête-toi. Vois où j’en suis.

– Ma chère, monsieur de Rastignac est un jeune homme incapable de ruiner sa maîtresse.

– Merci, Delphine. Dans la crise où je me trouve, j’attendais mieux de toi ; mais tu ne m’as jamais aimée.

– Si, elle t’aime, Nasie, cria le père Goriot, elle me le disait tout à l’heure. Nous parlions de toi, elle me soutenait que tu étais belle et qu’elle n’était que jolie, elle !

– Elle ! répéta la comtesse, elle est d’un beau froid.

– Quand cela serait, dit Delphine en rougissant, comment t’es-tu comportée envers moi ? Tu m’as reniée, tu m’as fait fermer les portes de toutes les maisons où je souhaitais aller, enfin tu n’as jamais manqué la moindre occasion de me causer de la peine. Et moi, suis-je venue, comme toi, soutirer à ce pauvre père, mille francs à mille francs, sa fortune, et le réduire dans l’état où il est ? Voilà ton ouvrage ; ma sœur. Moi, j’ai vu mon père tant que j’ai pu, je ne l’ai pas mis à la porte, et ne suis pas venue lui lécher les mains quand j’avais besoin de lui. Je ne savais seulement pas qu’il eût employé ces douze mille francs pour moi. J’ai de l’ordre, moi ! tu le sais. D’ailleurs, quand papa m’a fait des cadeaux, je ne les ai jamais quêtés.

– Tu étais plus heureuse que moi : monsieur de Marsay était riche, tu en sais quelque chose. Tu as toujours été vilaine comme l’or. Adieu, je n’ai ni sœur, ni…

– Tais-toi, Nasie ! cria le père Goriot.

– Il n’y a qu’une sœur comme toi qui puisse répéter ce que le monde ne croit plus, tu es un monstre, lui dit Delphine.

– Mes enfants, mes enfants, taisez-vous, ou je me tue devant vous.

– Va, Nasie, je te pardonne, dit madame de Nucingen en continuant, tu es malheureuse. Mais je suis meilleure que tu ne l’es. Me dire cela au moment où je me sentais capable de tout pour te secourir, même d’entrer dans la chambre de mon mari, ce que je ne ferais ni pour moi ni pour… Ceci est digne de tout ce que tu as commis de mal contre moi depuis neuf ans.

– Mes enfants, mes enfants, embrassez-vous ! dit le père. Vous êtes deux anges.

– Non, laissez-moi, cria la comtesse que Goriot avait prise par le bras et qui secoua l’embrassement de son père. Elle a moins de pitié pour moi que n’en aurait mon mari. Ne dirait-on pas qu’elle est l’image de toutes les vertus !

– J’aime encore mieux passer pour devoir de l’argent à monsieur de Marsay que d’avouer que monsieur de Trailles me coûte plus de deux cent mille francs, répondit madame de Nucingen.

– Delphine ! cria la comtesse en faisant un pas vers elle.

– Je te dis la vérité quand tu me calomnies, répliqua froidement la baronne.

– Delphine ! tu es une…

Le père Goriot s’élança, retint la comtesse et l’empêcha de parler en lui couvrant la bouche avec sa main.

– Mon Dieu ! mon père, à quoi donc avez-vous touché ce matin ? lui dit Anastasie.

– Eh ! bien, oui, j’ai tort, dit le pauvre père en s’essuyant les mains à son pantalon. Mais je ne savais pas que vous viendriez, je déménage.

Il était heureux de s’être attiré un reproche qui détournait sur lui la colère de sa fille.

– Ah ! reprit-il en s’asseyant, vous m’avez fendu le cœur. Je me meurs, mes enfants ! Le crâne me cuit intérieurement comme s’il avait du feu. Soyez donc gentilles, aimez vous bien ! Vous me feriez mourir. Delphine, Nasie, allons, vous aviez raison, vous aviez tort toutes les deux. Voyons, Dedel, reprit-il en tournant sur la baronne des yeux pleins de larmes, il lui faut douze mille francs, cherchons-les. Ne vous regardez pas comme ça. Il se mit à genoux devant Delphine. – Demande lui pardon pour me faire plaisir, lui dit-il à l’oreille, elle est la plus malheureuse, voyons ?

– Ma pauvre Nasie, dit Delphine épouvantée de la sauvage et folle expression que la douleur imprimait sur le visage de son père, j’ai eu tort, embrasse-moi…

– Ah ! vous me mettez du baume sur le cœur, cria le père Goriot. Mais où trouver douze mille francs ? Si je me proposais comme remplaçant ?

– Ah ! mon père ! dirent les deux filles en l’entourant, non, non.

– Dieu vous récompensera de cette pensée, notre vie n’y suffirait point ! n’est-ce pas, Nasie ? reprit Delphine.

– Et puis, pauvre père, ce serait une goutte d’eau, fit observer la comtesse.

– Mais on ne peut donc rien faire de son sang ? cria le vieillard désespéré. Je me voue à celui qui te sauvera, Nasie ! je tuerai un homme pour lui. Je ferai comme Vautrin, j’irai au bagne ! je… Il s’arrêta comme s’il eût été foudroyé. Plus rien ! dit-il en s’arrachant les cheveux. Si je savais où aller pour voler, mais il est encore difficile de trouver un vol à faire. Et puis il faudrait du monde et du temps pour prendre la Banque. Allons, je dois mourir, je n’ai plus qu’à mourir. Oui, je ne suis plus bon à rien, je ne suis plus père ! non. Elle me demande, elle a besoin ! et moi, misérable, je n’ai rien. Ah ! tu t’es fait des rentes viagères, vieux scélérat, et tu avais des filles ! Mais tu ne les aimes donc pas ? Crève, crève comme un chien que tu es ! Oui, je suis au-dessous d’un chien, un chien ne se conduirait pas ainsi ! Oh ! ma tête ! elle bout !

– Mais, papa, crièrent les deux jeunes femmes qui l’entouraient pour l’empêcher de se frapper la tête contre les murs, soyez donc raisonnable.

Il sanglotait. Eugène, épouvanté, prit la lettre de change souscrite à Vautrin, et dont le timbre comportait une plus forte somme, il en corrigea le chiffre, en fit une lettre de change régulière de douze mille francs à l’ordre de Goriot et entra.

– Voici tout votre argent, madame, dit-il en présentant le papier. Je dormais, votre conversation m’a réveillé, j’ai pu savoir ainsi ce que je devais à monsieur Goriot.. En voici le titre que vous pouvez négocier, je l’acquitterai fidèlement.

La comtesse, immobile, tenait le papier.

– Delphine, dit-elle pâle et tremblante de colère, de fureur, de rage, je te pardonnais tout, Dieu m’en est témoin, mais ceci ! Comment, monsieur était là, tu le savais ! tu as eu la petitesse de te venger en me laissant lui livrer mes secrets, ma vie, celle de mes enfants, ma honte, mon honneur ! Va, tu ne m’es plus de rien, je te hais, je te ferai tout le mal possible, je… La colère lui coupa la parole, et son gosier se sécha.

– Mais, c’est mon fils, notre enfant, ton frère, ton sauveur, criait le père Goriot. Embrasse-le donc, Nasie ! Tiens, moi je l’embrasse, reprit-il en serrant Eugène avec une sorte de fureur. Oh ! mon enfant ! je serai plus qu’un père pour toi, je veux être une famille. Je voudrais être Dieu, je te jetterais l’univers aux pieds. Mais, baise-le donc, Nasie ? ce n’est pas un homme, mais un ange, un véritable ange.

– Laissez-la, mon père, elle est folle en ce moment, dit Delphine.

– Folle ! folle ! Et toi, qu’es-tu ? demanda madame de Restaud.

– Mes enfants, je meurs si vous continuez, cria le vieillard en tombant sur son lit comme frappé par une balle. – Elles me tuent ! se dit-il.

La comtesse regarda Eugène, qui restait immobile, abasourdi par la violence de cette scène : – Monsieur, lui dit-elle en l’interrogeant du geste, de la voix et du regard, sans faire attention à son père dont le gilet fut rapidement défait par Delphine.

– Madame, je payerai et je me tairai, répondit-il sans attendre la question.

– Tu as tué notre père, Nasie ! dit Delphine en montrant le vieillard évanoui à sa sœur, qui se sauva.

– Je lui pardonne bien, dit le bonhomme en ouvrant les yeux, sa situation est épouvantable et tournerait une meilleure tête. Console Nasie, sois douce pour elle, promets-le à ton pauvre père, qui se meurt, demanda-t-il à Delphine en lui pressant la main.

– Mais qu’avez-vous ? dit-elle tout effrayée.

– Rien, rien, répondit le père, ça se passera. J’ai quelque chose qui me presse le front, une migraine. Pauvre Nasie, quel avenir !

En ce moment la comtesse rentra, se jeta aux genoux de son père : – Pardon ! cria-t-elle.

– Allons, dit le père Goriot, tu me fais encore plus de mal maintenant.

– Monsieur, dit la comtesse à Rastignac, les yeux baignés de larmes, la douleur m’a rendue injuste. Vous serez un frère pour moi ? reprit-elle en lui tendant la main.

– Nasie, lui dit Delphine en la serrant, ma petite Nasie, oublions tout.

– Non, dit-elle, je m’en souviendrai, moi !

– Les anges, s’écria le père Goriot, vous m’enlevez le rideau que j’avais sur les yeux, votre voix me ranime. Embrassez-vous donc encore. Eh ! bien, Nasie, cette lettre de change te sauvera-t-elle ?

– Je l’espère. Dites donc, papa, voulez-vous y mettre votre signature ?

– Tiens, suis-je bête, moi, d’oublier ça ! Mais je me suis trouvé mal, Nasie, ne m’en veux pas. Envoie-moi dire que tu es hors de peine. Non, j’irai. Mais non, je n’irai pas, je ne puis plus voir ton mari, je le tuerais net. Quant à dénaturer tes biens, je serai là. Va vite, mon enfant, et fais que Maxime devienne sage.

Eugène était stupéfait.

– Cette pauvre Anastasie a toujours été violente, dit madame de Nucingen, mais elle a bon cœur.

– Elle est revenue pour l’endos, dit Eugène à l’oreille de Delphine.

– Vous croyez ?

– Je voudrais ne pas le croire. Méfiez-vous d’elle, répondit-il en levant les yeux comme pour confier à Dieu des pensées qu’il n’osait exprimer.

– Oui, elle a toujours été un peu comédienne, et mon pauvre père se laisse prendre à ses mines.

– Comment allez-vous, mon bon père Goriot ? demanda Rastignac au vieillard.

– J’ai envie de dormir, répondit-il.

Eugène aida Goriot à se coucher. Puis, quand le bonhomme se fut endormi en tenant la main de Delphine, sa fille se retira.

– Ce soir aux Italiens, dit-elle à Eugène, et tu me diras comment il va. Demain, vous déménagerez, monsieur. Voyons votre chambre. Oh ! quelle horreur ! dit-elle en y entrant. Mais vous étiez plus mal que n’est mon père. Eugène, tu t’es bien conduit. Je vous aimerais davantage si c’était possible ; mais, mon enfant, si vous voulez faire fortune, il ne faut pas jeter comme ça des douze mille francs par les fenêtres. Le comte de Trailles est joueur. Ma sœur ne veut pas voir ça. Il aurait été chercher ses douze mille francs là où il sait perdre ou gagner des monts d’or.


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